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La Vogue No. 8, Du 13 au 20 juin 1886.


ESTHER

FRAGMENT



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Et ce palais qui montait dans les nuages avec ses empilements de terrasses, ses esplanades, ses lacs enclavés dans des rives d’airain, ses collerettes de créneaux en fer, ses dômes papelonnés d’écailles, ses gerbes d’obélisques aux pointes couvertes comme des pics de montagne d’une éternelle neige, s’éventra sans bruit, puis s’évapora, et une gigantesque salle apparut pavée de porphyre, supportée par de vastes piliers aux chapiteaux fleuronnés de coloquintes de bronze et de lys d’or.

Partout, derrière ces piliers, s’étendaient des galeries latérales, aux dalles de basalte bleu et de marbre, aux solivages de bois d’épine et de cèdre, aux plafonds caissonnés, dorés comme des châsses ; puis, dans la nef même, au bout du palais arrondi tel que les chevets à verrières des basiliques, d’autres colonnes s’élançaient, en tournoyant, jusqu’aux invisibles architraves d’un dôme, perdu, comme exhalé, dans l’immesurable fuite des espaces.

Autour de ces colonnes réunies entre elles par des espaliers de cuivre rose, un vignoble de pierreries se dressait en tumulte, emmêlant des cannetilles d’acier, tordant des branches dont les écorces de bronze suaient de claires gommes de topazes et des cires irisées d’opales.

Partout grimpaient des pampres découpés dans d’uniques pierres ; partout flambait un brasier d’incombustibles ceps, un brasier qu’alimentaient les tisons minéraux des feuilles taillées dans les lueurs différentes du vert, dans les lueurs vert-lumière de l’émeraude, prasines du péridot, glauques de l’aigue-marine, jaunâtres du zircon, céruléennes du béryl; partout, du haut en bas, aux cimes des échalas, aux pieds des tiges, des vignes poussaient des raisins de rubis et d’améthystes, des grappes de grenats et d’amaldines, des chasselas de chrysoprases, des muscats gris d’olivines et de quartz, dardaient de fabuleuses touffes d’éclairs rouges, d’éclairs violets, d’éclairs jaunes, montaient en une escalade de fruits de feu dont la vue suggérait la vraisemblable imposture d’une vendange prête à cracher sous la vis du pressoir un marc éblouissant de flammes!

Çà et là, dans le désordre des frondaisons et des lianes, des ceps fusaient à toute volée, se rattrapant par leurs vrilles à des branches qui formaient berceau et au bout desquelles se balançaient de symboliques grenades dont les hiatus carminés d’airain caressaient la pointes des colonnes phalliques jaillies du sol.

Cette inconcevable végétation s’éclairait d’elle-même; de tous côtés, des obsidianes et des pierres spéculaires incrustées dans des pilastres, réfractaient en les dispersant, les lueurs des pierreries qui, réverbérées en même temps par les dalles de porphyre, semaient le pavé d’une ondée d’étoiles.

Soudain la fournaise du vignoble, comme furieusement attisée, gronda; le palais s’illumina de la base au faîte, et, soulevé sur une sorte de lit, le Roi parut, immobile dans sa robe de pourpre, droit sous ses pectoraux d’or martelé, constellés de cabochons, ponctués de gemmes, la tête couverte d’une mitre turriculée, la barbe divise et roulée en tube, la face d’un gris vineux de lave, les pommettes osseuses, en saillie sous des yeux creux.

Il regardait à ses pieds, perdu dans un rêve, absorbé par un litige intérieur d’âme, las peut-être de l’inutilité de la toute-puissance et des inaccessibles aspirations qu’elle fait naître; dans son oeil pluvieux, couvert tel qu’un ciel bas, l’on sentait la disette de toute joie, l’abolition de toute douleur, l’épuisement même de la haine qui soutient et de la férocité dont le régal continué s’émousse.

Lentement enfin, il leva la tête et vit, devant un vieillard au crâne en oeuf, aux yeux forés de travers sur un nez en gourde, aux joues sans poil, granulées ainsi qu’une chair de poule et molles, une jeune fille debout, inclinée, haletante et muette.

Elle avait la tête nue et ses cheveux très blonds pâlis par des sels et nuancés par des artifices de reflets mauves coiffaient son visage comme d’un casque un peu enfoncé, couvrant le sommet de l’oreille, descendant tel qu’une courte visière sur le haut du front.

Le cou dégagé restait nu, sans un bijou, sans une pierre, mais des épaules aux talons, une étroite robe la précisait, serrant les bulles timorées de ses seins, affutant leurs pointes brèves, lignant les ambages ondulés du torse, tardant aux arrêts des hanches, rampant sur la courbe exiguë du ventre, coulant le long des jambes indiquées par cette gaine et rejointes, une robe d’hyacinthe d’un violet bleu, ocellée comme une queue de paon, tachetée d’yeux aux pupilles de saphir montées dans des prunelles en satin d’argent.

Elle était petite, à peine développée, presque garçonnière, un tantinet dodue, très amenuisée, toute frêle; ses yeux bleus flore étaient reculés vers les tempes par des tirets de teinture lilas et estompés en dessous pour les faire fuir; ses lèvres fardées crépitaient dans une pâleur surhumaine, dans une pâleur définitive acquise par un décolorement voulu du teint ; et la mystérieuse odeur qui émanait d’elle, une odeur aux âmes liées et discernables, expliquait ce blanc subterfuge par les pouvoirs des parfums de décomposer les pigments de la peau et d’altérer pour jamais le tissu du derme.

Cette odeur flottait autour d’elle, l’auréolait, pour ainsi dire, d’un halo d’aromes, s’exhalait de sa chair par bouffées tantôt agiles et tantôt lourdes.

Sur une première couche de myrrhe, au relent résineux et brusque, aux effluences amères presque hargneuses, à la senteur noire, une huile de cédrat s’était posée, impatiente et fraîche, un parfum vert, qu’arrêtait la solennelle essence du baume de Judée dont la nuance fauve dominait, à son tour contenue et comme asservie par les rouges émanations de l’oliban.

Ainsi debout dans sa robe égrenée de flammes bleues, imbibée de fulminantes effluves, les bras ramenés derrière le dos, la nuque un peu renversée sur le cou tendu, elle demeurait immobile mais, par instants, des frissons passaient sur elle et les yeux de saphir tremblaient, en pétillant, dans leurs prunelles d’étoffe remués par la hâte des seins.

Alors l’homme à la tête glabre, au crâne en oeuf, s’approcha d’elle, des deux mains saisit la robe qui glissa et la femme jaillit complètement nue, blanche et mate, la gorge à peine sortie, cerclée autour du bouton d’une ligne d’or, les jambes fuselées, charmantes, le ventre gironné d’un nombril glacé d’or, moiré au bas comme les cheveux de reflets mauves.

Dans le silence des voûtes, elle fit quelques pas, puis s’agenouilla et la pâleur inanimée de sa face s’accrut encore.

Reflété par le porphyre des dalles, son corps lui apparaissait tout nu; elle se voyait, telle qu’elle était, sans étamine, sans voile, sous le regard en arrêt d’un homme ; le respect épeuré qui, tout à l’heure, la faisait frémir devant le muet examen d’un Roi, la détaillant, la scrutant avec une savourante lenteur, pouvant, s’il la congédiait d’un geste, insulter à cette beauté que son orgueil de femme jugeait indéfectible et consommée, presque divine, se changeait en la pudeur éperdue, en l’angoisse révoltée d’une vierge livrée aux mutilantes caresses du maître qu’elle ignore.

La transe d’une irréparable étreinte, rudoyant sa peau anoblie par les baumes, broyant sa chair intacte, descellant, violant, le ciboire fermé de ses flancs, et surgissant plus haut que la vanité du triomphe, le dégoût d’un ignoble holocauste, sans attache d’un lendemain peut-être, sans balbuties d’un personnel amour leurrant par d’ardentes simagrées d’âme, la douleur corporelle d’une plaie, l’anéantirent et la posture qu’elle gardait écartant ses membres, elle aperçut devant elle, dans la glace du pavé noir, les couronnes d’or de ses seins, l’étoile d’or de son ventre, et sous sa croupe géminée, ouverte, un autre point d’or.

L’oeil du Roi vrilla cette nudité d’enfant et lentement il étendit vers elle la tulipe en diamant de son sceptre dont elle vint, défaillante, baiser le bout.

Il y eut un vacillement dans l’énorme salle ; des flocons de brume se déroulèrent, ainsi que ces anneaux de fumée qui, à la fin des feux d’artifice, brouillent les trajectoires des fusées et dissimulent les paraboles en flammes des baguettes ; et, comme soulevé par cette brume, le palais monta, s’agrandissant encore, s’envolant, se perdant dans le ciel, éparpillant pêle-mêle sa semaille de pierreries dans le champ noir où scintillait là-haut l’éternelle moisson des astres.

Puis, peu à peu, le brouillard se dissipa, la femme apparut, renversée, toute blanche, sur les genoux de pourpre, le buste cabré sous le bras rouge qui la tisonnait.


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J. K. Huysmans.