Le Musée des Deux Mondes, 15 janvier 1876.

Croquis et eaux-fortes.

’Effet de soir.’

Vent, brume, pluie, tourbillon furieux qui enfle les jupes ou colle le paletot contre les jambes, c’est tout le Carrousel, le soir, alors qu’à la fin de l’automne la bise souffle à plein cor ses navrantes fanfares. Il fait froid, on va, on vient, on glisse sur le pavé gras, on patauge dans la boue, on frissonne, on a l’oeil qui larmoie, le nez qui rougit, les mains qui s’engourdissent.

Le gaz s’allume au Palais-Royal et déploie son éventail de flammes jaunes; les restaurants étalent à leurs vitrines des mets qui ne se mangent: poissons aux écailles d’azur et aux cottes d’argent, chevreuils aux chairs d’un rouge de pourpre, pistaches vertes, truffes noires, langoustes écarlates, pommes laquées de rose, et tout cela coûte deux francs..., pour n’en pas manger! En haut, c’est la cohue, les garçons s’élancent, crient, se disputent, bousculent les gens qui mangent et, dans ce vacarme de pas, de heurts, de hurlements, une petite cuiller qui sonne, en tombant, jette sa note aigrelette, tandis que le "ouf" des bouteilles que l’on débouche détonne sur le cliquetis des verres qui se brisent.

En bas, dans les galeries, des libraires étalent à leurs montres des livres à pimpantes couvertures: titres rouges sur vert d’eau, sur blanc, sur granit bleuté, titres noirs sur bleu, sur lilas, sur jaune. Les fleurons s’épanouissent à la première page: un voyageur qui passe et qui montre un livre, l’ancre d’un vaisseau, un homme qui bêche, un semeur, un maillet, un homme près d’un arbre, la façade du Palais de l’Institut, un château fort, un écu pendant à une branche avec lettres au milieu et abeille au bas, les devises latines ou françaises enroulent leurs listons autour des figures ou des attributs; des flâneurs ouvrent les pages d’un livre, tournent les feuillets d’un autre, lisent les quatre premiers et les trois derniers vers d’un sonnet, parcourent dix lignes d’un roman, et rejettent le tout, sans l’acheter, sur une couche de muses fripées dont les robes godent à l’évent.

Puis, la rue Vivienne, qui, près de la Bibliothèque, semble si renfrognée et si maussade, rit avec tous ses embrasements de joies folles dès qu’elle a mis le pied sur la place de la Bourse. A droite, le passage des Panoramas étincelle; des bijoux à pierres roses, serties dans des montures de fer oxydé; des saphirines, ces pierres étranges, où sur un fond de brun sourd pétillent des éclairs bleuâtres, flambent sur le velours des écrins; et plus loin, la lanterne d’un marchand de tabac jette son fard rouge sur les dalles du couloir, ensanglantant le visage des belles qui se pavanent et déambulent d’une rue à l’autre.

Une odeur de chocolat, de fumée, de gaz, d’orange, de poudre à l’opoponax, flotte dans l’air. Le programme! l’entracte! la belle Valence! la belle Valence! le nom des acteurs, la pièce! des places moins chères qu’au bureau! et tandis que vous êtes tiré, secoué, cahoté, un homme en casquette vous fourre, dans les poches, un prospectus qu’il tire d’un tas avec un onglet de caoutchouc.

Au coin de la rue, le comptoir du marchand de vins ne désemplit pas. Il est là, dans son trône de zinc, le mastroquet joyeux! versant, à pleins verres, le vin qui ruisselle en nappes violettes et blanches et, dans une encoignure, remuant avec ses pauvres mains grillées, les marrons qui se dorent, le marchand souffle le feu et fait sauter les châtaignes qui grêlent dans la poêle.

Et si la boutique du marchand de vins est pleine, que dire des cafés où moussent, dans des chopes, les bières de Vienne brassées à la Villette ou aux Gobelins; des grenadines rosâtres, des chartreuses jaunes, des menthes vertes, des anisettes qui, trempées d’eau, chatoient comme des opales liquides? Toutes ces mixtures sont demandées et sont bues par de riches pauvresses qui reposent avec un provocant nonchaloir sur le velours des banquettes, allumant la braise de leurs yeux aux feux des consommateurs.

L’on entend, dans la tabagie, le choc du billard, le cliquetis des dominos. Les garçons bâillent et s’injurient; un essaim de petites filles, au museau hâve, vous offre une fleur et des haillonneuses charroient des enfants trouvés qui regardent, d’un air ahuri, les dorures des glaces.

Au fond, tout cela est triste. Ces ravageuses, fardées de rouge et plâtrées de céruse, ces filles aux yeux charbonnés et aux dents frottées de ponce, ces poisseux au col cassé, au veston échancré sur le ventre, aux doubles chaînes d’or, ces pauvresses qui se meurent, ces enfants qui pleurnichent et grelottent devant le rutilement des gaz, me navrent plus que je ne saurais dire. Je ne sais, au reste, si vous êtes comme moi, mais jamais je ne m’ennuie tant que dans ces joyeux endroits où la foule s’amasse et s’efforce de rire!

J.-K. HUYSMANS.



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