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Les Foules de Lourdes (1906)

blue  Chapitres I et II.
blue  Chapitres III et IV.
blue  Chapitres V et VI.
blue  Chapitres VII et VIII.
blue  Chapitres IX et X.
blue  Chapitre XI et XII.
blue  Chapitre XIII, XIV et XV.


« Et secutae sunt eum turbae multae et curavit eos, ibi. »
SAINT MATTHIEU, XIX, 2.

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IX

ET moi qui accusais la Vierge de ne pas guérir les malades auxquels je m’intéresse ! j’ai une vraie joie, ce matin. je vais à la clinique et j’aperçois de loin la porte assiégée par la foule. Je sais ce que signifie cette affluence de pèlerins. On vient d’amener au docteur Boissarie un ou plusieurs malades guéris, ou prétendus guéris, après une immersion dans les piscines. C’est en effet l’heure des bains. Un brancardier qui me reconnaît me fait livrer passage et je pénètre dans le bureau.

— Ah bien, vous arrivez à temps, s’écrie le docteur ! racontez, ma soeur, ce que vous avez ressenti lorsqu’on vous a plongée dans l’eau.

Je reçois un coup en plein coeur : est-ce possible ? sur une chaise est assise la petite soeur blanche de Saint-Brieuc ; elle a le rose de la fièvre sur les joues et ses yeux, que je vois pour la première fois, ouverts, brûlent en deux flammes bleues. Par terre, gisent son panier d’osier, un appareil détraqué, des fragments de plâtre, des linges tachés d’humeur fraîche.

D’une voix qui s’essouffle, la soeur Justinien, joyeusement et vite, dit :

— Ah ! j’ai bien souffert, toute ma hanche droite a craqué ; on m’a retirée de l’eau, mais comme je souffrais encore, j’ai demandé qu’on m’y remette et alors la douleur a cessé ; j’ai senti que ma jambe était devenue droite et je me suis levée.

— Et vous étiez depuis combien de temps immobilisée dans cet appareil, continue le docteur qui vérifie les termes des certificats médicaux qu’il tient à la main.

— Depuis un an, mais je gardais le lit bien longtemps déjà avant que l’on ne m’eût mise dans le plâtre, — et se parlant à elle-même elle ajoute : Ce que notre mère va être contente !

— Il faudra retourner encore à la piscine avant votre départ, conclut le docteur ; la hanche a repris sa souplesse, mais il n’en est pas de même du genou ; voyons, essayez de marcher un peu.

La soeur se lève, fait quelques pas, mais péniblement ; on lui approche une chaise et tandis que le tumulte de la multitude derrière la porte et les croisées augmente, le docteur Boissarie s’écrie : « Ils vont me l’écharper quand elle sortira ! » et il donne l’ordre à des brancardiers d’aller chercher une voiture et de l’accompagner. — « Non, passez plutôt par la porte de derrière », reprend-il, — mais celle-ci est également obstruée par une foule qui veut voir la soeur. On est obligé de s’arcbouter contre la porte quand les brancardiers ont quitté la salle, pour la fermer.

— Vous savez, me dit le docteur, que le petit du pèlerinage de Belley est sur pied ?

— Le petit à la gouttière de bois ?

— Oui.

Ça, par exemple, je veux aller vérifier, par moi-même, l’état de cet enfant. Je me lance, tête baissée, dans la cohue ; mais je suis arrêté à chaque pas par des femmes qui m’interrogent sur la maladie de la religieuse miraculée ; un prêtre que je ne connais point est prêt à se fâcher quand je lui affirme que l’on ne peut formellement attester la guérison, puisque le genou reste enflé ; je crois bien qu’il me considère tel qu’un mécréant. Enfin, je parviens à m’échapper de la bousculade et, chemin faisant, je pense qu’à défaut d’une guérison complète qui n’est plus sans doute qu’une affaire de jours, la petite nonne a été si divinement changée qu’elle n’est plus reconnaissable. Elle qui était si incapable de remuer, si livide, si faible, si quasi morte, je l’ai vue causant, assise, les yeux ardents et les joues roses ! j’ai eu l’impression d’être en face d’une ressuscitée. Va-t-il en être de même du gosse ?

Arrivé à l’hôpital, je grimpe dans la salle réservée aux pèlerins de Belley et la première chose que j’aperçois, c’est la gouttière de bois vide sur le lit ; et la bonne soeur au hennin frappe, en me regardant, joyeusement les mains.

— Croyez-vous, Monsieur, que la Sainte Vierge nous gâte ! nous avons déjà deux malades guéris ! la dame qui est là-bas et qui ne pouvait boire du lait qu’à l’aide d’un tube de caoutchouc ; ah bien, le veau aux pommes de terre ne l’épouvante pas maintenant ! quand elle a fini de manger sa tranche, elle en redemande une ! et le petit que vous avez visité, quel miracle, celui-là !

— Où est-il, ma soeur ?

— Où il est ? mais il court dans les corridors ; il n’y a pas moyen de le faire tenir en place ; je vais vous le chercher.

Elle sort et, au bout de quelques minutes, elle le ramène.

— Ah ! dit-elle, imaginez qu’il a fallu lui acheter des souliers, puisqu’il était venu, étendu sur une litière et sans chaussures, et tandis qu’une brave dame était allée chez le cordonnier, il n’a pas voulu rester assis ; il a galopé, pieds nus, dans les couloirs.

Je demande au marmot s’il est content. Il se tait, mais considère d’un air fâché ses souliers.

— Voyons, bêta, reprend la soeur, tu sais bien qu’on te les changera, puisque ce sont des jaunes que tu veux ; la dame t’emmènera aujourd’hui même les choisir ; en attendant, ne boude pas et réponds aux questions du Monsieur.

— Qu’est-ce que tu as éprouvé lorsqu’on t’a plongé dans l’eau ?

— Je ne sais pas.

Finalement, à force de l’interroger, la soeur lui extrait qu’il a ressenti une secousse, mais qu’il n’a pas eu de mal.

— Allons, pendant que je te tiens, tourne-toi, que je te change de chemise.

Et la soeur ôte une chemise encore tachée de pus frais et je considère sur les reins la couronne d’abcès, sèche, en croûtes à demi levées et sous laquelle apparaît une peau rose et mince, toute neuve.

— Quand on songe que ces abcès étaient à vif et rendaient beaucoup de matière, dit la soeur ; et voyez la jambe, elle est redevenue droite et elle fonctionne aussi bien que l’autre, sans effort, sans fatigue. Ce gamin ne boitera même pas ; il est complètement guéri.

Lui, s’impatiente et ne dissimule pas qu’il voudrait s’en aller. Nous lui rendons sa liberté et il quitte, ventre à terre, la salle.

— Et dire, s’écrie la soeur, qu’il a fallu le brusquer pour le baigner ! il tempêtait, il avait peur de l’eau ; ah ! il nous aura fait endêver, ce polisson-là !

Je prends congé d’elle et vais réciter une dizaine de chapelet dans la chapelle de l’hôpital ; elle est très douce, cette petite chapelle, un peu sombre, plus intime que toutes les églises de Lourdes ; elle ressemble à une crypte avec la voûte de son plafond bas, son autel situé au fond, dans la pénombre, surmonté d’une Pieta, et, à quelques pas plus loin, se dresse la statue, avantageusement obscure, d’un saint dont la place se justifie bien en cet endroit, saint Jean de Dieu portant dans ses bras un malade ; des infirmes, tandis que je prie, récitent, assis sur des bancs, le rosaire ; le vacarme de l’hôpital, avec l’agitation fébrile de ses couloirs, s’éteint ici.

Et je songe, une fois de plus, à ces différences dans le mode adopté des cures. La soeur Justinien a beaucoup souffert dans la piscine, sa jambe s’est redressée, mais le genou est demeuré roide et gonflé ; le petit, lui, n’a éprouvé aucune souffrance et, d’un seul coup, il a été rendu souple et valide.

Je rumine ces réflexions en sortant de l’hôpital, mais je me heurte, dès que j’ai franchi les grilles, sur un nouveau pèlerinage qui se dirige vers la grotte ; en tête marche un être automatique qui brandit un drapeau anglais. Tous, hommes et femmes arborent à leur boutonnière un ruban tricolore, aux couleurs disposées dans le sens vertical. Aucun de ces gens ne chante, mais des femmes à lunettes dont les dents s’évadent des gencives, croassent.

Un prêtre, habitué de Lourdes et que je connais, me dit : ces Anglais-là vont tout accaparer, prendre les meilleures places, exiger d’être en tête des cortèges, mais rassurez-vous, leur encombrant sans-gêne ne vous offusquera pas bien longtemps. Après-demain, tout ce monde-là sera parti en excursion ; ils ont amené peu ou pas de malades ; au fond ce sont plus des touristes que des pèlerins.

Nous redescendons ensemble sur l’esplanade.

— Comptez, poursuit ce prêtre, combien, malgré cette multitude de personnes qui prient, il y a peu de miracles certains pour le moment, à Lourdes. Cherchez la cause et vous la trouverez peut-être dans cette masse de curieux venus en automobiles de Pau, de Bagnères, d’Argelès, de Cauterets, de Luchon, de toutes les villes d’eaux des environs, pour commérer et s’amuser ici !

Et comme, à propos de l’indigence de cervelle et de la misère dâme de la plupart de ces funestes snobs qui se déguisent en bêtes fauves pour écraser, dans un délire de vitesse, des femmes et des enfants sur les routes, l’entretien s’oriente sur les impulsions du satanisme, je me rends compte aussitôt combien un prêtre intelligent peut être incompréhensif dès qu’il s’agit d’art. Je lui parle de l’ignominie monumentale de Lourdes ; il ne s’en était jamais aperçu.

— C’est ainsi que partout ailleurs, profère-t-il.

— Mais non, ce n’est pas de même que partout ; c’est pis, dans ce douaire de la Vierge !

— Ah ! fait-il, alors que je lui explique le triomphe sournois du diabolisme des statues plantées dans les églises et sur l’esplanade, il y a encore autre chose ; vous le savez aussi bien que moi, la présence de la Vierge attire la présence du démon ; mais à Lourdes, c’est particulier. On pourrait attester que c’est le démon qui a occupé, le premier, la place, et que Notre-Dame est venue l’y relancer.

Aussi loin que l’on peut remonter au travers les âges, l’on constate, en effèt, que ce lieu fut toujours visité par le Maudit. Les fouilles qui ont été pratiquées, au point de vue préhistorique, ont amené la découverte, dans les cavernes des Espélugues, voisines de la grotte, de silex taillés, de bâtons de commandement, de pointes de flèches en bois de rennes, de squelettes d’animaux et surtout d’ossements humains, calcinés et fendus dans leur longueur, pour en extraire la moelle. Il est donc permis de supposer que des sacrifices humains ont abondé dans ce pays et que l’on y dépeçait, que l’on y grillait, que l’on y mangeait des victimes.

D’autre part, une légende se répète au sujet de ce quartier de roc qui se carre encore derrière la statue de la Vierge, dans l’excavation de la grotte, à l’endroit même où Elle parut. Ce bloc de granit présenterait, selon les uns, un grain de pierre si spécial qu’il faudrait se rendre en Mongolie pour en trouver un pareil ; il aurait été, dans ce cas, apporté, on ne sait à quelle époque et par quelles tribus nomades ; selon d’autres, la composition de sa matière serait tout bonnement celle des dolmens bretons ; enfin, certains croient que ce bloc a dû descendre de la chaîne granitique de Gavarnie qui s’étendait autrefois jusque dans les plaines de Lourdes. Quoi qu’il en soit, s’ils ne s’entendent pas sur la provenance d’origine, les géologues sont d’accord cependant pour voir en ce bloc une pierre de sacrifices, vouée à des divinités infernales que l’on n’apaisait que par des libations réitérées de sang...

Je me dis, en écoutant ces histoires, qu’elles ne prouvent absolument rien au point de vue du diabolisme particulier de Lourdes, car l’on a déniché des pierres de ce genre et des os humains calcinés et fendus dans la plupart des cavernes de tous les pays.

Mais mon prêtre continue.

— Dans un livre récemment édité par la librairie Savaëte, Mgr Goursat cite le témoignage de deux archéologues, MM. de Caumont et de Mirville, d’après lequel cette pierre aurait été spécialement dédiée à Vénus Astarté, c’est-à-dire à celle qu’Eusèbe appelle l’infâme démon, la cruelle déesse de la Volupté.

Et il conclut que l’Immaculée Conception serait apparue à Lourdes, pour chasser de la grotte le culte de ce péché d’origine dont Elle fut exempte.

Ici, vous le voyez, nous sommes sur un terrain presque sûr ; mais il en est encore un autre, plus mouvant, je l’avoue, mais très ancien aussi : celui de la pure légende. Vous la connaissez ? D’après une tradition qui paraît inspirée par l’histoire de Sodome, Lourdes s’élevait, jadis, au bord d’un lac, de celui qui s’étend sur la gauche de Biscaye — et Dieu, pour punir cette ville de crimes que la similitude du châtiment vous fait comprendre — l’engloutit, ainsi que dans une mer Morte, sous les flots soulevés de ce lac. Une femme, qu’il avait épargnée, lui ayant désobéi pendant sa fuite en se retournant, fut changée non en une statue de sel, comme l’épouse de Loth, mais en un monolithe — et ce monolithe ne serait autre que celui de Peyre-Crabère, situé sur la route de Pouyferré.

De tous ces fabuleux racontars, il semblerait résulter que cette ville, choisie par la Vierge, fut un des plus antiques repaires du démon. — C’est après tout possible. — Il en fut de même à Garaison, cette préfigure de Lourdes, où Marie se montra dans la lande du Bouc, à l’endroit même où Satan présidait aux turpitudes nocturnes des sabbats, mais, en omettant même les faits plus modernes qui se passèrent dans la grotte de Massabieille : la souillure reparue de la tache édénique, les cris infernaux qu’entendit Bernadette et la possession des fausses voyantes, il y a présentement, je crois, assez de preuves que le diabolisme sévit, sous des aspects divers, à Lourdes, pour qu’il ne soit pas besoin de s’assurer du plus ou du moins de véracité des fictions que me raconte mon ami l’abbé.

Nous nous séparons ; lui, se dirige vers le Rosaire, et moi, désireux d’échapper, ce matin, au bain des foules, je vais me promener jusqu’au couvent des dames de l’Immaculée Conception, situé derrière la résidence des anciens pères de Garaison et de la maison épiscopale, sur le chemin qui conduit à Bétharram.

Je n’ai, depuis deux ans que je viens ici, recueilli que des réflexions désobligeantes sur le compte de ces nonnes que l’on surnomme, dans le pays, « les grandes dames, les coquettes de Dieu », sans doute à cause de la richesse de leur costume théâtral, car elles portent des robes blanches à traîne quand elles se rendent à leur chapelle ; dans la rue, elles sont plus simplement accoutrées, il est vrai de le dire, de bleu.

Elles sont, en tout cas, des personnes fort commerçantes et de caractère peu commode. Elles prennent des dames en pension, ce qui exaspère, bien entendu, les gargotes et les hôtels de Lourdes, et elles sont en lutte avec l’Ordinaire pour des questions de murailles mitoyennes et de chemin. Elles ont perdu leur procès, mais elles se sont si bien démenées à Rome qu’elles ont obtenu d’être soustraites à la juridiction épiscopale de Tarbes.

Moi qui suis fort indifférent à ces disputes, je me propose simplement de visiter leur chapelle, espérant y trouver peut-être une relative solitude et pouvoir y prier en paix.

Après avoir longé la route sur laquelle s’ouvrent les cavernes des Espélugues qui sont creusées dans le bas de la montagne en haut de laquelle est planté l’étonnant groupe du chemin de croix et regardé ces excavations fermées par des grilles et transmuées en d’humides chapelles dont une vouée à Notre-Dame des Sept-Douleurs et une autre au fond de laquelle on aperçoit une effigie de sainte Madeleine, j’arrive devant un luxueux monastère et une églisette dont l’abord n’est pas sans me déconcerter un peu ; l’entrée est une rotonde vitrée, une véritable serre donnant sur un couloir également en verre et aboutissant à un battant de velours cramoisi ; on le pousse et alors s’étend devant vous, en une longue galerie, un salonnet prétentieux muni d’un autel au fond. Toutes les dévotionnettes, omises dans les autres sanctuaires de Lourdes, se sont réfugiées dans cet oratoire : saint Antoine de Padoue, saint Expédit représentés par des plâtres peints de la rue Saint-Sulpice, mais la pièce de résistance, le chef-d’oeuvre, est une statue en cire coloriée de sainte Philomène, couchée dans une boîte fermée par un pupitre vitré que l’on soulève pour y glisser des cartes de visite et des lettres.

Et, tandis qu’un peu ahuri je m’agenouille, des dames à traînes blanches font des entrées solennelles, par le côté cour et par le côté jardin, dans le choeur. Elles ont l’air d’être en scène et regardent d’ailleurs le public pour s’assurer qu’on les admire.

O ces « m’as-tu vues » de la piété !

Ce n’est décidément pas l’endroit rafraîchissant que iavais rêvé ; ce genre de nonnes n’incite pas à la prière et, une fois sorti, quand j’ai rejoint la route, je pense à un autre couvent bizarre où l’on ne rencontre plus de religieuses en costume, mais des femmes vaguement inquiètes, en habit de ville.

Ce couvent, situé à l’autre bout du pays, au pied d’un mont sec et nu qui semble avoir été fait avec des détritus d’ordures ménagères, accumulées, là, depuis des siècles, possède une singulière chapelle tendue d’andrinople rouge, semé de fleurs de lys jaunes et parée d’un assortiment de bondieuseries italiennes, sanglantes à la fois et aimables, telles que l’on en voit dans la montre d’un débit de la rue du Bac, à Paris.

Il y avait jadis, dans ce lieu, un Christ de ce genre de fabrication qui remuait les yeux et hypnotisait, en les vidant, les bourses. L’Évêque intervint et le supprima ; moi, j’ai toujours l’impression, quand j’entre dans cette boîte rouge qui tient du café-concert et du théâtre forain, de humer un fumet d’hérésie. On n’y célèbre, d’ailleurs, aucun office ; les religieuses — si religieuses il y a — sont des Passionistes, mais des Passionistes indépendantes, ne relevant d’aucune maison de cet Ordre.

Lourdes renferme, heureusement, des instituts plus sérieux : des Dominicaines nichées sur la hauteur, derrière la voie des trains ; des Carmélites en face de la grotte, de l’autre côté de la rivière, et les Clarisses sur le rebord de la cascade du Gave.

Je déambule doucement, regardant ces plantes plus expressives, plus odorantes que celles poussées dans les plaines, qui fleurissent tout le long de la route. Ici, les ellébores vertes sont énormes, les pulmonaires aux clochettes roses ou lilas, aux feuilles cailloutées de blanc, sont deux fois aussi grandes que celles cultivées dans les régions du centre ; mais la somptuosité des teintes, c’est surtout sur les côtes des rocs qu’il la faut chercher. Il y a sur ce chemin des rochers qui sont éclaboussés comme d’une poudre d’argent, par des lichens ; d’autres sont fastueusement revêtus de mousses d’un jaune de bouton d’or et d’un orange vif.

Et je croise à chaque instant des femmes qui reviennent de la forêt et balancent de lourds fagots sur leurs têtes. Dans ce pays, on porte tout ainsi, que le fardeau soit pesant ou léger, qu’il s’agisse de branches, de paniers, voire de minuscule paquet ; la question est d’avoir les mains libres et de pouvoir tricoter, en marchant.

Et ce sont aussi de lourds chariots en forme de berceau qui passent, traînés par des petits boeufs ayant une peau de mouton sur la tête et une serviette blanche autour du corps.

Tout en grimpant et en descendant, car il est quasi impossible, à Lourdes, de cheminer sur un terrain plat, j’arrive dans une gorge, près d’une source captée et d’un petit pont. Je suis dans la vallée du chaos. A perte de vue s’étagent des pies gigantesques gris, pelés, sans herbages, et de formidables débris, roulés d’en haut, jonchent le sol. L’on pourrait se croire à mille lieues de tout territoire habité, dans une nature absolument sauvage, si des poteaux télégraphiques n’étaient çà et là plantés dans les anfractuosités des versants et si le bruit des marteaux des tailleurs de pierre ne vous révélait que l’on vide, à mesure, en creusant des carrières, le flanc des monts.

Je m’assieds sur le rebord du petit pont. La joie de se trouver un peu seul ! — On se dégrise, car on finit par être un peu saoul dans le tintamarre de ces foules ; l’on n’est plus soi, mais un composé de je ne sais quels êtres affolés tournant, dans un mouvement de toton, sur eux-mêmes. Le recul fait défaut ; on ne voit plus, on a le mal de mer de l’âme ; tout se brouille ; c’est à peine si la prière intime est permise, car au moment où l’on va se recueillir, le chapelet se déroule à haute voix et, vous— même, vous êtes pris dans l’engrenage de cette roue vocale et vous moulez vos oraisons avec elle.

Ah ! non, Lourdes n’est pas un lieu de délices pour ceux qui aiment le coeur à coeur avec la Vierge dans le silence et les ténèbres des vieilles cathédrales !

Mais il faut constamment le répéter, où constater un épanouissement de la grâce et une efflorescence de la charité plus magnifiques qu’ici ?

Et c’est si anormal, à une époque où chacun ne poursuit qu’un but, s’enrichir aux dépens du prochain, que Lourdes présente vraiment, à ce point de vue, dans les annales de ce siècle, un spectacle unique !

A cette heure où la Société, fissurée de toutes parts, craque, où l’univers, empoisonné par des germes de sédition, s’inquiète dans l’attente d’une gésine ; à cette heure où l’on entend distinctement retentir, derrière les ténèbres de l’horizon, les tintements prolongés du glas, il semble que cette grotte embrasée de Lourdes ait été placée par la Vierge comme un grand feu allumé sur la montagne, pour servir de repère et de guide aux pécheurs égarés dans la nuit qui envahit le monde.

Et tandis que je reviens sur mes pas et reprends le chemin de la ville, très au loin, au lieu du glas que sonne l’avenir, j’écoute, ainsi qu’une douce protestation contre l’indicible panique des temps qui se préparent, l’heure dont les timbres sonnent, à la basilique, audessus de la grotte, sur quatre notes empruntées à la caresse chantée de la vieille prose de l’Inviolata : « O Benigna, o Regina, o Maria !ë »



X

LE Plus sùr abri, tandis que ces foisons de caravanes se démènent à Lourdes, c’est encore la chapelle des carmélites, située juste en face de la grotte dont la sépare le Gave, sur la hauteur de la route de Pau ; elle demeure inconnue aux pèlerins dont la vie s’écoule en bas, dans la ville même et sur l’esplanade. Ici personne ne s’intéresse à sainte Thérèse, pas plus d’ailleurs qu’à une autre sainte ; la Vierge seule existe ; dans les cantiques et dans les chants, il n’est question que d’Elle ; tout le monde dit le chapelet pendant la messe ; on ignore et le Sanctoral et le Propre du temps ; nulle part, l’hyperdulie ne s’avère aussi véhémente qu’à Lourdes !

A certains jours, le Carmel est envahi pourtant ; lorsque l’arrivée de centaines de prêtres est annoncée, que tous les autels de toutes les églises sont déjà retenus par la masse du clergé présent, l’on installe des autels en bois dans toutes les chapelles des monastères de la ville et l’on y distribue, en quelque sorte, des billets de logement de messe aux nouveaux venus. Les ecclésiastiques de tel pèlerinage sont envoyés chez les Clarisses, ceux de tel autre chez les Dominicaines et ainsi de suite. Le Carmel héberge alors, comme les autres communautés, des équipes de célébrants. Dans ce cas, la chapelle devient une galerie bordée de tables où des prêtres, les uns, le nez devant le mur de droite, les autres, le nez devant le mur de gauche, pratiquent, en se tournant le dos, le service accéléré des messes. Mais, après ce coup de feu, tout rentre dans l’ordre ; d’ailleurs, pendant les après-midi, la chapelle, qui est, en somme, assez loin de la grotte, car, faute de pont, il faut effectuer de longs détours pour franchir le Gave, est quasi vide.

C’est le seul endroit où, si l’on ne veut pas se recueillir dans sa chambre, l’on puisse se trier et se récupérer ; et cependant, ce que ce sanctuaire, d’habitude si placide, est inintime ! il apparaît tel que le hall d’un de ces casinos balnéaires, si fréquents dans la région ; c’est un assemblage de vitres criardes et de sculptures exécutées à la grosse, et il est paré d’un autel doré qui représente tout ce qu’il y a de plus fastueux, dans le genre, et de plus cher. La salle qui affecte des prétentions ogivales est, avec cela, d’un blanc de plâtre, d’une clarté crue, et les boiseries luisantes de ses bancs et de son parquet, implacablement cirés, ajoutent encore à cette impression acide de neuf que l’on ressent dès que l’on pousse une étonnante porte d’entrée, toute en verre ; celle-là évoque, avec le décor de ses peintures sur fond bleu, l’affligeant souvenir de ces verrières fabriquées pour certaines brasseries, au cadre Moyen Age, du quartier latin ; elle y serait certainement beaucoup mieux à sa place qu’ici.

Cette chapelle est accolée à une énorme bâtisse qui fut construite sur les données du curé Peyramale, le premier bâtisseur de Lourdes.

Préoccupé par le désir de « faire grand », ce prêtre ne tint aucun compte de la règle de sainte Thérèse, qui n’admet qu’un nombre très faible de religieuses dans chacun de ses monastères et il encouragea l’érection d’une colossale caserne dans laquelle des régiments manoeuvreraient à l’aise. Les saintes filles qui l’habitent sont comme perdues dans l’immensité de ce monument dont le coûteux entretien les accable. Elles ne peuvent voir, heureusement, derrière la treille de fer noir qui les sépare du choeur, cette orgueilleuse chapelle si messéante à leur ordre voué, par ses ordonnances mêmes, à la pratique de la pauvreté et à l’exercice de la pénitence.

Et cependant, en fermant les yeux, le dimanche à la grand’messe, quand on écoute leur lamento derrière la grille, l’importunité de ce clinquant s’efface et l’éternelle kermesse de Lourdes, la vision même de la Madone triomphale de ce pays s’évanouissent et le souvenir vous revient d’une autre Vierge qui apparut, douze années auparavant, sur une autre montagne, sur la chaîne rivale des Pyrénées, pour pleurer et prêcher la pénitence et l’on se rappelle soudain qu’à Lourdes aussi, l’Immaculée Conception a, par trois fois, répété Je mot de pénitence à Bernadette.

Mais il semble que ces paroles détonnent dans ce milieu. Ni l’allure des pèlerins, ni la tenue des églises, ni les cantiques des foules, ni même les textes de la liturgie qui n’est que joyeuse ici, ne suscitent l’idée de la contrition et du repentir.

Le site surtout y est résolument contraire ; le paysage est un gai paysage d’opéra-comique, avec ses montagnes de familles, ses cavernes pour enfants, ses pies à la papa ; ce n e est plus du tout la nature grandiose et stérile de la Salette ; l’on n’est pas au-dessus des abîmes, dans un endroit sans arbres, sans oiseaux, sans fleurs, sur une place qui n’est guère plus grande que la place Saint-Sulpice et au delà de laquelle ce ne sont plus que d’effroyables gouffres ; là-haut, à la Salette, on est seul, dans les nuages, avec la Vierge ; il n’y a pas de distractions, pas de cafés et de journaux, pas de panoramas, pas d’excursions en automobiles, pas enfin de funiculaire pour se faire hisser doucement au sommet des monts !

On y vit replié sur soi-même, tandis que l’on vit déplié à Lourdes ; c’est un véritable pèlerinage d’expiation ; je le crois bien désert, bien abandonné maintenant ; il répondait si peu aux entrains des foules !

Mais cette Notre-Dame des Sept-Douleurs qui a jadis guéri à La Salette tant de malades et distribué tant de grâces n’en restera pas moins toujours plus attirante pour certaines âmes que la jeune Vierge, blanche et bleue, sans enfant, sans croix, de Lourdes. C’est la très ancienne Vierge du Calvaire qui est apparue dans les Alpes, c’est la Mère dont le coeur fut un fourreau de glaives...

Et la voilà qui revient encore dans cette chapelle de Lourdes, ramenée par sainte Thérèse, évoquée par la tristesse même de ces chants qui contrastent si singulièrement avec les allègres fredons que l’on entend dehors !

Elle vous lamine ; on ne pensait qu’à Elle et c’était très bon — et l’on pense à soi, et c’est horrible !

On était saisi par le décor extérieur, par la pitié pour la souffrance des uns, par un vague acquiescement à la grossière gaieté des autres. On était absent de son âme qui se satisfaisait, tant bien que mal, dans ce pêlemêle d’impressions issues de l’extérieur, par les pratiques externes, elles aussi, des prières vocales : l’on ne songeait plus à descendre dans ses aîtres et voilà que le Carmel vous enlève à cette torpeur qui était délectable, après tout, puisqu’elle vous dispensait des résipiscences, qu’elle vous exemptait des lancinants regrets !

Mais cet amer reproche des égarements oubliés s’évanouit aussitôt que l’on quitte le Carmel, car la permanente atmosphère des affluences en liesse vous reprend. A la porte même du cloître, ce matin, les tourières exultent en parlant de la formidable procession qui va s’organiser ce soir ; tout un corps d’armée, trente mille hommes, pérégrineront, un cierge à la main, de la grotte au Rosaire, en passant par les lacets en forme d’M couché qui grimpent sur la colline, derrière la basilique, et, après avoir descendu et remonté les rampes, ils évolueront sur l’esplanade pour finalement se fondre, en un seul groupe, dans le cirque immense du Rosaire.

En attendant la fête aux flambeaux de ce soir, j’assiste encore aujourd’hui à la procession de quatre heures ; seulement, cette fois, au lieu de suivre le SaintSacrement ou de regarder la cérémonie par les lucarnes de l’église, je me mêle à la foule. Il y a beaucoup de pèlerins fervents, mais aussi beaucoup de curieux arrivés des villes d’eaux des environs et qui se promènent autour du cercle des malades comme autour d’un orchestre militaire, aux Tuileries. Ce ne sont pas ceux-là qui nous apporteront un appoint de prières et un renfort de grâce !

Il est vrai que le spectacle auquel ils vont assister n’est pas de nature à leur inspirer le respect d’une religion qu’ils ignorent.

Presque en tête du cortège, après la croix, les céroféraires et les suisses bleus, — les suisses vermillon aux plumets de corbillard sont, avec le pèlerinage qui les amena, partis, — une fanfare, débarquée d’hier, s’avance, composée d’ecclésiastiques et de laïques parmi lesquels domine un énorme soutanier qui vente, à décorner les buffles, dans un ophicléide.

Ils jouent des mélodies de barrières, des flons-flons !

Et une fois qu’ils sont entrés dans le camp des infirmes, une indécente dispute éclate avec ces brutes qui regimbent d’ailleurs, alors qu’on les supplie de se taire, pour permettre au prêtre implorateur de lancer les invocations !

Le Saint-Sacrement parcourt, selon l’habitude, le rang des voiturettes. C’est devant moi un remous de têtes ; des gens se haussent sur la pointe des pieds pour voir ; des enfants sont à califourchon sur les épaules de leurs papas, des dames sont montées sur des bancs et sur des chaises ; les échelles des photographes sont envahies. L’on dirait d’une multitude en attente du boeuf gras. — Çà et là, pourtant, à l’écart, des prêtres lisent, placidement, leurs bréviaires ; — et tout à coup un frémissement passe dans la foule. Des cris retentissent : un miracle ! une femme se lève ! Magnificat ! J’aperçois les brancardiers qui courent à toutes jambes dans le cercle vide. Le plus sage est de filer dare-dare à la clinique, avant que tout le monde ne s’y précipite, pour être là lorsqu’on amènera cette femme.

Quand j’arrive, le docteur Boissarie cause avec une jeune fille assise dans un fauteuil, devant lui.

Elle raconte que, paralysée de la main et du bras droits, elle n’avait pas encore été guérie, dans les piscines ou pendant la procession, depuis huit jours qu’elle est à Lourdes, mais qu’elle l’a été subitement, ce matin, sur la montagne du Calvaire où elle s’était rendue pour faire, avant son départ de ce soir, un dernier chemin de croix.

La guérison eut lieu quand elle n’y comptait plus, juste au moment où, allant se retirer, elle prononçait en se signant, à la fin de ses prières, le mot Amen.

Et la petite agite son bras dans tous les sens et rit, en regardant avec complaisance une bague en doublé et en strass qu’elle s’amuse à faire monter et à faire descendre le long de son doigt.

— Mais, dit le docteur qui sourit, vous ne l’aviez pas cette belle bague quand vos doigts étaient repliés dans l’intérieur de votre main ?

— Oh ! non, seulement lorsque j’ai été guérie, j’ai été si contente que j’ai couru aussitôt en acheter une !

Et, comme craignant d’être accusée de coquetterie, elle ajoute, en rougissant un peu

— Je l’ai donnée à bénir !

Tout le monde rit et je pense que cette petite ne manque pas d’une certaine roublardise, car enfin, elle a trouvé moyen de mettre sa conscience à l’abri et de se garder à carreau envers la Vierge, en transformant un objet de vanité en un objet de piété ; est-ce assez femme !

La porte s’ouvre en un coup de vent, dans une tempête de voix ; le bureau est, en un instant, rempli. On pousse, en hâte, sur le parquet, une civière et les brancardiers se débattent derrière elle, dans une ruée de foule. Il faut aller leur prêter main-forte pour rejeter les assaillants et refermer la porte.

Ce bureau suggère de plus en plus l’idée d’une cabine de navire battu par un flux de vagues et l’on entend, en effet, en dehors, un roulement de mer, sur l’esplanade où la multitude, qui attend la sortie de la miraculée, moutonne.

— Voyons, dit le docteur, qui considère la femme que les brancardiers aident à se lever de la civière, qu’est-ce qu’il y a ?

Tous ceux qui ont pénétré à la suite dans le bureau parlent en même temps.

— Un peu de silence, Messieurs ! s’écrie le Docteur ; laissez Madame s’expliquer.

Mais elle n’explique rien du tout ; elle est ahurie, se borne à répéter : je suis guérie, je suis guérie !

— De quel pèlerinage êtes-vous ? avez-vous un certificat médical ?

Elle n’en sait rien ; pourtant l’on finit par comprendre que le certificat est resté à l’hôpital.

Enfin, un prêtre qui la reconnaît déclare que cette femme est une épileptique dont les paralysies sont intermittentes.

— C’est bien, reprend le docteur Boissarie, nous examinerons ce cas plus tard.

Et il hausse les épaules.

— Maigre butin ! lui dis-je, en le quittant.

Il sourit :

— Eh bien ! me répondit-il, vous êtes assuré, je pense, que, contrairement à l’opinion de certains journaux, le miracle ne se fabrique pas sur commande, ici !

Au moment où je sors, la fanfare, à laquelle on a rendu sa liberté, vacarme sur l’esplanade ; le cambrousier d’église qui tient l’ophicléide en tire des meuglements de vache éperdue, de pieux et de profonds rots.

Il n’y a qu’une ressource, rentrer chez soi et fermer ses fenêtres, pour échapper, s’il se peut, à l’infatigable chahut de ces gens.

Vers huit heures du soir, le calme se rétablit. Ces orphéonistes bâfrent et boivent, sans doute, encore. je vais rejoindre mes braves tourières au Carmel et je m’assieds, auprès de quelques prêtres, sur les marches de la chapelle. De là, je domine, au-dessus du Gave, la basilique, la rampe, l’esplanade, le Rosaire, vus de profil ; c’est l’endroit le mieux situé pour assister au gala de la féerie du feu.

En attendant que le défilé commence, nous causons, et l’on ne s’entretient, bien entendu, que d’arrivées et de départs de pèlerins et de miracles. L’on m’interroge pour savoir si je suis allé à la clinique aujourd’hui et si j’y ai constaté des prodiges. Je raconte l’histoire de la petite à la bague guérie, sans y penser, quand elle n’y comptait plus, et à propos de cette cure inattendue, un ecclésiastique dont je n’aperçois pas le visage dans l’ombre et qui doit être, d’après certains détails qu’il donnait tout à l’heure à l’un de ses voisins, un prêtre de la Sainte Face, à Tours, s’exclame :

— Le miracle ! M. Dupont répondait à un curieux qui lui exprimait son ébahissement des guérisons qu’il obtenait par l’huile de la lampe allumée devant la Sainte Face : « Mais, Monsieur, le miracle n’est pas plus difficile à obtenir pour un chrétien qu’un plat de petits pois chez la marchande du coin ; il suffit de demander... »

Seulement, lui, demandait d’une façon spéciale. Il ne disait pas à Dieu : « Je voudrais », il disait : « je veux ». Il reprit, une fois, une jeune fille qui souffrait d’un pied et s’adressait au Seigneur en ces termes : « Mon Dieu, si c’est votre bon plaisir et votre volonté, je vous prie de m’accorder ma guérison. »

« Ce n’est pas de la sorte qu’il faut prier, s’écriat-il ; vous n’avez pas la foi, il faut commander au Bon Dieu ! » — C’est peut-être ainsi qu’il conviendrait de s’y prendre, ici, quand le Christ résiste...

— Peut-être, répliqua un autre prêtre, car lorsque le Père Marie Antoine venait à Lourdes, il usait parfois de ce mode d’impétration et avec succès...

— Oui, mais ce vieux capucin était un saint homme dont l’éloquence, toute en cris, déchaînait les foules et il disposait ainsi, en sachant la manier, d’une force de prières étonnante...

Et, tandis qu’ils bavardent, évoquant entre eux des souvenirs du Père Marie Antoine, au loin, devant nous, la procession se forme.

A cette heure, dans la nuit, la grotte, creusée sous la basilique, flamboie comme une fournaise ; c’est de là que part l’incendie propagé par les cierges des pèlerins que l’on ne voit pas ; il semble que des étincelles sautées du fond d’un four ouvert et portées par le vent voltigent dans les lacets de la colline, qui, lentement, s’embrasent ; et les bluettes gagnent du terrain, pétillent déjà dans les arbres derrière l’abside de la basilique et atteignent, peu à peu, en tournant, le parvis, avant de descendre sur la rampe de droite, dans une indescriptible cacophonie de Laudate Mariam, de « Au ciel, au ciel ! », mêlés à des cantiques de langues étrangères, tous écrasés, pourtant, par la masse pesante des Ave.ë

Et voici la basilique qui s’illumine du haut en bas, qui se découpe en des lignes tricolores dans l’ombre et elle paraît plus étriquée, plus chétive encore, sur le fond de ces montagnes que les ténèbres, déchirées par les coups de lumière, agrandissent. La chaufferette ronde, à couvercle, le gueux posé sous ses pieds, le toit du Rosaire, brasille avec la ferblanterie de son dôme et ses oculi rouges. Maintenant, les deux rampes sont en pleine combustion ; l’on monte sur l’une et l’on descend sur l’autre ; l’on dirait d’une roue de feu, couchée sur le flanc, à demi soulevée du sol, qui tourne, en crépitant, lançant, dans son mouvement giratoire, des gerbes d’étincelles. Les cierges qui grimpent se hâtent, semblent marcher, en poussant des cris de victoire, à l’assaut de la basilique ; et subitement, dans le sillage scintillant, de grands trous se font ; le vent a éteint des cierges et des mouches de feu volent pour les rallumer et les trous noirs disparaissent, bouchés par des paquets de flammes !

Et cela tourne, tourne, sans arrêt, dans un vacarme d’Avé soutenu par les cuivres de la fanfare ; au loin, l’esplanade qui déborde, fait songer à une plaine dont la récolte se carbonise, à des champs d’épis en ignition ; et les tiges de cette moisson qui brûle projettent un éclairage de théâtre sur les arbres des alentours dont le vert s’albumine et se décolore.

En face de la grotte, le long du Gave, de minuscules cortèges s’organisent encore et l’on croirait voir des essaims de vers luisants qui ondulent sur la terre, puis se muent, rejetant leurs chrysalides de nuit, à mesure qu’ils montent en voltigeant, dans les lacets de la colline, en des phalènes d’or. Ces cierges chantent, mais leur faible voix que l’on entend à peine finit par se perdre dans l’énormité de l’ensemble qui ébranle l’ombre des monts.

Ah ! l’étrange vision et le délirant spectacle de cette foule accourue de tous les pays de l’univers, dans ce petit coin de rien du tout, pour prier la Vierge ! à quelques pas d’ici, c’est la campagne silencieuse, la campagne noire ; et tous ces gens qui veillent, si loin de leurs patries, disent la même chose dans des idiomes différents et pensent de même ; tous sont certains que des infirmes abandonnés par les médecins peuvent, si la Vierge le veut, en un instant, guérir ; tous savent que des conversions impossibles, que des affaires inextricables peuvent s’accomplir et se dénouer, en un clin d’oeil ; et dans cette multitude innombrable que ne contraint aucune police, jamais un désordre, jamais une dispute ; l’effervescence même que produisent des miracles tombent d’elle-même. Il y a, dans cette cité de Notre-Dame, un retour aux premiers âges du christianisme, une éclosion de tendresse qui durera, tant que l’on restera sous pression, dans ce havre de la Vierge. On a l’idée d’un peuple composé de fragments divers et néanmoins uni comme jamais peuple ne le fut ; il se désagrégera, demain, par des départs, mais il se reconstituera par l’arrivée de nouveaux éléments apportés par de nouveaux trains, et rien ne sera changé ; la piété sera pareille, la patience et la foi seront semblables. Lourdes, est, en somme, une principauté qui réalise, et bien au delà, les plus audacieuses chimères des philanthropes ; c’est la fusion temporaire des castes ; la femme du monde y panse et y torche l’ouvrière et la paysanne ; le gentilhomme et le bourgeois deviennent les bêtes de trait des artisans et des rustres et se font garçons de bains, pour les servir.

Le pauvre est hébergé, nourri, baigné, choyé, pour la grâce de Dieu ; il peut puiser toute l’eau qu’il désire à la fontaine ; il peut s’asseoir dans toutes les églises, et devant la grotte, partout où il lui plaît, sans avoir jamais à dépenser un sou.

Le rêve d’une société qui serait propre se décèle, pour quelques mois, tous les ans, à Lourdes ; il est dû à cette vertu que saint Paul déclarait supérieure à toutes, à la charité ; et je songe mélancoliquement que si les préceptes du Christ étaient suivis, l’existence pourrait être clémente à tous ; mais c’est ici que l’utopie commence ; personne ne se soucie d’un prochain qui ne cherche la plupart du temps, d’ailleurs, qu’à vous exploiter et, d’autre part, les mécréants n’ont qu’un but, persécuter les catholiques, lesquels regrettent de ne pas disposer du pouvoir pour persécuter, à leur tour, les impies, oubliant que, s’ils ont le droit d’avoir des martyrs, leur religion, à eux, leur défend d’en faire.

Et, tandis que je rumine ces réflexions, la roue de feu tourne toujours ; mais elle dégage déjà moins d’étincelles, et, à mesure qu’elle se refroidit et s’éteint, un brasier s’allume au-dessous d’elle, dans la cuve formée devant le Rosaire, par le cercle des rampes. Toutes les lueurs des cierges sont tombées là ; et quand les rampes sont devenues tout à fait noires, quand la roue s’est arrêtée, une immense flambée d’incendie jaillit de la cuve.

Et alors un spectacle splendide, à jamais inoubliable, surgit.

Les hurlements disparates se sont tus et de la cuve incandescente le Credo du plain-chant s’élance. Il se déroule soutenu par des milliers de voix, monte, au milieu des flammes, en une auguste lenteur dans les ténèbres du firmament.

C’est la profession de foi de la terre enfin sortie de la confusion des langues pour s’exprimer dans l’idiome liturgique ; c’est la concentration des prières individuelles du jour, réunies en la gerbe de la prière commune ; c’est l’offrande au Seigneur — devant lequel la Vierge exaltée jusqu’à ce moment s’efface — du parfum vocal du symbole de ses Apôtres, l’encens chanté de son Église même !

Et en haut, tout en haut, dans le ciel, alors que les accents solennels du Credo planent, un nouvel astre se lève, au sommet de la montagne du grand Gers, invisible dans l’ombre, un astre qui a la forme d’une croix et qui rutile dans la mêlée des autres étoiles, la croix, allumée par des jets électriques, sur la cime disparue du mont !

C’est terminé, la cuve ardente fume et s’éteint ; la moisson de feu de l’esplanade a été fauchée ; la procession se disloque, les cierges se meurent. Seul, le vaste trou de la grotte continue de flamber. Cependant, çà et là, comme d’un collier dont le fil se casse, des perles de lumière bondissent, roulent, isolées, et s’éloignent les unes des autres, sur les routes. Quelques fumerons achèvent de rougeoyer le long du Gave ; quelques feux-follets volètent encore près du Rosaire, mais ils ne tardent pas à disparaître, eux aussi, dans le noir.

Cette fois, c’est bien fini ; je ne sais... mais j’ai l’idée que cette splendide féerie est indépendante de nous, quenous n’y sommes pour rien, que cette vision n’est qu’une allégorie, qu’une figure... il me paraît que la réalité, cachée sous des apparences humaines, est autre...

Il me semble qu’après avoir humblement travaillé, pendant le jour, dans des cabines de bain, pour guérir des corps et sauver des vivants, la Vierge travaille, maintenant, dans la nuit, pour guérir des âmes et pour sauver des morts.

C’est Elle qui a tourné ce rouet de feu et filé le lin en flammes de prières, afin de tisser les robes glorieuses de ces âmes qui n’attendent plus que leur vêtement de Paradis pour sortir du Purgatoire !

Si j’allais me coucher ; le vent des montagnes qui souffle, dès que tombe le crépuscule, alors que l’aprèsmidi fut torride, me glace ; ces sautes de température, qui se renouvellent presque chaque jour, sont pénibles ; je suis d’ailleurs éreinté par mes courses, toujours en montées et en descentes, à travers les rues. Je pars, mais combien vont rester éveillés et debout, car il n’y a ni jours, ni nuits à Lourdes ; la ville en fièvre a perdu le sommeil ; l’esplanade, les rampes, l’allée du Gave demeurent éclairées, à la lumière électrique, jusqu’à l’aube ; les hôtels sont illuminés ; la grotte derrière ses grilles que l’on ferme, va consumer le bûcher toujours grandissant de ses cires.

Bien des pèlerins, assis sur les bancs, égrèneront, devant la statue devenue claire dans le reflet des cierges, leurs chapelets jusqu’à l’aurore ; d’autres pour coin battre le froid, marcheront, en chantant des Ave ; d’autres encore s’étendront, au chaud, dans l’église toujours ouverte du Rosaire et ils y somnoleront, exténués, écoutant vaguement, ainsi qu’en un songe, les pétillements argentins des sonnettes brandies par les servants de messe ; d’autres, enfin, iront rejoindre l’abri où, pêle-mêle, des pèlerins morts de fatigue s’entassent, mais, à cette heure, les places sont déjà prises. Le réveil de ces hospitalisés que je surpris, un matin, était affreux ; le sommeil qui les abat, ce soir, ne l’est pas moins. Ce sont des ronflements de gens anéantis par les digestions des lourdes charcuteries et des gros vins ; ce sont des soupirs de gens en proie à des cauchemars, de femmes qui rêvent. Des gamins sont couchés entre les jambes de leur mère, la tête appuyée sur leur ventre comme sur un oreiller et ce sont des plaintes étouffées, lorsque, lasse de reposer sur le dos, péniblement, la mère se retourne, en chavirant l’enfant. L’abri est une sorte de morgue où les cadavres restent habillés, mais dont les pieds déchaussés fument !

Et ce sont les grognements des dormeurs réveillés par le courant d’air glacé de la porte qu’on ouvre ; c’est le revers de la médaille du jour, la bête revenue dans l’écrasement d’un somme !