foule cover

Les Foules de Lourdes (1906)

blue  Chapitres I et II.
blue  Chapitres III et IV.
blue  Chapitres V et VI.
blue  Chapitres VII et VIII.
blue  Chapitres IX et X.
blue  Chapitre XI et XII.
blue  Chapitre XIII, XIV et XV.


« Et secutae sunt eum turbae multae et curavit eos, ibi. »
SAINT MATTHIEU, XIX, 2.

back

XIII

LOURDES est, pour une après-midi, quasi Vide ; les grands pèlerinages de la province sont partis ; il ne reste plus que les hollandais, que les anglais, que quelques flamands et ce qu’on appelle, ici, les pèlerinages à paniers, c’est-à-dire des troupes de paysannes venues, en partie de plaisir, des environs.

Tous ces gens réunis forment à peine un groupe de quelques milliers de personnes ; c’est pour Lourdes le désert et le calme, mais, demain, tout reprendra ; le Journal de la Grotte annonce des arrivées fantastiques de trains issus de tous les points du territoire ; la trêve sera courte.

J’en profite pour aller à la Grotte, afin, d’assister, ce matin, à la messe des malades. De loin, derrière les barreaux de la grille fermée, j’ai la vision, au fond de la cavité, d’une forme humaine évoluant, tout en or, sur un fond de feu.

La messe est commencée. Je m’installe, sous les arbres, sur un coin de banc ; devant moi, sont toutes les voiturettes des malades. Les nuits sont interminables pour ceux qui souffrent et les ténèbres accélèrent l’acuité des maux. Avec quelle impatience ils ont dû attendre, dans le dortoir traversé par les pas des infirmières et assourdi par les gémissements, le lever de l’aube ! est-ce aujourd’hui qu’ils guériront ? ils comptent les jours qui s’épuisent de leur passage à Lourdes. Encore deux, encore trois et il faudra, si l’on n’est pas guéri, monter l’autre pente du Calvaire, supporter, de nouveau, le mouvement de trémie si douloureux des trains. L’angoisse s’accroit à mesure que les journées s’écoulent — tous ces pauvres gens sont là, égrenant, absorbés, leur rosaire, dardant tout à coup les regards implorants d’une bête qui se sent mourir, vers la Vierge, impassible, debout, dans l’ogive du roc.

Tous ces lamentables infirmes, qui ne peuvent remuer dans leurs voitures, ferment les yeux par respect, quand sonne l’élévation, et ceux qui peuvent bouger leurs, mains les joignent.

Et c’est une déchirante expression de souffrance et de ferveur alors que le moment de la communion est proche. Ah ! l’éloquence effrénée de ces traits lorsque le prêtre sort de la grotte, tenant le ciboire et qu’il vient communier, un à un, tous ces alités !

Et il n’y a plus d’yeux, dans ce champ de faces pâles, rien que des voiles blancs de paupières, lorsque le célébrant, rentré dans la grotte, communie à travers les grilles, munies d’une nappe, les malades en état de marcher et les fidèles bien portants.

Assurément, la condescendance de ce Dieu qui va au-devant de ses ouailles dont les corps agonisent est émouvante, mais, Seigneur, je voudrais plus ! — « Vous avez dit : venez à moi, vous tous qui êtes accablés, et je vous soulagerai. » — Ils sont venus, ils sont là ; tenez votre promesse, allégez-les !

Et puis, songez que si nous essayons de scruter l’incompréhensible mystère de votre sang, nous pouvons presque oser vous rappeler, à Vous qui avez sauvé le monde, qu’à un certain moment, nous vous avons, nous aussi, sauvé !

Nous tâtonnons, éperdus, dans l’ombre, discernant à peine, dans de brèves lueurs, les insondables énigmes du sang ; nous voyons que l’homme vous a, dès sa naissance, gravement offensé, dans l’Éden et que pour effacer cette offense, il a fallu qu’il en commît une plus grande encore ; pour compenser le crime de la désobéissance, il a dû se faire déicide, ne point reculer devant un meurtre sans pareil, verser le sang de son Dieu, afin de permettre à Celui-ci de le racheter.

Et ce sang que nous vous avons aidé à nous donner, pour le salut de notre âme, nous l’avons, nous les premiers, donné pour le salut de votre corps, car enfin les Innocents ont été égorgés à votre place par Hérode !

Il y a eu substitution d’enfants ; tous les nouveaunés de Bethléem ont payé pour le Nouveau-Né, réfugié en Égypte ; des milliers d’innocents, quatorze mille d’après le Canon de la messe des Abyssins et le Calendrier des Grecs, ont été sacrifiés pour un seul.

C’est une dette cela — une dette contractée par l’Enfant Jésus et que nous pouvons réclamer à l’Homme-Dieu, ici, où, plus que partout ailleurs, le sang déborde des lésions internes et des plaies ! — Mais peut— être siérait-il que ce fussent des enfants qui prient, à la grotte, pour les malades, qui clament les invocations dans les piscines, qui se constituent les créanciers du sang, à Lourdes !

Et je rêve à ces processions désespérées où Dieu résiste et reste sourd, où l’assaut de nos suppliques échoue. Il faudrait lancer, comme à la fin d’une bataille perdue, la vieille garde et notre vieille garde à nous, elle serait composée de l’irrésistible phalange de prières des enfants !

En tout cas, mon Seigneur, à l’heure présente où la messe est terminée, où ces malheureux qui ont fini leur action de grâces vont être reconduits à l’hôpital, souvenez-vous que lorsque des scélérats vous bafouaient sur la montée du Calvaire, un homme s’est trouvé qui eut pitié de vous, qui vous aida à porter votre croix. Soyez, à votre tour, le Cyrénéen des grabataires, aidez ces excédés de la vie à porter la leur !

Je ne sais si Dieu a au moins amélioré, ce matin, l’état de ces malades, mais il ne les a pas, sûrement, guéris, après leur communion, car je les revois encore dans leurs voiturettes, lorsque je retourne, cette aprèsmidi, à la grotte.

Ils sont encore là, mais d’autres petites voitures que je n’ai pas remarquées à la messe sont installées, elles aussi, devant la Vierge.

Deux contiennent des bambins, deux garçons, paralysés de la ceinture aux pieds, veillés par leur mère, une dame de lÉquateur ; et, de temps en temps, elle se lève du pliant sur lequel elle est assise, empoigne les deux petits et les jette sur son dos ; l’on dirait de deux pauvres singes qui grimacent et dont la tête vivante ballotte, d’un côté sur l’épaule et les jambes mortes, de l’autre côté, sur le giron de la mère. Elle les emmène ainsi à la grotte, leur fait baiser sur le roc la place grasse des bouches, puis elle les redépose dans leurs voitures où ils rient et jouent. Ils sont débarqués depuis quelques jours et cette dame ne veut repartir que lorsqu’ils seront guéris. Le seront-ils ?

Je ne puis m’empêcher de songer, à propos d’elle. J’imagine que, dans son pays, tout le monde la blâma lorsqu’on la vit entreprendre un aussi coûteux et un aussi long voyage ; si elle revient, après tant de fatigues et de dépenses, bredouille, ce sera vraiment affreux, car tous les gens de soi-disant bon sens triompheront de sa déconvenue et se moqueront d’elle.

Et puis la douleur d’avoir tant espéré, pour ne rien obtenir — le regret même de s’en aller, en se disant que peut-être si on était resté plus longtemps, la Vierge aurait fini par s’émouvoir ! il y a de quoi devenir folle ! — Mais non, en admettant même que Notre-Dame n 1 exauce pas ses prières, Elle lui accordera ainsi qu’aux autres, plus qu’aux autres, en échange de tant de foi, la patience et le courage, lui revaudra son échec par d’autres grâces !

C’est égal, je voudrais bien que le Ciel prît en pitié les angoisses de cette malheureuse !

A cette heure, la grotte désencombrée est douce ; le feutier fait son petit ménage des cires ; il va, vient, plante ses minuscules bosquets de feu, en arrache d’autres dont les dernières feuilles de fumée s’envolent ; et sa toque, sa figure, son tablier sont comme poudrés de givre. Des oiseaux pépient dans le lierre, courbent sous leur léger poids les branches de l’églantier qui pendent sous les pieds de la Vierge. Les béquilles desséchées dansent et s’entre-cognent sur leur fil de fer ; quelques paysannes, après avoir embrassé ce roc poli par les baisers et qui a la couleur presque huilée d’une olive noire, embrochent elles-mêmes, sur les ifs, leurs modiques cierges ou déposent un bouquet dans un coin de la grotte ; au dehors, tout le monde récite le chapelet et respectueusement l’on s’écarte devant la personne de Mgr Schoepfer qui profite, lui aussi, de cette accalmie pour venir prier en paix. Il s’approche des voiturettes, cause avec les malades, bénit les gamins de l’Équateur et, refusant un prie-Dieu qu’une dame lui offre, il s’agenouille par terre et dit, de même que les autres, son chapelet, puis il se dégage des dévotes qui le cernent pour lui baiser l’anneau et retourne dans l’assez triste résidence qu’il habite derrière la basilique.

Oui, certainement, la Vierge de Lourdes est exorable et avenante et l’on éprouve un allègement et une joie à l’implorer, mais je pense que je suis tout de même, en ce lieu, une sorte d’étranger et d’intrus pour Elle ; il me semble que je viens chez quelqu’un d’occupé et que je dérange ; je me rappelle l’ombre délicieuse de la crypte de la cathédrale de Chartres, au petit jour, cette cave silencieuse où j’étais si bien auprès d’Elle.

A Lourdes, je suis dans une réception publique, dans une cérémonie officielle où les invités défilent par fournées devant la Reine et s’inclinent ; à Chartres, l’on est seul avec Elle dans une chambre close et, ici, ce sont de banales audiences, en plein vent.

A Paris même, à Notre-Dame des Victoires, à Saint-Séverin, chez la Vierge noire des Dames de Saint-Thomas de Villeneuve, l’on est plus chez soi et l’on est plus chez Elle ; il y a au moins un peu d’obscurité et du silence ; évidemment, ces sensations d’intimité plus ou moins vives dépendent des tempéraments et des genres de piété qui en dérivent, mais il faut dire, qu’ayant prévu ces différences, la Madone se met, avec la diversité de ses effigies et de ses demeures, à la portée de tous ; elle accueille les solitaires à tel endroit et les foules à tels autres ; chacun peut, en somme, la trouver, selon ses besoins et selon ses goûts.

Très certainement, cette Vierge glorieuse, toute moderne, qui s’est définie elle-même, par une abstraction, n’est pas Celle que je préfère. J’espère bien qu’Elle me le pardonne, car Elle sait que je l’aime autre part et sous d’autres formes ; et encore est-ce façon de parler, car comment échapper à l’emprise de Celle dont la dilection ne s’est jamais affirmée aussi véhémente qu’en cette ville, pour les membres souffrants de son Fils ?

Et je me remémore ces coïncidences qui existent entre certaines des Apparitions à Bernadette et certaines fêtes, et certains offices et je songe que ces rapprochements qu’Elle voulut attestent, une fois de plus, l’importance, dans le plan divin, de cette Liturgie si dédaignée et qui est pourtant la moelle de l’Église même.

Ainsi, la première fois où Elle se manifesta, en un halo de lumière, dans la grotte, c’était le jeudi 11 février 1858. Or, ce jour-là, l’on célébrait dans le diocèse de Tarbes la fête de la patronne des bergères. Lourdes avait dit, par conséquent, le matin, la messe et récité l’office de sainte Geneviève, également patronne de Paris, de ce Paris d’où Notre-Dame était venue pour se fixer à Lourdes.

Le choix de cette festivité à partir de laquelle la Vierge conversa pendant dix-huit jours, à divers intervalles, avec la fille de Soubirous, n’est-il pas significatif ? outre qu’il implique un souvenir affectueux pour la capitale et pour son sanctuaire de Notre-Dame des Victoires, il confirme encore la prédilection du Christ et de sa Mère pour les êtres restés les plus près de la terre, pour les gens de la campagne qui ont conservé, loin des centres civilisés, la profession biblique des patriarches, pour ces pâtres et ces bergerettes dont Bernadette faisait partie.

L’on peut même noter, à cette occasion, que les deux personnages du dix-neuvième siècle, les plus connus pour leur sainteté, le Bienheureux curé d’Ars, et Don Bosco, le fondateur des Salésiens, ont, eux aussi, gardé les troupeaux dans leur enfance.

A consulter l’Ordo de l’année 1858, du diocèse de Tarbes, l’on découvre encore d’autres coïncidences qui valent d’être signalées.

Par exemple : la première fois que la Vierge enjoignit de prier pour les pécheurs, c’était le dimanche de la Quadragésime et la messe de ce premier dimanche de Carême ne cesse, dans ses Collectes, de demander pardon à Dieu de nos péchés et nous invite, par la voix de l’Évangéliste, à expier, à force de macérations corporelles, l’abus toujours grandissant de nos fautes et à résister, comme le fit le Christ, dans le désert, aux assauts diaboliques et aux tentations sans cesse renouvelées de nos sens.

Le mercredi suivant où Elle s’écria, par trois fois

Pénitence ! et le vendredi de la même semaine où Elle prescrivit à Bernadette de baiser la terre, étaient le mercredi et le vendredi des Quatre-Temps, plus particulièrement voués à l’exercice de la pénitence. Ce sont, en effet, jours d’abstinence, de jeûne, d’humiliation et l’Église prend soin de le notifier, après les Postcommunions de ses messes, alors que le prêtre adresse cet avis aux fidèles : Courbez, humiliez vos têtes !

Toutes ces recommandations de Notre-Dame concordent donc avec le caractère de la férie du Propre ; Elle ne fait que répéter, en les soulignant, les avertissements de l’office du jour.

De plus, à la fin des messes célébrées le lendemain de ce jeudi, 25 février, où Elle désigna l’emplacement de la source dans la Grotte, on lut l’Évangile selon saint Jean, relatant l’histoire de ce paralytique qui attendait un baigneur, afin de pouvoir descendre et guérir dans la piscine probatique que remuait un ange.

C’était, en effet, l’Évangile du vendredi des QuatreTemps dont la férie était remplacée dans le diocèse de Tarbes par la fête adventice de la Lance et des Clous.

Ce rappel, à travers les âges, de cette source de Béthsaïde qui semble la préfigure de celle de Lourdes, n’était-il pas, comme une promesse de ces miracles que la Vierge préparait, mais dont elle n’avait soufflé mot à Bernadette ?

Et cependant je ne puis m’empêcher de songer à ce propos, que Jésus n’aida pas le jeune homme à se plonger dans la piscine, mais qu’il lui dit simplement : « Lève-toi, prends ton lit et va-t’en ! » préludant ainsi aux guérisons, sans le secours de l’eau, ainsi qu’Il en opère tant maintenant, ici !

Nous pouvons observer encore que, malgré toutes les instances de Bernadette, la Vierge ne lui révéla qu’elle était l’Immaculée Conception que le jour même où se célébrait, dans la chrétienté, la fête de l’Annonciation. Il n’est pas besoin d’insister sur le rapprochement qui se peut établir entre l’origine immaculée de la Mère et la Conception immaculée du Fils. Bien que ces deux panégyries catholiques ne se touchent pas dans le calendrier de l’Église, pour une fois, franchissant le mois qui les sépare, elles se sont, à la voix de Marie, juxtaposées dans la grotte de Lourdes.

Enfin la dernière apparition à Bernadette eut lieu, le vendredi 16 juillet, fête de Notre-Dame du Mont Carmel, vénérée jadis dans cette ville où un autel surmonté d’un vieux retable lui était dédié dans l’ancienne église.

Elle est partie, le jour d’une de ces festivités où la liturgie exprime, en son nom, les plus doux appels, les plus tendres assurances. Voyez l’Êpître de sa messe : « Venez à moi, vous tous qui me désirez avec ardeur et remplissez-vous des fruits que je porte... celui qui m’écoutera ne sera point confondu et ceux qui agissent par moi ne pécheront point ... Ceux qui me font con. naître auront la vie éternelle ... »

Je le voudrais bien, Sainte Vierge En attendant, les voituretttes s’en retournent à la queue-leu-leu, les pèlerins se dirigent vers la basilique où l’on prêche ; je suis quasi seul. Ce qu’elle devient plus intime cette grotte ! — le malheur est qu’elle soit si administrative avec sa source captée, disparue telle qu’une eau vulgaire dans des tuyaux et ses grilles de jardin public et ses plaques d’émail bleu, pareilles à celles de nos coins de rues, sur lesquelles sont inscrits, en reliefs blancs, « Entrée » d’un côté, et « Sortie » de l’autre.

Il faut vraiment faire un effort pour se la représenter, sauvage et désintéressée, comme elle l’était du temps de Bernadette, alors que la rivière baignait ses bords, qu’au lieu d’asphalte, la mousse et le gazon couvraient son sol égayé par les fleurettes d’un lilas rose et d’un jaune pâle, des cardamines et des dorines qui s’épanouissaient, plus nombreuses que les autres plantes, dans cette terre toujours humide et privée de soleil, remplie, les jours de crue du Cave, par des couches de limon.

Toutes les herbes, toutes les fleurs, sauf l’églantier placé sous les pieds de la Vierge, sont mortes dans cette cave jambonnée par la fumée des cires.

L’on ne peut nier que ces modifications d’aspect et que la disposition de ces étiquettes et de ses grilles n’aient été rendues nécessaires par l’afflux des foules. Il en est de même du paysage, des alentours, du Gave repoussé plus loin, de l’esplanade, mais alors, si nous envisageons la question à ce point de vue, il sied de dire tout de suite que Lourdes est, du haut en bas, à refaire.

En homme pratique, le Père Sempé avait admirablement organisé les parages de ce nouveau bourg ; mais il ne pouvait prévoir, à cette époque, l’extension formidable que prendraient les pèlerinages ; il avait distribué des jardins et des pelouses, planté des abris, mis des bancs sous les arbres, installé partout des apartés pour le corps ; nulle part, certainement, l’on n’avait mieux pourvu aux évolutions de la vie des multitudes, mais pas de multitudes devant s’élever au chiffre de quarante-cinq mille âmes ! A l’heure actuelle, pendant ces semaines d’immenses caravanes, tout se révèle insuffisant, les églises, les abris, les allégeantes guérites et les bancs ; l’espace surtout qui s’étend entre la Grotte et le Gave est trop étroit ; l’on pourrait aisément reculer le quai et gagner encore du terrain sur la rivière, mais à quoi bon ? qui sait l’avenir ? qui sait ce que Lourdes sera un jour ?

D’autre part, il convient de noter aussi que, telle qu’elle est organisée, la clinique médicale, dans ces moments-là, est débordée.

Lorsque le pèlerinage national arrive, il n’y a que demi-mal, car ses hospitalisés sont cotés et contrôlés à l’avance ; tous ont leurs pièces d’identité et les certificats des médecins qui les soignèrent sont prêts. De même pour les pèlerinages belges qui amènent avec eux des praticiens et dont tous les malades sont munis de certificats vérifiés et sur lesquels on peut, en toute confiance, tabler ; mais lorsqu’il s’agit de grands pèlerinages de province !

Le docteur Boissarie et le docteur Cox sont obligés de se contenter de pièces délivrées par on ne sait quels médicastres, souvent mal rédigées exprès, de peur de se compromettre, lorsque ces gens savent que les malades les réclament en vue d’un voyage à Lourdes ; il n’y a aucune sécurité ; l’on ne peut se fier ni à la science, ni à la bonne foi de ces Diafoirus de cantons ; et la clinique, dans des cas qui pourraient être intéressants, se tait. L’on a cherché à remédier à cette incertitude et à ce désordre, mais toutes les solutions proposées s’avèrent, si l’on y réfléchit, vaines.

Le plus sage consisterait à établir à l’hôpital un bureau de médecins vérifiant les certificats et l’état des malades quand ils débarquent, recourant, dans certains cas, aux instruments qui utilisent les rayons récemment découverts, dans des salles aménagées exprès. Oui, mais comment composer ce concile de médecins qui risqueraient d’ailleurs de n’être jamais d’accord et comment eux-mêmes pourraient-ils examiner à fond des fournées d’éclopés qui ne restent parfois qu’un jour ou deux à Lourdes ? — Il faudrait donc empêcher ces malheureux de se baigner, et peut-être de guérir, tant qu’ils n’auraient pas passé par leurs mains ; c’est impossible !

Zola, lui, déclarait qu’il était nécessaire de photographier les plaies ; mais la photographie ne donne pas la couleur et ne pénètre point dans la profondeur des tissus ; elle ne serait donc pas, par elle-même, une garantie.

Non, l’innovation qui me semblerait, à moi, la plus enviable, serait celle qui permettrait d’hospitaliser, pendant un temps plus ou moins long, les malades améliorés et en voie de guérison.

Tous s’en vont, en effet, au bout de quelques jours, avec les pèlerinages qui les ont conduits. Ils interrompent, si l’on peut dire, le traitement commencé de la Vierge. Et qui sait si de nouvelles immersions dans les piscines ou de nouvelles prières devant la grotte ne hâteraient pas le retour à la santé et ne préviendraient pas, au besoin, les rechutes ?

La clinique y gagnerait, de son côté, de pouvoir ne plus se contenter d’examens sommaires, mais de pouvoir suivre pas à pas et d’étudier de près le mode de ces guérisons.

Seulement, tout cela ne l’empêchera pas de constater, faute de preuves, moins de merveilles qu’il n’y en a en réalité, puisque, quoi qu’elle fasse, elle ignorera toujours une partie des cures opérées à Lourdes. Des alités qui ne sont pas venus avec des pèlerinages et qui sont descendus dans des hôtels ne se soucient pas, bien souvent, après une guérison, d’être interrogés et palpés, en publie, pour être après cela regardés dans la ville comme des bêtes curieuses et ils partent sans mettre les pieds au bureau médical. — Ce qui prouve, entre parenthèses, que toutes les statistiques que l’on a voulu établir des miracles obtenus à Lourdes sont illusoires et inexactes.

C’est donc une question de plus ou de moins, et dès lors, que le bureau médical soit organisé d’une façon plus ou moins scientifique, peu importe ! au fond, sa véritable, sa seule utilité est ne pas perdre de vue, dans la vie, un certain nombre de miraculés dont il connaît les antécédents, qu’il a examinés aussitôt après leur guérison, qu’il examine encore, tous les ans. Si aucune récidive ne se produit, il peut alors se prononcer à coup sûr. Sans lui, aucune certitude ne s’impose. Personne ne peut, en effet, se vanter d’avoir vu un miracle à Lourdes, puisque bien des cures extraordinaires ne résistent pas à l’épreuve du temps et qu’il n’y a pas de miracle, au vrai sens du mot, si le mal n’a fait que s’endormir pour se réveiller après.

Et puis, en supposant même que l’on découvre un procédé de vérification plus sûr que celui des certificats, à quoi cela servirait-il ? La Vierge ressusciterait, demain, un mort que le camp des libres penseurs crierait aussitôt, sur tous les toits, que cet homme était en léthargie, qu’il n’était pas trépassé ; il existera toujours, en effet, une sorte de procédure spirituelle qui permettra à des gens dont le parti est pris, de nier quand même, presque avec une certaine bonne foi, l’évidence.

Il y aura, ce soir, une petite procession ; peu nombreux, les patients tiendront tous dans la cuve du Rosaire. Je resterai simplement debout, derrière les voiturettes et les infirmes assis sur des bancs. Sauf le môme hollandais coiffé de son chapeau tyrolien vert et qui a toujours l’air d’une grenouille étendue sur le dos et les deux frères de l’Équateur dont la mère m’émeut, je n’ai plus de malades préférés dont je souhaite plus spécialement la guérison. Tous ceux qui sont rassemblés dans ce cercle sont des alités déjà vus à la grotte, des paralytiques et des tuberculeux, d’autres atteints d’affections invisibles que j’ignore.

Vers les quatre heures, je m’installe derrière deux fillettes du peuple, des flamandes pâles et bouffies qui sont assises, mais je hume, penché au-dessus d’elles, un fumet si fade, que je décampe. Les pauvres filles seront-elles libérées de ces maux cachés que cette affreuse odeur décèle ? — Je vais plus loin, à côté d’aveugles inodores qui prient.

Précédée, comme d’habitude, des suisses et des enfants de choeur, la processionnette arrive, en chantant des cantiques. Un évêque porte la monstrance, suivi par l’épiscope aux longs cheveux de la Palestine et par la troupe coutumière des prêtres en surplis et des brancardiers.

Et voici du nouveau ; aujourd’hui, les exorations se crient dans toutes les langues, en français d’abord, en anglais ensuite, puis en hollandais et en flamand.

Des prêtres de nationalités différentes, tous en soutane, sauf l’anglais en redingote, se succèdent, pour les vociférer au milieu du cirque.

L’effet est lamentable ; l’on entend à peine quelques voix qui les répètent ; les assistants se taisent, ne comprenant pas un mot à ce qui se profère. Ne serait-il pas plus simple dès lors de clamer les invocations dans la langue de l’Église, de parler latin ?

Et puis qu’est-ce que cela signifie ? les touristes d’outre-Manche sont à peine quelques-uns ; ils ont amené deux ou trois égrotants dans leurs bagages et il faut que l’on s’adresse à Dieu en anglais. — C’est vraiment sans proportion !

Cependant, le Saint-Sacrement commence à bénir les malades, mais, je ne sais, il me semble que j’assiste à la mesquine répétition d’un grand drame ; cette réduction quasi taciturne d’immenses processions où rugissaient les foules, suscite la pitié ; personne ne prie avec entrain et les grabataires déconcertés ne paraissent plus compter sur leur guérison. Aucun qui se torde devant l’ostensoir et qui le supplie. Tous baissent la tête, alors que les cris de Babel meurent sans écho sur lesplanade et dans les monts.

Je vois de loin les deux singes de lÉquateur qui rient et la mère qui dit ses patenôtres, le batracien hollandais qui gît, inanimé, sur sa civière ; aucun n’est même amélioré ; c’est le four terrestre et le fiasco divin !

Pour comble de malechance, le comique s’en mêle. Au moment où le Saint-Sacrement arrive de mon côté, l’un des laïques qui le précède, une ombrelle blanche à la main, adresse des gestes impérieux à un gamin en train de se démener, debout. Celui-ci continuant à gigoter, il se fâche, et l’on a toutes les peines du monde à lui faire comprendre que cet enfant est atteint de la danse de Saint-Guy et qu’il ne peut demeurer à genoux ; — et voilà que je constate maintenant que l’évêque d’Orient, à tête de Christ, convaincu sans doute que la bénédiction du Seigneur est insuffisante pour sauver les malades, y ajoute après la sienne !

La tournée se termine et tous se dispersent.

Restent, seuls, les hollandais qui doivent quitter Lourdes ce soir ; ils montent sur les marches du Rosaire et forment des groupes avec les malades en avant, et le petit gnome, couché sur sa civière, au milieu. — Hélas ! celui-là ne s’en va pas guéri ! — Le photographe rectifie les positions. Les jeunes hollandaises rient comme des folles ; les camériers aux ceintures violettes s’ingénient à les obliger de tenir en place. On entend le cri : « Ne bougez plus ! » — et, après, c’est ainsi qu’une débandade d’oiseaux ; toutes s’envolent. — Ce qu’elles vont en raconter à leurs amies lorsqu’elles seront retournées dans leurs maisons penchées sur les canaux qui les mirent, dans le fond si mélancolique de la placide Hollande !

Je me rends à la clinique ; quelques prêtres assis regardent gaiement un portugais qui saute à pieds joints, par-dessus les chaises, puis se courbe en arrière et touche presque, avec sa nuque renversée, le sol.

— Un vrai clown, dit le docteur Boissarie qui ne le quitte pas des yeux, et quand ce jeune homme est sorti, il m’apprend que celui-là était paralysé des bras et des jambes, qu’il était parti, dans un coupé de chemin de fer, de Lisbonne pour se rendre à Paris où il voulait consulter des médecins. Il fut poussé, il n’a jamais trop su comment, à bifurquer et à s’arrêter à Lourdes et là, après un bain dans la piscine, il a repris l’extraordinaire souplesse dont il vient de nous donner des preuves. Alors, au lieu de gagner Paris, il a voulu, pour remercier la Vierge, s’installer ici, afin d’y faire le métier de brancardier et de baigneur.

Quant à sa maladie, nous n’avons pas à nous en soucier, poursuit le docteur, nous ignorons ses antécédents et ses causes ; cette paralysie peut fort bien être une paralysie d’origine nerveuse...

— Mais, en tout cas, interrompt un prêtre occupé à classer des notes, les médecins qui l’ont soigné n’ont pu le guérir ; il serait présomptueux de croire que ceux de Paris auraient réussi là où leurs collègues du Portugal ont échoué. Pourquoi dès lors la Sainte Vierge n’opérerait-elle pas un miracle quand il s’agit d’une affection des nerfs plus incurable souvent que beaucoup d’autres ? l’éternel argument des névroses, invoqué par les libres penseurs, ne me semble donc pas définitif.

— L’on ne voit pas bien, en effet, répond un autre abbé, pourquoi une personne, parce qu’elle est nerveuse, serait privée des grâces accordées à celles qui ne le sont pas.

— Évidemment ; mais à quoi bon discuter ! s’écrie le docteur ; il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre. Si encore l’on avait toujours affaire à des adversaires de bonne foi, mais, tenez, écoutez cette histoire, elle vous renseignera sur la mentalité de certains incroyants.

Un jour, nous examinons une malade munie d’un certificat de médecin déclarant qu’elle est poitrinaire, — elle l’était, en effet ; — après un bain, elle est guérie, toutes les lésions ont disparu. Craignant néanmoins une méprise, nous télégraphions au médecin — mais sans lui annoncer la guérison — pour lui demander si cette malade qu’il soigne depuis longtemps est bien réellement une tuberculeuse et il nous répond par l’affirmative, confirme par dépêche la nature de la maladie.

Une fois rentrée chez elle, cette femme va revoir ce praticien qui s’étonne, l’ausculte, l’interroge, l’oblige à revenir trois fois, puis consent, sur ses instances à lui délivrer un certificat de guérison ; mais alors, comme il s’agit d’une cure miraculeuse de Lourdes, il atteste dans cette pièce que sa malade n’a jamais été atteinte que d’un simple rhume !

La chaleur est terrible dans ce petit bureau ; je sors accompagné par un ecclésiastique qui me dit :

— Le docteur Boissarie a raison, pourquoi discuter avec des gens qui, en face d’un miracle, chercheront quand même des causes naturelles, prononceront de grands mots qu’ils seraient sans doute bien en peine d’expliquer ainsi que Zola lorsqu’il parle de « troubles de la nutrition » à propos d’un lupus ? Le cas de Gabriel Gargam est typique à ce point de vue ; vous connaissez, je crois, ce miraculé, car je vous ai vu causer plusieurs fois avec lui...

— Oui, je l’ai connu aux piscines ; c’est un homme intelligent, humble et charmant.

— Bien. Je résume en quelques mots son histoire pour vous faire mieux toucher du doigt la folie des idées qu’elle suggère aux mécréants. Il était commis ambulant des postes. Le 17 décembre 1899, en plein hiver, son wagon est attelé en queue du rapide qui part, le soir, de Bordeaux pour Paris. Par suite d’une avarie de la machine, le train reste en panne près d’Angoulême et est rejoint par l’express qui arrivait avec une vitesse de quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. Le wagon-poste fut broyé et Gargam projeté à dix-huit mètres de la voie, dans la neige.

On l’y ramassa, le lendemain matin, et on le porta, mourant, à l’hôpital d’Angoulême ; il était couvert de plaies ; il avait une clavicule brisée ; il était paralysé de la ceinture aux pieds ; il ne pouvait rien avaler et bientôt même avec une sonde, qu’on lui introduisait plusieurs fois par jour dans l’estomac, l’alimentation devint presque impossible.

Une action en responsabilité fut engagée contre la Compagnie d’Orléans. Les médecins furent appelés à fournir des rapports et tous conclurent à l’incurabilité et à la mort, dans un délai plus ou moins bref, du malheureux. Sur le vu de ces rapports, la Compagnie, qui avait d’abord offert de payer une rente de trois mille francs, fut condamnée par jugement du tribunal civil d’Angoulême, à lui en payer une de six mille, plus encore une indemnité de soixante mille francs.

Vous remarquerez que si un malade a été examiné avec soin, c’est bien celui-là et que si les médecins de la Compagnie d’Orléans, qui auraient été heureux, dans l’intérêt même de leur cliente, de le juger guérissable, ont déclaré qu’il était perdu, c’est qu’il l’était réellement.

Le pronostic était, d’ailleurs, juste ; l’état de Gargam empira ; l’on s’aperçut, un jour, que ses pieds étaient noirs ; on crut qu’ils étaient sales, mais dès qu’on toucha la peau pour les nettoyer, elle éclata et le pus jaillit. C’était la gangrène, en plus.

Gargam. n’avait pas la foi, mais sa famille l’avait et priait ardemment pour lui ; la médecine s’avouant impuissante, même à le soulager, on résolut de l’emmener à Lourdes. Il se laissa faire pour ne pas désespérer sa mère, mais il ne crut pas du tout qu’il serait guéri. On le transféra sur un brancard spécial muni d’un matelas que l’on hissa dans le train. Un peu avant d’arriver en gare, à Lourdes, sa mère lui montra du doigt le grand Christ érigé sur la montagne du chemin de croix et lui demanda de lui envoyer un baiser ou tout au moins de le saluer.

Il refusa, en détournant la tête.

Amené sur son brancard aux piscines, on le fit glisser, tandis que tout le monde priait, attaché sur une planche, dans le bain. Il s’évanouit, puis rouvrit les yeux et se dressa debout. Cet homme, épuisé par vingt mois de maladie, réduit à l’état d’un squelette, marcha ; la gangrène avait disparu, les pieds étaient maintenant sains ; plus de paralysie et l’estomac, qui ne supportait même plus, ces derniers jours, le passage de la sonde, digéra facilement tous les mets ; l’on peut dire qu’en un bond Gargam ressuscita.

— Oui, et ce qui me frappe, c’est qu’il n’avait pas la foi, ou du moins s’il l’avait, c’était à l’état oublié, éteint depuis son enfance. De tous les entretiens que j’eus avec lui, il me semble résulter qu’il fut l’objet d’un double miracle ; il crut en même temps qu’il fut guéri ; les deux eurent lieu spontanément, à la même minute. Alors que devient la foi qui autosuggestionne d’avance le malade, la foi qui guérit de Charcot ?

— Je l’ignore ; mais contrairement au diagnostic du médecin en chef de l’hôpital d’Angoulême qui vit dans la paralysie de Gargam une maladie de la moelle, à marche progressive, les incrédules, aussitôt après le miracle, déclarèrent que cette paralysie ne pouvait être qu’une paralysie d’origine nerveuse.

— Et la gangrène, elle était, elle aussi, d’origine nerveuse ?

— Je ne pense pas, répondit, en riant, l’abbé ; mais, en admettant même qu’ils aient raison sur la nature de la maladie, il leur resterait à expliquer la guérison instantanée de la gangrène, les forces revenues, sans convalescence, après plus d’une année d’inanition, l’estomac rétabli, en une seconde.

— Eh bien ! mais ils répliqueront que ce sont là les effets du saisissement causé par l’eau froide, les bienfaits de réaction de l’hydrothérapie. Seulement, s’ils croient à la puissance de cette thérapeutique, pourquoi, diable, ne l’appliquent-ils pas, dans des cas pareils, à Paris ? L’on peut faire de l’hydrothérapie autre part qu’ici et même beaucoup mieux, car enfin, il n’est pas d’établissement de bains qui soit plus mal outillé que celui de Lourdes, puisqu’il ne possède, pour tout appareil, que des baignoires d’eau sale.

Et ils pourraient, pendant qu’ils y sont, pratiquer le système des piscines, où l’on baigne des femmes sans s’occuper de savoir si elles sont indisposées et si elles ont terminé leur digestion. Je serais bien curieux de connaître les résultats qu’obtiendraient, à la Salpétrière par exemple, ces essais de traitement sur les affections nerveuses des femmes qu’on y soigne !



XIV

JE commence à être un peu las. Lourdes, vide hier, s’est de nouveau rempli ; le boucan des Ave Maria recommence ; voici trois semaines que je vais, chaque jour, à l’hôpital et à la clinique, que je fais le vague métier d’un carabin. Maintenant, les cas exorbitants, les figures de cauchemars comme celle du paysan de Coutances, les têtes de larves comme celle de cette femme dont l’oeil était brandi, tel que celui d’une limace, au bout d’un tentacule, manquent. Sauf un vieillard dont le teint gris-perle me rappelle celui de certains ouvriers, employés dans les manufactures de tabac, tous les nouveaux arrivés de l’hôpital sont des malades sans luxe d’horreur particulière, sans étampe spéciale. J’en ai vu tant de ce genre que je ne flâne plus auprès des lits. A vivre ici, l’on finirait, ma parole, par se désintéresser complètement des affections courantes et ne plus s’exalter que devant des échappés de maladreries, devant des monstres. Le vertige des excès vous gagne ; je sens cela maintenant que ces déballages de bestiaires sont clos ; mais ce que j’éprouve surtout, à ce moment-ci, c’est le besoin de ne plus bouger, le besoin de ne plus humer cette senteur de poussière, de vanille et de pus qui est l’odeur sigillaire de Lourdes.

Le spectacle que je vois de ma fenêtre, la nouvelle ville couchée dans le fond de cuvette de ses monts ne m’enthousiasme guère. Est-ce parce que je suis issu par la ligne paternelle de pays maritime et de sol plat, mais je constate que j’ai de moins en moins le sens de la montagne ; elle me produit l’effet d’un océan figé ; la seule vie qui l’anime est due à une supercherie du ciel ; les nuages qui se meuvent sur les pics jouent le rôle de vagues muettes, ils bondissent et crêtent leurs cimes sèches d’écume ; sans eux, ce serait l’immobilité absolue, la mort de la terre stérilisée par l’abus des froids. Le pis est qu’en étant très hautes, ces montagnes n’ont pas l’air d’être élevées, qu’elles ne suggèrent pas une idée d’infini, mais une impression d’étouffement. Ah ! décidément, je ne suis pas Alpiniste pour deux sous ! les ascensions cabotines qui se pratiquent, ainsi que chacun sait, avec des jarrets serrés dans des lainages d’Écosse et des bâtons ferrés à la main, ne m’incitent guère. J’ai encore assez d’imagination pour pouvoir, tout en demeurant dans un fauteuil, me représenter des horizons dont l’immensité dépasse de beaucoup celle qui se déroule du sommet des monts ; le beau est moins ce que l’on voit que ce que l’on rêve et j’avais rêvé, je l’avoue, un tout autre Lourdes ; mais, en fin de compte, puisque j’y suis, je dois convenir que la nature m’émeut plus en largeur qu’en hauteur, et que la traversée si mélancolique des Landes, avec ses couchers de soleil qui s’éperdent dans l’étendue des pins, m’impressionne bien autrement que ces sites de faîtes et de glaciers si courts.

En tout cas, je suis fatigué des pèlerins et las des paysages ; je reste donc aujourd’hui dans ma chambre et je bouquine des volumes sur les contrefaçons de Lourdes, organisées par la Belgique et la Turquie.

Et je me dis vraiment que la Vierge de Lourdes déconcerte, car les contrefaçons valent l’original, sont parfois même plus fertiles en miracles, plus actives.

L’histoire, en Belgique, du sanctuaire d’Oostakker, situé dans un bourg, au milieu du pare de Slootendriesch, à cinq kilomètres de Gand, est pour le moins singulière. Elle débute par un projet mondain dont la Vierge n’a que faire. En 1870, le goût des aquariums était à la mode dans les familles riches du peuple belge ; une marquise de Courtebourne, qui possédait le château de Slootendriesch, se met dans la tête d’en construire un et comme un aquarium ne va pas sans une fausse grotte, elle décide également d’en bâtir une. L’emplacement une fois choisi dans son pare, on commence les travaux ; sur ces entrefaites, le curé d’Oostakker, l’abbé Moreels, montre une image de la grotte de Lourdes à la marquise et la détermine à réserver, dans l’amas cimenté de ses rocailles, une niche pour y placer une statue de l’Immaculée Conception, imitée de celle des Pyrénées. Le tout fut terminé en 1871 ; et trois ans après, les quelques paysans du hameau qui venaient prier devant l’aquarium et la. Vierge avait engendré, on ne sait pas très bien comment, des milliers de visiteurs. Il en vint jusqu’à dix mille en un jour et les miracles éclatèrent.

Le premier qui fut enregistré date du 12 février 1874 ; il échut à Mathilde Verkimpe, une enfant de dix ans, habitant à Loochristi. Elle était boiteuse, incapable de marcher sans béquilles ; tous les médecins des hôpitaux de Gand s’étaient déclarés impuissants à la guérir. Sa mère va demander sa cure à la grotte, rapporte de l’eau de Lourdes qu’on y distribue et, pendant une neuvaine, elle frictionne avec cette eau la jambe de sa fille ; et, à la fin de la neuvaine, la petite se trouve instantanément guérie et peut aller remercier à pied la Vierge.

Et les miracles continuent ; l’on fait d’habitude trois fois le tour de la grotte ; on se lotionne avec l’eau d’un bassin tombée de l’aquarium, dans laquelle on jette, chaque matin, quelques gouttes de la source de Lourdes, et les affections les plus diverses, telles que les coxalgies et les cécités, disparaissent dès que ce liquide les touche.

Au mois de mai de l’année 1875, pour répondre aux besoins des pèlerins, l’on édifia une église de style ogival, sans transept, à deux clochers ; l’on confia le service du pèlerinage aux pères jésuites de la province belge et Oostakker devint célèbre dans les Flandres. On y brûle des milliers de cierges, comme à Lourdes, et des pyramides d’ex-voto s’élèvent, au-dessus de la grotte, dans les arbres.

Ce fut dans ce lieu que surgit la guérison la plus inouïe qui ait jamais été observée, de mémoire d’homme.

Le 16 février 1867, un paysan du nom de Pierre de Rudder, résidant à Jabbeke, village situé près de Bruges, eut la jambe gauche cassée par une chute d’arbre ; il y avait fracture du tibia et du péroné et les fragments d’os étaient si nombreux qu’en remuant la jambe, l’on entendait, suivant l’expression du médecin qui lui donna les premiers soins, les os s’entre-choquer, ainsi que des noisettes dans un sac ; ces fragments ayant été ôtés des tissus, l’on pouvait discerner, dans la plaie, les deux os, demeurés intacts, distants de trois centimètres l’un de l’autre.

L’on ne connaissait pas, à cette époque, l’antisepsie, et l’on eut beau se servir de bandages solides, jamais la jonction des deux os, qui baignaient dans le pus, ne parvint à se faire ; la partie inférieure du membre qui n’était plus soudée à l’autre ballottait, telle qu’une chiffe, dans tous les sens.

Les chirurgiens qui se succédèrent près du malheureux déclarèrent le cas incurable et le professeur Thiriart, de Bruxelles, que l’on consulta en dernier ressort proposa d’amputer la jambe.

De Rudder refusa ; et il souffrit, pendant plus de huit années, d’atroces tortures, obligé de panser, plusieurs fois par jour, cette plaie dont la sanie ne tarissait pas, se trainant, comme il pouvait, sur des béquilles.

Il avait ouï parler d’Oostakker ; il résolut d’y aller demander à la Vierge sa guérison. Le 7 avril 1875, trois hommes le hissent dans le train en partance pour Gand ; il est, à sa descente dans cette ville, porté dans l’omnibus d’Oostakker et sa jambe, si bien enveloppée qu’elle soit, laisse échapper des filets d’humeur et de sang qui traversent les linges et tachent la banquette ; arrivé devant la statue de la Vierge, il se repose un peu, boit une gorgée d’eau et veut, ainsi que les autres pèlerins, effectuer trois fois le tour de la grotte. Soutenu par sa femme, il accomplit ce tour deux fois, et, à bout de force, il tombe, exténué, sur un banc. Il supplie Notre-Dame de Lourdes de le sauver et il perd subitement la tête, ne sait où il est, se retrouve, en reprenant connaissance, devant Elle, à genoux, et se relève, guéri. Plus de trou, les os se sont rejoints ; il ne boite même pas, car les deux jambes sont de longueur égale.

Ce prodige eut un retentissement énorme dans les Flandres ; vingt-deux médecins s’en occupèrent ; on fit des enquêtes minutieuses, dirigées pour plus d’impartialité par des catholiques et par des incrédules ; on interrogea tous les praticiens qui l’avaient soigné, tous les gens du village de Jabbeke qui avaient vu, le jour même du départ, l’état de la blessure, tous ceux qui avaient assisté au miracle ; on soumit de Rudder aux examens les plus rigoureux ; il fallut bien convenir de l’authenticité de ce fait sans précédent, d’une plaie guérie toute seule, en une seconde, et d’un fragment d’os de trois centimètres, destiné à remplacer celui qui manquait, poussé instantanément, à la suite d’une prière.

Il restait, juste, sur la jambe, une tache bleuâtre à l’endroit de la brisure, comme pour attester que l’on n’avait pas été le jouet d’une illusion, que la rupture avait bien existé.

Vingt ans s’écoulent, sans que jamais cette jambe ait fléchi ou ait été, au point de vue de la solidité, inférieure à l’autre et de Rudder, atteint d’une pneumonie, meurt à l’âge de soixante-quinze ans, le 22 mars 1898. Le 24 mai de l’année suivante, l’on procède à l’au. topsie de sa jambe.

L’on constate que la Vierge ne joue pas la difficulté, ainsi que l’on dit au jeu du billard ; Elle a remis cette jambe de même qu’aurait pu le faire le chirurgien le plus habile, si l’opération avait été possible ; et Elle l’a rendue possible par la suppression immédiate d’un foyer purulent, par la création spontanée d’un os.

Cette autopsie d’un miracle est certainement la preuve la plus extraordinaire qui ait jamais pu être fournie d’une action surnaturelle remédiant à l’impuissance humaine dans les guérisons d’ici-bas. Les plaies nerveuses de Zola, l’autosuggestion, la foi qui guérit, toutes les vieilles fariboles des écoles de la Salpêtrière et de Nancy, sont réduites à rien, du coup.

Et il n’y a pas de porte pour s’échapper, ici ; comme l’écrit fort bien le docteur Boissarie dans les Annales de Notre-Dame de Lourdes : « Nous pouvons dire que, pendant trente-deux ans, les médecins n’ont pas perdu de Rudder de vue ; avec une persistance que rien ne lasse, ils ont attendu sa mort pour faire son autopsie et voir par quel procédé Dieu pouvait bien guérir les fractures de jambe.

« Grâce aux matériaux qu’ils ont réunis, la guérison de de Rudder restera comme un modèle de ce que l’on peut obtenir par des enquêtes bien conduites.

« Il n’y a pas, dans la science, de fait plus concluant. »

Ce qui peut sembler étrange au premier abord, c’est qu’un miracle, le plus clair peut-être qu’il ait été donné à l’homme de palper et de voir, ait eu lieu, non à Lourdes même, mais dans une de ses succursales. Cependant, ce choix n’est pas étrange, si l’on y réfléchit. Admettez que la guérison de de Rudder se soit passée à Lourdes, les incrédules se seraient empressés de la nier ; ils auraient, en tout cas, refusé de participer aux enquêtes, de même qu’ils refusent, malgré toutes les invites qu’on leur adresse, de venir s’assurer de la véracité des phénomènes que l’on observe à la clinique de Lourdes.

Les quelques personnes indépendantes, curieuses de vérifier et d’étudier de visu cette cure, auraient peut-être reculé devant les pertes de temps et les dépenses assez fortes qu’entraîne le parcours des chemins de fer en France ; bref, aucune n’aurait voulu ou n’aurait pu s’atteler, à ses propres frais, à une telle besogne.

Il en est autrement en Belgique ; les voyages dans ce minuscule pays sont toujours et peu dispendieux et brefs ; puis, il y a dans le tempérament flamand ce qui n’est pas dans le tempérament français, plus nerveux et plus pressé, un côté méthodique et minutieux, administratif, lourd même, si l’on y tient, mais capable de ne pas se décourager, de ne pas dévier de la voie qu’il s’est tracée et c’est grâce à ces qualités ou à ces défauts, comme l’on voudra, que nous devons d’être si exactement renseignés sur le cas de de Rudder.

Le choix d’un pays tout à la fois flegmatique et pointilleux décidé par la Vierge se comprend donc. Il est à remarquer d’ailleurs que son Fils a agi de même lorsqu’il voulut imposer au monde le nom de l’une de ses stigmatisées, Louise Lateau. Il l’a prise également dans les Flandres et elle y a été l’objet d’enquêtes approfondies, d’expériences de toutes sortes ; les médecins de tous les camps sont allés la visiter dans sa pauvre chaumière de Bois-d’Haine. Louise Lateau est célèbre dans l’univers entier. Qui connaît une autre stigmatisée de France dont l’aloi divin peut sembler également sûr ? A part quelques médecins catholiques, tels que le docteur Imbert-Gourbeyre, qui fut chargé par Mgr Fournier, l’ancien évêque de Nantes, de la scruter, de la surveiller de très près, personne dans la thérapeutique ne s’en est occupé, depuis plus de vingt ans, qu’elle est étendue sur un lit ; et, à l’exception de quelques mystiques, tous ignorent Marie-Julie Jahenny, de la Fraudais !

Il en eut été de même pour Louise Lateau, si, au lieu de résider en Belgique, elle avait demeuré en France.

Pour en revenir à de Rudder, les os de sa jambe sont conservés à l’Université de Louvain, mais des moulages en cuivre ont été concédés à Lourdes où l’on peut les voir, au bureau de la clinique médicale, sur le bureau du docteur Boissarie.

Telle est, en peu de mots, l’histoire du sanctuaire de Oostakker-lez-Gand.

Celui qui fut instauré dans le faubourg de Féri Keuï, à Constantinople, s’explique aisément pour peu que l’on se rappelle combien, depuis des siècles et malgré les efforts de l’Islam, l’hyperdulie s’est maintenue fougueuse et continue chez les catholiques et chez les schismatiques du Levant.

C’est en Orient qu’est né le culte de la Vierge. D’après une très ancienne tradition mentionnée par le cardinal de Vitry et par les Bollandistes et que l’on retrouve dans les révélations de Marie dAgréda, saint Pierre aurait fondé, du vivant même de la Vierge, un oratoire en son honneur dans la ville d’Antarados. Ce sanctuaire aurait été le premier, érigé sur la terre, sous son vocable.

Depuis lors, les églises, dédiées à son nom, se sont propagées dans toutes les régions de l’Orient et d’aucunes, au moyen âge, furent si fameuses qu’elles attiraient, comme Lourdes maintenant, des pèlerinages venus du monde entier, deux surtout, Notre-Dame de Tartase, où, dit Joinville, « Notre-Seigneur a fait maint beau miracle pour honorer sa Mère » — et Notre-Dame de Saidnaya où l’on vénérait le portrait de la Madone attribué à saint Luc.

Et de même que le culte de la fille de Joachim avait, dans le Levant, précédé le nôtre, de même le culte de l’Immaculée Conception y était solennisé par les Grecs dès le huitième siècle, alors qu’en Occident, l’on devait longtemps encore discuter la question de savoir si ce privilège pouvait être accordé à la Mère du Sauveur.

Enfin, nulle part, Marie n’a été révérée et choyée d’une façon plus persistante et plus magnifique que dans les liturgies de l’Orient. Les offices de ses différents rites débordent d’effusions, de cris d’enthousiasme, d’éloges enflammés auprès desquels nos prières officielles paraissent bien mesquines et bien froides. Outre les brûlants transports et les câlines hyperboles de leurs hymnographes et de leurs mélodes, leurs messes mêmes, à la fois si dramatiques et si familières, célèbrent ses louanges, ainsi qu’aucun de nos services divins ne le saurait faire.

Toutes les messes arméniennes, maronites, syriaques, débutent par une oraison qui lui est personnellement adressée, au bas de l’autel, par le prêtre, avant qu’il ne commence le Confiteor ; — le Sacrifice s’accomplit sous sa tutelle ; — dans le rite copte, l’on encense son image, pendant les saints mystères ; quant au rite chaldéen, onze fois par jour, il prône sa miséricorde et ses grandeurs.

La place qu’Elle occupe dans les offices du Levant est, on le voit, beaucoup plus considérable que dans les nôtres ; sans compter encore l’habitude établie dans les temples de déposer son image, entourée de fleurs, sur l’autel, et après les encensements et les chants des Litanies, de bénir le peuple, avec.

La Vierge est donc adulée et aimée dans ces contrées dont elle est du reste originaire, plus que partout ailleurs, et l’on comprend qu’elle affectionne ces populations qui furent, en somme, ses premières confidentes, ses plus anciennes amies.

Il est, dès lors, tout naturel qu’Elle les ait admises à participer aux grâces qu’Elle distribuait aux fidèles de l’Occident ; et si elle a choisi, pour dispensaire de ses bienfaits, Constantinople, c’est peut-être parce que la renommée de ses miracles pouvait, de là, mieux se répandre dans l’Asie voisine et peut-être aussi parce que c’est dans cette ville que fut définie et proclamée sa Virginité perpétuelle contre les hérétiques.

Pour organiser cette succursale de Lourdes en Turquie, Elle s’est servie des moyens les plus pratiques et les plus courts.

Elle n’est pas réapparue à une nouvelle bergère, Elle n’a pas créé une nouvelle source, car il est probable qu’en pays infidèle, ses apparitions auraient soulevé des rafales de fanatisme et suscité des luttes de toutes sortes ; Elle ne s’est pas transportée, elle-même, Elle s’est fait transporter sans bruit, de Lourdes à Constantinople où l’on connaissait par ouï-dire son renom de Panaghia des miracles et, de là, Elle a rayonné dans le Levant.

La façon dont s’est effectuée sa translation de l’Occident en Orient est des plus simples.

Les Pères Géorgiens qui avaient fondé, en 1872, à Montauban, une résidence pour l’éducation de leurs novices, durent quitter la France, en 1880, à la suite des décrets d’expulsion et ils retournèrent à Constantinople où était installé leur couvent. En 1881, le 25 mars, fête de l’Annonciation, ils dédièrent dans leur chapelle un autel à Notre-Dame de Lourdes, le surmontèrent d’une statue semblable à celle de’ la grotte et firent venir de l’eau de la fontaine miraculeuse.

Il n’en fallut pas davantage pour décider l’immédiate éclosion de surprenants miracles ; ils devinrent bientôt si nombreux que le cardinal Vincent Vanutelli, alors archevêque de Sardes et délégué apostolique du Saint-Siège en Turquie, dut instituer une commission d’enquête pour l’examen des guérisons.

Des paralysies, des épilepsies, des cancers disparurent en un clin d’oeil ; un juif d’Orta-Keuï, sourd des deux oreilles, et un enfant de treize ans, pied-bot de naissance, furent, en une minute, guéris ; mais ce furent surtout les aveugles et les borgnes qui obtinrent des cures instantanées ; les ophtalmies, si fréquentes et si tenaces dans les régions du Levant, cédèrent après une simple lotion et des prières. Le bruit déterminé par ces faits extraordinaires fut énorme, et les gens appartenant aux croyances les plus diverses vinrent visiter dans la chapelle des Pères Géorgiens la Notre-Dame de Lourdes.

En sus de femmes de toutes les castes, des pachas, des officiers et des soldats turcs, des eunuques et des derviches, se mêlèrent à la foule qui envahissait le couvent. Des Grecs, des Arméniens, des Bulgares schismatiques, des musulmans, des juifs furent guéris tout aussi bien que les catholiques. L’Immaculée Conception ne paraissait se soucier que fort peu de la différence des cultes et ne se préoccuper nullement, au point de vue des grâces temporelles, de l’axiome « hors de l’Eglise, point de salut ». Elle avait toujours agi de la sorte, d’ailleurs, car en 1203, dans son sanctuaire de Notre-Dame de Saidnaya, Elle avait miraculeusement guéri des mahométans et sauvé d’une maladie mortelle le Sultan de Damas, le frère de Saladin, qui, par reconnaissance, voulut entretenir une lampe à perpétuité, devant son icone, dans l’église. Du reste, tous les hommes, chrétiens ou non, ne sont-ils pas ses enfants et le Christ ne s’est-il pas incarné pour les rédimer tous ?

Enfin, comme les catholiques sont peu nombreux dans la Turquie, la chapelle des Géorgiens eut été une bien misérable succursale du grand pèlerinage de Lourdes, tout au plus une pauvre échoppe de prières, si la masse des musulmans et des schismatiques n’y était, elle aussi, venue. — Et ce dut être, à coup sùr, un curieux spectacle que celui de ces cortèges dans lesquels se confondaient toutes les croyances, priant Celle qu’ils nomment « Meriem-Ana ou Bikir Meriem » et demandant et obtenant, par des voies plus liturgiques même qu’à Lourdes, des guérisons.

On procédait, en effet, ainsi

Après les exorations dans la chapelle, devant l’autel de la Vierge, les pèlerins, hommes et femmes, se rendaient dans la sacristie. Là, on les aspergeait d’eau bénite et on leur lisait l’Évangile du jour ; on les bénissait avec l’Évangéliaire posé sur la tête et on leur faisait embrasser la croix gravée sur le plat du livre.

Et les guérisons s’opéraient, en buvant après de l’eau de Lourdes ou en se frictionnant avec cette eau ou encore avec l’huile des lampes allumées devant l’autel de la Madone, dans l’église.

Parfois aussi, les mahométanes dépliaient des mouchoirs et des chemises, destinés, selon l’usage turc, à être portés par les personnes dont elles sollicitaient le retour à la santé — et, avant les prières, elles les plaçaient sur les premières marches de l’autel, pour les reprendre après.

Il y a de cela quelques années, l’on brûlait de quatre à cinq mille cierges dans cette chapelle et l’on y distribuait gratuitement des quantités considérables d’eau et de médailles.

De la Mésopotamie, du Turkestan, l’on en réclamait des envois et — ce qui est plus étrange — de Médine et de la Mecque, les deux villes saintes de l’Islam !

Parmi les cures reconnues par la Commission d’enquête, il en figure une spécialement intéressante, parce qu’elle reproduit, avant la lettre, une guérison fameuse de Lourdes, celle de la femme à l’aiguille.

Dans le volume si attentif et si lucide du docteur Boissarie, Lourdes depuis 1858 jusqu’à nos jours, l’on trouve l’histoire détaillée de cette femme qu’il a observée et étudiée de très près ; on peut la résumer en quelques lignes :

Célestine Dubois avait, depuis sept ans, un fragment d’aiguille brisée dans la paume de la main qui enfla et les doigts contractés se replièrent. L’on pratiqua des incisions, l’on dilata la plaie pendant trois semaines, jamais on ne put extraire ce fragment.

Le 20 août 1886, cette femme plongea sa main dans une des piscines de Lourdes et l’aiguille, se creusant un sillon de huit centimètres, sortit, toute seule, après un trajet subit, sous la peau, par l’extrémité du pouce.

En novembre 1882, c’est-à-dire quatre ans avant cet événement, à Constantinople, une Arménienne catholique de Péra vint à la chapelle des Géorgiens, avec un tronçon d’aiguille perdu dans un doigt ; les chirurgiens renonçaient à l’extirper ; l’inflammation avait gagné la main et le bras et les douleurs étaient atroces. Cette femme fit une neuvaine devant l’autel et, au bout de la neuvaine, l’aiguille partit, d’elle-même, et immédiatement l’inflammation cessa.

Qu’est devenue depuis cette époque la chapelle de Féri-Keuï ? — Un article d’un des grands journaux quotidiens de Constantinople, le Stamboul m’apprend que, cette année 1906, l’on a célébré les noces d’argent de ce sanctuaire. Le petit couvent des Pères Géorgiens s’est mué en une vaste abbaye, mais l’église est restée la même. Des milliers d’ex-voto tapissent ses murs ; des foules, appartenant à toutes les religions, continuent d’y affluer et, comme autrefois, la Vierge y dispense ses gràces.

Des succursales de Lourdes existent dans d’autres pays, en France, en Italie, en Espagne, en Autriche ; les missionnaires ont fondé des temples sous son vocable, dans l’Amérique et l’Océanie, dans la Chine et dans les Indes. Malheureusement, des renseignements précis et soigneusement contrôlés manquent sur les incidents miraculeux qui sans doute s’y produisent.


XV

LA perspective de rentrer à Paris, qui est un lieu singulièrement calme en comparaison du Lourdes des pèlerinages, me délecte. Il me semble que je vais revenir dans une bonne grande ville de province où il y a encore des églises noires, des gens qui prient sans brailler, des offices liturgiques qui sont des offices.

Et cependant, tout en bouclant ma valise, je me dis qu’il faut avoir vu ces Pardons des Pyrénées et que lorsque le souvenir de tant de pieuses bousculades, de fracas de trombones et de cris s’atténuera, Lourdes m’apparaîtra dans le lointain, comme une cité de rêve où l’on vit, à l’état intense, dans une griserie traversée de courants de révoltes, mais infiniment douce, certains jours, alors que l’atmosphère paraît plus spécialement imprégnée des effluves divins des guérisons. La Vierge a voulu des foules, ainsi qu’au moyen âge, Elle les a ; sont-ce les mêmes ? sans doute, l’âme ingénue et la foi naïve des vieilles paysannes n’a guère changé ; l’existence même que ces multitudes mènent, ici, couchant dans le Rosaire, mangeant sur les bancs et sur les pelouses, rappelle la vie des cohues d’antan, couchant dans la cathédrale de Chartres — dont le pavé s’inclinait en pente exprès pour qu’on pût le nettoyer à grande eau, le matin, — campant autour de la Vierge noire, en plein air, dans les plaines de la Beauce ; mais tout s’est encanaillé ; la magnificence de la cathédrale, l’attrait des costumes, l’ampleur des liturgies tutélaires ne sont plus. Lourdes, né d’hier, s’est développé dans l’insalubre berceau de notre temps et il expire le fétide relent des industries qui l’accablent ; un jour, alors qu’une des soeurs bleues de Beaune, sous son hennin et son splendide habit du quinzième siècle, priait, agenouillée, les bras en croix, j’ai eu la transportante vision des anciens âges, mais l’arrivée de dévotes modernes, avec leurs faces confites, leur remuement simiesque des badigoinces, leurs maigres doigts roulant des boulettes de chapelets, leurs funèbres chapeaux et leurs robes aux teintes funestes de fonds de cheminée et de cendre, m’a rejeté dans l’implacable dégoût de mon époque et j’ai pensé que s’il était salutaire de visiter Lourdes, il ne fallait pas s’y attarder longtemps, car le côté dramatique des cures qui vous émeut furieusement tout d’abord, s’émousse à la longue et alors la hideur de tout ce qui vous entoure, de tout ce que l’on voit, domine.

En somme, les impressions que l’on emporte sont de deux sortes et elles sont hostiles, l’une à l’autre, inconciliables.

Lourdes est un immense hôpital Saint-Louis, versé dans une gigantesque fête de Neuilly ; c’est une essence d’horreur égouttée dans une tonne de grosse joie ; c’est à la fois et douloureux et bouffon et mufle. Nulle part, il ne sévit une bassesse de piété pareille, un fétichisme allant jusqu’à la poste restante de la Vierge ; nulle part encore, le satanisme de la laideur ne s’est imposé, plus véhément et plus cynique.

Oui, certes, cela est bien misérable, cela incite à quitter cette ville et à n’y jamais remettre les pieds, mais c’est l’impudent revers d’un inégalable endroit ; la face, Dieu merci, différe.

D’abord, il y a la foi de ce peuple réuni pour exorer la Vierge, une foi qui ne jaillit, nulle part, en des laves brûlantes comme ici ; et jamais de défaillance ; aujourd’hui Notre-Dame demeure sourde aux supplications, Elle détourne la tête et se tait ; personne ne se plaint ; tous continuent de prier et de croire ; la foule se charge, pour ainsi dire, et se comprime dans l’attente, afin d’exploser dans les gerbes de flammes des Magnificat ; alors que, devant le Saint-Sacrement ou au sortir des piscines, le malade, projeté debout, se dresse ; c’est un retour à la fiance résolue du Moyen Age ; c’est aussi la fusion des classes, confondues en une unique dilection, en un unique espoir.

Puis, il y a la charité exaltée plus que partout sur la terre à Lourdes. Pour quelques ardélions qui regardent travailler les autres et leur distribuent, à tort et à travers, des ordres, combien de gens, au lieu d’excursionner sur les montagnes ou sur les plages, viennent passer leurs vacances dans ce bourg et les occupent à tirer des petites voitures et à baigner des infirmes ; parmi ces gens, il en est qui sont jeunes et riches et qui pourraient voyager plus joyeusement et se divertir ; il en est d’autres qui sont des commerçants et qui laissent leur négoce, pendant un mois, pour faire le métier de cheval de fiacre et de portefaix et ce sont souvent les seuls congés qu’ils puissent s’accorder ! Combien de dames, telles que cette bonne vieille accompagnant la petite aux pieds pourris par la gangrène qui abandonne sa famille et ses appartements, pour venir coucher sur un grabat et veiller, la nuit, des alités ; et tout ce monde est si tenu par sa tâche et si fatigué qu’il n’a même pas la consolation d’aller, ainsi que les autres pèlerins, autant qu’il le voudrait, prier seul à la source ; il est à l’attache, en service et à ses frais.

Parmi même les visiteurs qui ne besognent pas dans le service des attelages et des piscines, combien, mus de pitié pour ces épaves humaines que l’on traîne devant eux, sur les routes, s’oublient complètement et implorent, de toutes leurs forces, la Madone pour elles. Il y a là le bienfait de l’omission personnelle, l’amour si rare du prochain. On a remisé le bagage de son égoïsme à la consigne. Qui sait si, tout de même, il ne pèsera pas moins, quand on le reprendra ?

En résumé, à Lourdes, on assiste à un renouveau des Évangiles ; on est dans un lazaret d’âmes et l’on s’y désinfecte avec les antiseptiques de la charité ; en comparaison de ces profits sanitaires, qu’est-ce que le désarroi de la bêtise et de la laideur, la partie purement humaine des déchets ?

Enfin, il y a, ici, la Vierge, compatissante et douce, qui semble, à certains instants, plus vivante, plus près de nous, que partout ailleurs.

C’est Elle qui, par ses guérisons miraculeuses, a rendu ce pèlerinage célèbre dans l’univers entier. Le public des indifférents ou des sceptiques, inapte à comprendre ce qui ne tombe pas sous la portée de sa raison et de ses sens, ne se soucie guère des grâces spirituelles qu’Elle déverse cependant à foison, dans la grotte ; il ne peut être touché que par le visible et le palpable, par des prodiges matériels, par des suppressions de maladies et de plaies ; et la question se résume pour lui de savoir, d’abord, si des guérisons s’opèrent, en effet, à Lourdes et ensuite si ces guérisons sont, comme l’affirment les catholiques, le bouleversement absolu des lois de la nature, le désaveu complet de toutes les méthodes médicales, la négation de tous les préceptes de l’hygiène et de toutes les prévisions de la science. Cela seul l’intéresse.

J’ai répondu, je crois, tout le long de ce livre, par des exemples, à ces questions. Il me reste, en présentant les objections et les réponses, à les réunir et à les récapituler en quelques lignes.

Au début, aussitôt après les Apparitions à Bernadette, les libres penseurs, ahuris par le mystère d’inintelligibles cures, songèrent à les expliquer par les vertus thérapeutiques de la source ; mais on fit l’analyse de l’eau et il fut reconnu qu’elle était dénuée de toute propriété médicinale ; et d’ailleurs de quel pouvoir magique n’aurait-il pas fallu que cette nouvelle fontaine de Jouvence fût douée, puisqu’au contraire de toutes les eaux thermales dont les effets se spécialisent, elle enlevait indifféremment toutes les infirmités et toutes les maladies ? c’eut été la panacée terrestre, l’unité du remède appliqué à la diversité des maux !

La nature ne nous a pas jusqu’à ce jour départi des mirobolants pareils. Ce point une fois acquis, comme il était impossible de nier la réalité de faits vus et observés par des milliers de personnes, force fut bien de chercher de nouvelles raisons et l’on adopta cette théorie que les patients étaient des névropathes, exaltés par la Foi, qui se suggestionnaient eux— mêmes, et guérissaient parce qu’ils avaient la volonté de guérir et la certitude qu’ils seraient guéris.

Pour que cette hypothèse eût des chances d’être exacte, il aurait été nécessaire que la Vierge n’expérimentât que sur des hystériques et des névrosés, sur des monomanes de la guérison, en un mot. Ceux-là peuvent sans doute recouvrer la santé, de la sorte ; mais Elle supprime des phtisies arrivées à la dernière période, des cancers, des maux de Pott, des gangrènes. Elle redresse des pieds-bots, rend la vue aux aveugles et l’ouïe aux sourds, traite toutes espèces d’affections, aussi bien les désordres organiques que les plaies ; à moins donc d’oser affirmer que les maladies dont souffre l’humanité relèvent toutes, sans exception, d’un détraquement du système nerveux, l’explication demeure insuffisante.

Mais j’admets même cette théorie ; j’accepte que toutes les personnes atteintes de cancer et de gangrène et sauvées à Lourdes l’ont été par suite d’une émotion morale, par suite d’une imagination surexcitée, par suite de la puissance du désir et de l’énergie de la suggestion ; et alors, les enfants peuvent-ils l’être par ces mêmes moyens, est-ce possible ?

J’ai parlé du gamin à la gouttière de bois de Belley. Celui-là pouvait avoir de sept à huit ans. Était-il en âge de s’hypnotiser ? je veux bien encore le croire ; passons alors à de plus jeunes. Dans un volume très documenté sur Lourdes, l’abbé Bertrin a relevé, au hasard des archives médicales de la clinique, des cures d’enfants plus jeunes, — et qui se sont maintenues, celles-là, — Fernand Balin, guéri, en 1895, d’une déviation du genou, il avait trente mois ; Yvonne Aumaître, la fille d’un médecin, guérie, en 1896, d’un double pied-bot, elle avait vingt-trois mois ; Paul Marcère, guéri, en 1866, de deux hernies congénitales, il avait juste un an ; et combien d’autres !

Dira-t-on que des enfants de cet âge étaient en état de s’autosuggestionner ? il faudrait être, on en conviendra, dément pour le prétendre.

Comment supposer, d’autre part, que l’exaltation de la foi est, à Lourdes, l’agent principal des cures ?

Pourquoi alors tant de personnes qui ont la foi ne sont-elles pas guéries, alors que tant d’autres, qui ne l’ont pas, le sont ; — car enfin, sans même citer le cas de Gargara et de tant d’autres, comme celui de Lucie Fauré, de Puylaurens (Tarn), qui, le 24 août 1882, persuadée de l’inefficacité des bains, ne se plonge dans la piscine que pour faire plaisir à ses compagnes et en sort délivrée instantanément d’une luxation du fémur dont elle était affligée depuis vingt-huit ans, les preuves existent de gens ne croyant ni à Dieu, ni à diable qui ont été pourtant, grâce aux prières des assistants, guéris ; tel ce mendiant aveugle de Lille, ce Kersbilck, qui ne mettait pas les pieds dans les églises et se moquait de la Vierge des Pyrénées !

D’autres enfin, qui ont la foi et qui n’ont rien reçu, alors qu’ils la fouettaient, qu’ils l’exaspéraient par des prières et des cris, à Lourdes, s’en retournent, ne comptant plus sur un miracle, et ils sont libérés, en rentrant chez eux !

Que devient dans tout cela la foi qui guérit de Charcot, la foi qui guérit, malgré ses désirs de ne pas guérir, l’Abbesse des Clarisses de Lourdes ?

Et puis que signifient toutes les remarques de Zola et des autres, affirmant que les malades sont hypnotisés par le décor, par le saisissement de l’eau froide, par les lumières de la Grotte, par le roulement des Ave ?

Les patients sont affranchis de leurs maux — et c’est la majorité maintenant — dans des coins, tout seuls, sans se baigner, sans boire d’eau, sans être bénis par le Saint-Sacrement, sans l’aide de suppliques communes, sans cet adjuvant des invocations qui a tant frappé Zola.

Il parle « du souffle guérisseur des foules », de « la puissance inconnue des foules ». Cette puissance dont le vrai nom est la prière est indéniable, mais, je le répète, elle n’est pas indispensable au salut des malades, pas plus d’ailleurs que le cadre et le milieu ; la preuve est que des gens recouvrent la santé chez eux, sans aller à Lourdes, en faisant tout bonnement une neuvaine ; l’histoire de Lasserre, pour en mentionner une, est, à ce point de vue, typique ; il se lotionne, à Paris, chez lui, avec de l’eau expédiée de la grotte et est soudainement exonéré de sa maladie d’yeux ; et d’autres encore, sans avoir même recours à ce procédé, obtiennent, sans bouger de leurs chambres, après une communion, en invoquant simplement la Vierge de Lourdes, des grâces identiques.

L’on est donc sauvé, ici ou autre part, avec ou sans le secours des autres, avec ou sans eau, d’un coup ou lentement.

Dans ce dernier cas, il semble que la Madone soit pressée, qu’Elle se contente de donner à la nature un tour de clef qui la remet en train et lui laisse le soin, maintenant qu’elle a repris sa marche, d’achever elle. même la guérison.

Et la même variété existe dans la façon dont, se pratiquent les cures ; les uns souffrent en guérissant, et les autres pas ; les uns sont soulevés par un mouvement de flots et lancés sur leurs pieds, d’autres sont parcourus par des frissons ou sont ventilés par des souffles chauds ou froids, alors que d’autres n’éprouvent rien ; les uns se sentent guérir ; les autres, de même que Mme Rouchel, la femme au lupus, le sont, sans s’en douter ; d’aucunes enfin, telles que cette miraculée, gardent, une fois rétablies, des cicatrices, des marques de leurs ulcères, tandis que d’autres, telles que Marie Lemarchand, n’en conservent aucune ! Expliquez cela. — La vérité est qu’il n’y a aucune règle, que la Vierge guérit qui, où et comme Elle veut.

Jusqu’à ces derniers temps, nous l’avons dit, les incrédules répondaient au mot « Miracle » par les mots « Autosuggestion et Foi qui guérit ». A l’heure actuelle, presque tous les médecins libres-penseurs qui savent combien les effets de la thérapeutique suggestive sont restreints, avouent que ces raisons de l’imagination exacerbée et de l’hypnotisme exercé sur soi-même sont insuffisantes pour résoudre le problème de prodiges semblables, par exemple, à la suppression immédiate et difinitive d’un cancer et ils ont cherché à se cantonner sur un terrain plus sûr ; mais ils se sont, ainsi que toujours, bornés à baptiser la difficulté d’un nouveau nom et à trouver, afin de ne pas voir le miracle, une nouvelle pierre d’autruche pour se cacher la tête.

Ces cures de Lourdes sont incompréhensibles, confessent-ils, oui, c’est entendu, mais elles sont dues « à des forces encore ignorées de la nature », elles sont « du merveilleux encore inexpliqué » et voilà tout. Cela ferait donc deux forces opposées, contradictoires, car celles que l’on ne connaît pas sont la négation absolue de celles que l’on connaît ; nous voici, du coup, déjà en pleine incohérence. Ainsi, depuis que le monde est monde, il est certain, il est confirmé, chaque jour, par l’expérience, que la nature n’a jamais pu fermer une plaie, fût-elle d’origine nerveuse, en une minute, reformer un épiderme détruit, en une seconde, tarir, comme dans le cas de de Rudder, un foyer purulent et faire repousser un os, pendant le temps de dire une prière ; il est également établi qu’elle ne peut restaurer, en coup de foudre, sans l’ombre de convalescence, une économie ruinée par une longue maladie et des années d’inanition et voilà que, subitement, des forces ignorées interviennent et font tout le contraire.

Je le veux bien, moi ; mais alors il reste à savoir qui les dirige ces forces ; ce n’est pas nous, puisque nous ne les connaissons pas. Il faut donc que ce soit un être qui les connaisse, dont la science soit, par conséquent, supérieure à la nôtre. Or, cet être est invisible ; ce n’est donc pas un homme ou une femme ; c’est qui, alors ?

La nature ? la nature des athées, la nature sans Dieu et qui se manipulerait, elle-même, et qui se manierait, en personne ?— mais voyons, c’est insensé ! — Comment, la nature se contredirait, se violerait, elle-même, et pourquoi ? parce que l’on aurait adressé des prières à une autre qu’à elle !

Car, autrement, elle ne se contrecarre pas et elle suit son cours régulier. Il faut donc pour qu’elle se détermine à se dédire qu’on invoque Dieu ou la Vierge — sans cela rien — et on peut la prier, elle, comme on prie Notre-Dame de Lourdes, et elle n’en demeurera pas moins inerte, elle n’en restera pas moins insensible. L’essai est facile à tenter, d’ailleurs ; adulez-la par tous les dithyrambes que vous voudrez, priez-la de toutes les façons que vous concevrez et vous verrez si le cancer qui vous ronge disparaitra !

Ces arguments ne tiennent donc pas debout et nous sommes bien obligés d’en revenir à une puissance qui la commande et à laquelle elle obéit, c’est-à-dire à Dieu et à la Vierge.

Mais, comment faire admettre la certitude de cette dynamique divine à des personnes qui ont, il sied de l’avouer, tout intérêt à la nier ?

Ces Apparitions de la Vierge, attestées par des actes inouïs, sont, en effet, très inquiétantes pour bien des gens, si l’on y songe.

Imaginez, par exemple, un homme, — non un coquin dont l’âme est putride, — mais un brave homme qui n’a pas la foi ou qui l’a perdue, ainsi que tant d’autres, lorsque à la sortie du collège, il entendit les rumeurs grandissantes de ses sens ; s’il se rappelle les enseignements du catéchisme, il les juge enfantins, s’étonne presque de la naïveté qui lui permit d’y croire. Il constate, de plus, que les quelques catholiques pratiquants qu’il peut fréquenter sont plus bêtes que les autres — et ce qui est pis — ne sont pas d’une vertu supérieure à la sienne — et son siège est établi ; la religion est bonne pour les faibles d’esprit, pour les femmes et les enfants ; tout homme instruit et intelligent doit s’y soustraire ; il vit donc parfaitement tranquille, loin d’elle ; il dort en paix sur les deux oreilles de son âme et il s’amuse sans contrainte. Il est incapable d’une mauvaise action ; il est même, si l’on veut, charitable, mais il a, comme on dit, son petit côté faible, il aime la vie large et les femmes.

Et voici que, brutalement, il sait, par des gens au bon sens desquels il peut se fier, que la Vierge opère des miracles à Lourdes. Elle existe donc ! si Elle existe, le Christ est Dieu et, de fil en aiguille, il lui faut reconnaitre que les enseignements de ce catéchisme, qu’il estimait si puérils, ne le sont pas ; c’est alors l’Église et tous ses dogmes qui s’imposent...

Et c’est le trouble qui commence. S’il écoute sa conscience, il doit renoncer à un tas de plaisirs qui le séduisent, ici-bas, renverser sa vie aux pieds d’un prêtre, et, s’il est célibataire, demeurer chaste. S’il ne le fait pas par respect humain, par lâcheté, c’est alors, à l’état permanent, un malaise sourd, un reproche.

Le miracle est, en somme, le coup de glas des passions terrestres ; l’on comprend pourquoi l’on n’en veut pas !

Aussi le brave homme préfère-t-il s’appliquer un bandeau sur les yeux, ne rien entendre et ne rien savoir. Que de personnes j’ai connues ainsi ! elles étaient parvenues à se fabriquer une certaine croyance qui reposait surtout sur des négations et leur permettait de vivre à leur guise ; et ces gens ne désiraient même pas en être délogés par le spiritisme, car ils craignaient la réalité de ce surnaturel de table d’hôte qui les eût forcément incités à penser à l’autre ; ils étaient assis, placides, dans la vie... et, d’ailleurs, quelle histoire ! s’ils arrivaient à être convaincus de la divinité de l’Église, il leur faudrait donc avouer qu’ils s’étaient trompés et servir de risée à leurs amis !

Aussi peu importe pour les sceptiques de cet acabit que les arguments invoqués contre Lourdes soient sérieux ou futiles ; ils ne tiennent pas du tout à les approfondir ; ils les prennent, ainsi qu’un paravent quelconque derrière lequel ils peuvent se réfugier, à l’abri de nouvelles objections et de nouveaux ennuis...

Cette pusillanimité de l’âme explique pourquoi la clinique du docteur Boissarie, si largement ouverte à tout le monde, est si peu fréquentée par les incrédules ; elle a contre elle ce qu’on pourrait appeler la haine de la peur, de la peur de la Foi !

Pour en revenir à Lourdes même, c’est, je le répète, un endroit à la fois répulsif et divin, mais il sied de l’expérimenter en personne.

Pour les malades, du moment que la science se déclare impuissante à les alléger, ils font bien de s’y rendre, car, au cas même où la Vierge n’accueillerait pas leurs prières, Elle leur paiera l’effort et la fatigue du voyage par le bienfait de la résignation et par la grâce du réconfort ; et n’est-ce pas déjà beaucoup ? — Pour les pèlerins valides, s’ils sont des intimistes ou des artistes, ils doivent s’apprêter à souffrir, car ils ne pourront voir sans une sainte colère les hideurs diaboliques que la dégénérescence des hommes d’église nous inflige ; mais la Madone leur donnera, en échange, l’admirable vision de la Beauté morale, de la Beauté de l’âme illuminée par les transports de la Foi et de la Charité !

Et puis sait-on ce qu’Elle réserve à ses visiteurs ?

***

Et au moment de la quitter, devant ce portrait inconnu jusqu’alors et qui depuis les révélations de Bernadette la représente, je me dis :

« Tout de même, notre Mère, comme vous êtes étrange ! Ici, tout d’abord, je ne vous reconnais pas, dans cette image de fillette d’avant Bethléem et d’avant le Golgotha ; vous êtes si différente des Notre-Dame du Moyen Age, et même de toutes celles que les siècles suivants nous montrèrent !

« Mais, en y réfléchissant, je comprends cet avatar d’effigie, cette nouveauté d’attitude, ce renouveau des traits.

« La liturgie de la fête de l’Immaculée Conception parle constamment d’Ève ; elle vous oppose l’une à l’autre et mêle vos deux noms. L’office de ses Matines semble être le développement du Mutans Evae nomen de l’hymne de vos Vêpres.

« Vous êtes évidemment Celle qui se promena, sous des figures, sous des noms divers, dans l’Ancien Testament ; Vous êtes — sans crèche et sans croix — la Vierge antérieure aux Évangiles.

« Vous êtes la fille de l’impérissable Dessein, la Sagesse qui est née avant tous les siècles.

« Vous même l’avez affirmé, dans l’Épître de vos messes : « Le Seigneur m’a possédée au commencement de ses voies, avant qu’il créât aucune chose, au début ; j’ai été établie dès l’éternité et de toute antiquité ; les abîmes n’étaient pas encore et déjà j’étais conçue. »

« Vous êtes donc, sous un nouvel aspect, la plus ancienne des Vierges ; Vous êtes, en tout cas, la Vierge sage qui se décèle, à Lourdes, plus que partout ailleurs, la remplaçante de la Vierge folle, de la pauvre Ève.

« De même que celle-ci fut façonnée d’un corps issu d’une terre vivante, encore impolluée, Vous, vous êtes aussi formée d’une chair que n’entacha pas le péché d’origine.

« L’Immaculée Conception nous ramène, à travers la Bible, jusqu’au chaos de la Genèse et, de là en revenant sur nos pas jusqu’à l’Éden, et, forcément, je pense à Ève, devenue sainte maintenant, et, qui, désolée par les douleurs de ses descendants, par ces maladies affreuses qu’ils n’auraient pas connues, sans sa faute, se tient, là, près de Vous, et vous supplie de payer à ces malheureux sa dette, de les guérir...

« Et Vous, qui ne fîtes point, ici-bas, de miracles, de votre vivant, Vous en faites maintenant, et pour elle et pour nous, Lumière de bonté qui ne connaît pas les soirs, Havre des pleure-misère, Marie des compatissances, Mère des pitiés ! »