Charles Marie Dulac

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Charles Marie Dulac
Paris: Georges Petit
1899

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MARIE-CHARLES DULAC

JE me rappelle encore sa bonne figure, le premier soir où je le vis. Il me vint visiter et dit : « Je suis Dulac, j’arrive d’Italie, je vous remercie des pages que vous avez écrites sur moi dans La Cathédrale. » J’avais souvent entendu parler de lui par ses amis, le sculpteur Pierre Roche et le peintre de Caldain, mais je ne me l’imaginais pas aussi simplement franc et aussi délivré déjà des attaches du monde. Il avait une transparence absolue d’âme et une sincérité telles que l’on n’en découvre plus que chez les moines de certains cloîtres. A l’aise partout, comme chez lui, il causait, vous regardant avec des yeux extraordinairement purs ; il n’usait, dans la conversation, que de quelques mots, toujours les mêmes, alors qu’il ne vous entretenait point d’êtres ou de choses qu’il aimait, mais s’il se mettait à parler de Dieu ou de ce sujet de la Grâce, qu’il affectionnait entre tous, il changeait. Cet homme, dont le vocabulaire semblait si restreint, s’exprimait avec une éloquence persuasive, trouvait des expressions d’une justesse surprenante, et sa physionomie s’illuminait, tenace à la fois et douce.

Sa vie fut étrange. Il commence par travailler chez un fabricant de papiers peints, puis chez Lavastre, le décorateur de théâtre ; il passe de là dans les ateliers de Karbowsky et de Roll, mais il y séjourne à peine et se détermine à peindre seul ; son tempérament d’artiste s’avère dans des paysages probes et déjà poignants, mais son oeuvre réelle ne s’atteste en somme qu’avec sa conversion.

Elle remonte à cinq ou six ans, fut lente et expertement dirigée par un saint prêtre; elle eut lieu, si je ne me trompe, dans ce Vézelay où il revint si souvent, hanté par la splendeur de sa vieille église.

Dés lors, on le revoit peu à Paris. On le rencontre partout, dans le Nord, en Bretagne, chez les Bénédictins de la Pierre-qui-Vire et de Saint-Wandrille, à Villeneuve-lez-Avignon, auprès des soeurs du Sacré-Coeur, pour lesquelles il peint des portraits ; mais son pays de prédilection, c’est l’Italie ; il y vit, pendant deux ou trois ans, dans des couvents franciscains ou chez des paysans, en quête d’une complète solitude. Afin de subvenir à ses besoins, il envoie des toiles à Paris et se désintéresse absolument de leur succès, se bornant à rire lorsqu’il apprend, un jour, qu’un confrère a profité du petit bruit fait autour de son oeuvre, pour lui emprunter son nom et vendre ses paysages comme étant siens.

La vérité est que, depuis son retour à l’Église, Dulac est obsédé et pris tout entier par Dieu. Il est un contemplatif, et assez humble pour ne même pas s’en douter; sans se rendre aucunement compte du degré de la voie mystique qu’il a atteint, il vous dit naïvement : « Moi, je ne suis rien, comme l’art qu’il m’est donné de faire est l’expression de ce que Notre-Seigneur a mis en moi, s’Il se retire, je ne fais plus rien, ou ce que je fais est difficile et sans saveur. »

Aussi peut-on affirmer que son travail est un état d’oraison; le côté matériel du peintre se spiritualise avec lui ; préparer sa palette c’est en quelque sorte le « Mettons-nous en la présence de Dieu » qui précède toute prière; et cette prière intime, qui ne se formule par aucun mot, lui jaillit du fond de l’être quand il peint. Ses toiles sont les miroirs qui le reflètent et renvoient vers le Christ les projections colorées de ses suppliques. Il peint dans la joie parce qu’il aime, et « cette conception du bonheur dans l’art, de l’art joyeux, emplissant la vie du parfum d’un idéal », cette conception qui ravit Gabriel Mourey, dans son curieux livre, L’Art de la vie et le règne de la Laideur, est la sienne; mais elle a en plus, chez Dulac, un côté très spécial et qu’il importe de noter, car, sans cela, son oeuvre, difficile à comprendre à cause de sa simplesse même, pour un publie qui n’a pas la foi, deviendrait également inintelligible pour ces trop nombreux catholiques auxquels les particularités de la vie ascétique sont inconnues. Dulac fut franciscain dans les moelles. Il le fut dans sa manière de vivre, dans ses pensées, dans sa dévotion privée, dans sa peinture; la clef de son art est là. L’allégresse de ses oraisons peintes et sa candeur, l’idée même du paysage mystique, du paysage traduisant avec des horizons et des sites, des passages des Écritures est une idée franciscaine, car elle dérive, en droite ligne, de saint François.

Ainsi que le Patriarche Séraphique, il aimait la nature parce qu’il s’entretenait avec elle de leur Père et qu’elle Le réverbérait ; et son ouvrage le plus parfait, à mon avis, est justement sa traduction en langue lithographique du Cantique de la Nature de saint François, célébrant ce thème que les éléments doivent chanter la gloire de Celui qui les créa.

Ces goûts expliquent son existence nomade de moine en mission, à Assise, à Fiesole, dans les endroits mêmes où résida, le saint. Il y vivait dans des couvents de son observance, comme ces artistes du Moyen âge qui séjournaient chez des religieux et payaient leur écot en décorant des chapelles ; et le fait est que Dulac n’avait rien d’un homme de notre temps ; il chérissait la pauvreté, méprisait la réclame, se nourrissait de même qu’un ermite, se reposait au hasard des couches monastiques et il peignait, peine pour lui et tout pour Dieu.

Et ce désintéressement d’un autre âge justifiait très bien ce qu’il disait si simplement : « Je n’ai pas besoin d’être compris par personne; du moment que je plais à Notre-Seigneur, cela me suffit. »

Mais il convient de l’avouer aussi, ce dédain si complet du public est cause de certaines obscurités et de la concision de quelques-unes de ses toiles; du moment que sa prière est formulée, il s’arrête; son tableau reste pour nous à l’état d’indication, mais jésus sait ce qu’il a désiré Lui dire et, suivant son expression, cela suffit.

Nul n’a été, on le voit, plus enfant de saint François d’Assise que celui-ci. Il a, plusieurs fois, voulu entrer dans un monastère de son obédience, mais il dut reconnaitre que sa vocation n’était point là; ses moyens d’oraison n’étaient pas les mêmes, en effet, que ceux des autres cénobites ; il lui fallait, pour s’entretenir avec l’oeuvre du Créateur et pour prier, sa peinture, la liberté, au grand air. Il se borna donc à faire partie du Tiers-Ordre et son rêve fut alors de vivre à la campagne, autour d’un cloître. Il était sur le point de le réaliser, de s’installer à deux pas de ces Bénédictins qu’il connaissait et qui étaient les moines qu’il aimait le plus après les Franciscains, quand la mort est venue. Pauvre cher Dulac, pauvre petit frère, ainsi qu’il s’appelait lui-même, un soir, alors qu’il me parlait si joyeusement de son départ pour Ligugé !

Sa vie sera écrite par l’un de ses plus anciens amis, par M. Henry Cochin, et elle contiendra des lettres qui montreront à nu cette âme charmante et la raconteront mieux que tout ce que l’on en pourrait dire. je ne m’étendrai donc pas sur les singularités de son existence et me bornerai simplement à signaler en quelques mots l’exposition de son oeuvre qui s’ouvrira demain, dans les galeries de Vollard, rue Laffitte.

Cette oeuvre se divise, si l’on veut, en deux séries celle d’avant et celle d’après la conversion.

La première est intéressante, car elle décèle un artiste sincère ayant un sentiment foncier de la nature et l’exprimant dans une langue déjà ferme, mais elle n’a, on doit le confesser, ni la nouveauté de technique, ni la saveur, ni l’empan d’un Monet ou d’un Pissarro ; elle n’est donc pas résolument originale et vraiment neuve. je m’occuperai, par conséquent, plus spécialement de l’autre série, de celle où Dulac est bien lui et donne, en dehors des maîtres du paysage, une note unique dans notre époque de mécréance, la note mystique.

Ses tableaux demeurés en Italie, dans des monastéres, nous les ignorons, mais il a, comme je l’ai dit, envoyé de ce pays des toiles, des vues d’Assise, de Subiaco, de Fiesole, de Ravenne, de Rome. A Assise, il nous montre la vallée du Tibre sous un grand ciel tourmenté, rayé de nuées en cuivre qui verdissent; puis un torrent coulant entre des rocs plantés d’arbres échevelés, puis encore la ville même juchée sur un sommet, telle qu’un donjon et bousculée par les nuages; enfin, sa place Sainte-Claire et sa tour blanche; et l’énergie et la finesse de cette toile sont extraordinaires, le firmament s’opalise et, sous l’impulsion amoureuse du peintre, enveloppe comme d’une caresse la cité de saint François ; ensuite, se succèdent les études bizarres d’une forêt de pins qui le hanta à Fiesole; et ces arbres surgissent sur ses panneaux, à toutes les heures, sous toutes les formes, dans des couchants qui ensanglantent leurs troncs, dans des après-midi qui enflamment le vert de leurs fûts et chauffent jusqu’au rouge cerise les aiguilles sèches étendues en tapis sur le sol ; dans d’autres visions de temps plus sombre ou de brume, ces pins se dressent couleur de cirage, avec des cimes acérées comme des regrets, des faîtes s’arrondissant, puis s’effilant, tels que des larmes qui monteraient au lieu de tomber, des arbres aux feuillages de récipiscence et de deuil servant, en quelque sorte, de truchement aux contritions et aux plaintes de l’homme ; l’on peut également citer, dans ce groupe de Fiesole, une étude du ciel, d’un ciel zébrant d’un jet de vermillon des nuées d’un jaune soufre, un firmament aux tons splendides, précipitant vers le Seigneur, ainsi que d’un encensoir enfeu, les hommages et les louanges et, dans un paysage de Ravenne, un ciel bleu et rose se mirant en des eaux, un paysage de sourire quiet et de pardon, d’autres études encore, abruptes, pour la plupart, au point de vue de la peinture, barbares même et loyales.

Parmi les sites de France qu’il aborda, figurent la fontaine de Vaucluse, une oeuvre d’ample allure, avec son immense rocher tranché par le cadre et l’onde qui rampe dans le fond vert d’une gorge ; puis un sous-bois intime, très recueilli, puis l’hiver pendant une retraite à la Pierre-qui-Vire, et deux vues de l’Ecole Fénelon, s’élevant dans des jardins apaisés d’une couleur et d’une tendresse de piété rares.

Une autre série, très personnelle aussi, est celle des églises. Les artistes qui ont peint l’église pour elle-même, qui ont tâché de rendre non seulement sa coque de moellons mais encore son âme n’abondent guère ; chez les maîtres de Hollande, qui se spécialisaient volontiers, l’on peut noter Steenwyck et Peeters Nefs le Vieux ; mais ils semblent travailler sur des chatons de bagues et ils n’ont, en tous cas, saisi que l’apparence lapidaire des colonnes et des voûtes ; c’est sec, C’est dur, c’est de la peinture décharnée de protestant. Dans le moderne l’église n’est pour nos peinturlureurs qu’un prétexte à brosser un sujet sentimental, à nous exhiber des prières élégantes de belles dames ou des têtes rectifiées d’enfants de choeur ; et la niaiserie qui se dégage, au musée du Luxembourg, de ce genre de produits, est incroyable ! — Dulac voyait, lui, le sanctuaire d’une autre façon. Prenez ses deux grandes vues de l’antique église de Vézelay, une vue du porche et une vue de la nef, et considérez comme il a senti la majesté séculaire du vaisseau et exprimé la puissance romane de ses piles soutenant l’envolée des arcs ; c’est à peine si l’on distingue à la cantonade, dans le fond, quelques fidèles ; l’église est tout dans cette toile et elle est bien la demeure de Dieu; quel recueillement d’âme en liesse il sut y mettre ! Et avec quelle délicatesse aussi, ce peintre que n’alarment point cependant les tons farouches, adule cette teinte mourante des prières qui rosissent. Deux petits intérieurs de Saint-Germain-des-Prés sont, pour leur part, exquis. L’un représente le bras droit du transept ; au premier plan, des chaises inhabitées s’alignent, puis l’on aperçoit, de profil, le porche conduisant dans les bas-côtés du choeur et une chapelle du XVIe siècle, peu attirante pourtant, mais le tout baigne dans une atmosphère rose et verte, dans un air d’allégresse. Ce qu’il faut avoir l’âme en paix pour peindre de la sorte ! — L’autre panneau, également en hauteur, est une vue du choeur même ; celui-là est plus mystérieux, avec ses lueurs amorties qui laissent entrevoir dans une ombre que piquent les discrètes étoiles de deux cierges, le maître-autel surmonté d’un crucifix et les stalles ; et coupée par le cadre, plus près de nous, s’allonge encore la rangée vide des chaises ; cette toile est peut-être plus méditative que la première ; elle est heureuse, mais pas épanouie tout à fait encore ; elle semble peinte avant la communion et l’autre après.

Et il sied d’insister sur ce point; ces effets si intenses sont obtenus sans l’adjonction d’aucun personnage, sans aucun truc. A marquer également, dans cette série ecclésiale, une vue du cloître de Vézelay qui est un alléluia de lumière passant entre des colonnes de la galerie monastique et alternant, comme chanté par deux choeurs, en des raies de soleil et d’ombre, couchées sur le pavé du sol.

Il reste enfin les lithographies à visiter, mais je les ai décrites dans La Cathédrale et la place me manque ; je n’y reviendrai donc pas ; celles-là, je l’ai déjà noté, sont des gloses de prières et des stades d’âme ; mais en dehors des deux albums que je citai, il existe d’autres planches où Dulac fait un pas de plus, s’évade complètement de la réalité et s’avance aussi loin qu’il est permis à la peinture d’aller; il s’efforce de traduire avec des féeries d’eaux et de fleurs, des versets d’Isaïe et du Cantique des Cantiques et rien n’est plus étrangement indou que cette flore qui tient du lotus et du nénuphar, rien n’est plus enfantinement simple que ces lagunes, que ces longs bassins qui rappellent ceux de Rambouillet, que cette végétation d’âmes en fleurs qui palpitent sous l’infini d’un ciel. Il a, dans sa peinture, tenté trois essais de ce genre, — et deux des lithographies dont je viens de parler ne sont que les variantes de ces toiles — un entre autres qui est une avenue de palmiers fantastiques, couleur de sang, au bout de laquelle jaillit, en une explosion, une croix de feu ; ces essais devaient servir, paraît-il à une interprétation colorée du Credo... Ces oeuvres sont pour moi, si j’ose dire, des neumes de peinture, des notes qui se prolongent, qui se répètent sur la même idée, sur le même mot, qui peignent cet excès de la joie intérieure que les paroles ne sauraient rendre.

Telle se peut résumer, en de trop courtes lignes, l’exposition de Marie-Charles Dulac. Il est mort à l’âge de 33 ans, et, le 2 janvier de cette année, nous avons enterré celui qui était l’incontestable espoir de la peinture mystique de notre temps. Etant donné l’état d’imbécillité et de ruse dans lequel croupit l’art religieux moderne, la perte de ce pur artiste désarçonne.


J.-K. HUYSMANS