’LE GEINDRE.’
O mélancolique inventeur des yeux noirs qui brûlent sans flammes et des lèvres tout à la fois irritantes et froides, peintre des Cydalises désarmées qui reflètent leur traîne de moire rose dans le bleu des lacs, Watteau! j’ai, par l’une de ces dernières et froides nuits, songé à ton Gille goguenard dont le blanc visage s’allume de prunelles inquiètes et se troue d’une bouche arrondie comme un O rouge dans l’ovale laiteux des chairs.
Flânant sur le boulevard des anciennes banlieues, alors que dans un bain de lune les grilles des tripiers jettent sur la boue des rues les raies cassées de leurs ombres, j’entrevis un fantoche démesurément long, qui filait le long des boutiques, un litre dans une main, une pipe dans l’autre.
Je ne doutai point que cet étrange personnage ne fût ce folâtre et rusé compère, grand brasseur de filles et dépuceleur de bouteilles, l’éternel rival d’Arlequin: Pierrot; il rasait les murs, preste, et le regard sournois; soudain, il fit halte devant une maison, poussa une petite porte, tomba dans un trou noir, comme un lys plongé jusqu’à la tige dans un baquet d’encre, puis il reparut dans une cave qui s’alluma, au ras du trottoir.
Je vis alors, au travers des grillages qui faisaient ventre et dont mainte maille détraquée tordait ses fils en révolte, un carreau poudré de blanc, une rangée de sacs, une hache, une pelle, un pétrin sur lequel s’agitaient, hurlants et blêmes, sans chemises et sans vestes, deux hommes se ruant sur un monceau de pâte qui claquait sourdement, alors qu’elle retombait sur le bois de l’auge.
Ils grondaient, geignaient, criaient des mots inarticulés, poussaient des gémissements à fendre l’âme, battaient à grands coups la purée flasque. Han! han! han! clac! paf! h ... an! et comme une couleuvre dont les anneaux roulent le mastic se tordait sous leurs poings! Les corps ruisselaient, les boules des biceps dansaient dans les bras, de grosses gouttes de sueur perlaient au front et buvaient la farine amassée aux tempes; ils tapaient dans le tas comme des furieux, puis après un dernier cri qu’ils s’arrachèrent des entrailles, les bras cessèrent leurs moulinets; les hommes se frottèrent les doigts au-dessus du pétrin et, saisissant les litres, ils burent à outrance, la tête renversée, la pomme d’Adam sautant, affolée, dans la peau du cou.
D’un mouvement brusque, ils se jetèrent en avant, retirèrent le goulot de leurs lèvres, et de chaque côté de la bouche des rigoles coulèrent, s’épaisissant à mesure qu’elles s’empoicraient dans les tournants poudreux du menton.
Ah! je le reconnaissais, ton type de larron et d’ivrogne, ô Watteau! je le retrouvais enfin, ce sacripant et ce goinfre, mais ce ne fut vraiment lui que pendant quelques secondes. Le glouglou harmonieux des gorges prit fin, les bouteilles étaient vides, les hommes reprirent leur besogne acharnée, l’un d’eux modela la pâte et l’autre l’enfourna dans un vaisseau de brique dont la gueule, grande ouverte, rougeoyait comme un incendie, avec son bûcher de bouleaux en flammes!
O pierrots harassés, geindres! vous, qui, à l’heure où les noirs fifis s’apprêtent à pomper dans les fosses, vous qui, à cet instant solennel où les uns crochètent les portes des autres, et où les autres achètent à beaux deniers la maîtresse des uns, suez, rognonnez et soufflez; commencez votre chant de guerre et vos danses de cannibales autour du pétrin qui crie; bâfrez, hurlez comme des loups et buvez comme des sables, vous partagez avec le Dieu des pauvres l’élan des oraisons. Donnez-nous notre pain quotidien, ô blancs lutteurs, tout blé et pas d’avoine, hein? — Ainsi soit-il.
J.-K. Huysmans.