drageoir cover

Le Drageoir à épices (1874)

blue  Sonnet liminaire
blue  I. Rococo japonais
blue  II. Ritournelle
blue  III. Camaieu rouge.
blue  IV. Déclaration d’amour
blue  V. La Reine Margot
blue  VI. La Kermesse de Rubens
blue  VII. Lächeté
blue  VIII. Claudine
blue  IX. Le hareng saur
blue  X. Ballade chlorotique
blue  XI. Variation sur un air connu
blue  XII. L’Extase
blue  XIII. Ballade en l’honneur de ma tant douce tourmente
blue  XIV. La rive gauche
blue  XV. A maïtre François Villon
blue  XVI. Adrien Brauwer
blue  XVII. Cornélius Béga
blue  XVIII. L’Emailleuse

back

XVI. ADRIEN BRAUWER

I

Deux compagnons, l’un maigre et élancé comme une cigogne, l’autre obèse et ventru comme un muid, galopent sur la route de Flandre, en pétunant dans de longues pipes. Leur mine est rien moins qu’honnête. Le grand a la figure régulière, mais ravagée par les orgies, l’air hautain et distingué ; le gros a l’air commun, la face purpurée, le nez étincelant comme une braise et fleuri de pompettes écarlates. Quant à l’accoutrement des deux sires, il tombe en lambeaux. L’homme maigre est vêtu d’un pourpoint qui, jadis, a dû réjouir les belles par ses teintes incarnadines ; mais la poussière et les libations l’ont revêtu de tons roux et fuligineux ; ses grègues baissent le nez piteusement, ses souliers sont feuilletés et rient à semelles déployées. Le gros, vêtu de loques dont on ne saurait définir la nuance exacte, a pourtant des chausses dont la couleur primitive a dû être un jaune citrin agrémenté de rubans pers, mais elles sont si vieillies, si fourbues, si usées, que nous n’oserions assurer qu’elles aient eu ces teintes agréables dans leur jeunesse.

— C’est étonnant, dit le gros, comme la poussière vous sèche le gosier ! qu’un broc de cervoise serait bienvenu ! Hé ! mon maître, invoquez le divin Gambrinus pour qu’il conduise nos pas à un cabaret.

— Eh ! dit Brauwer, tu sais bien que les incomparables Kaatje et Barbara ont vidé nos poches à Anvers.

— Bah ! tu peindras un tableau, et nous boirons à notre soif.

— Non, dit le maître, j’ai créé assez de chefs-d’oeuvre laissés dans les cabarets pour payer les breuvages. A ton tour, Kraesbeck, peins et paie l’écot.

— Hélas ! tu sais bien que j’ai les bras encore endoloris des coups que j’ai reçus pour avoir voulu embrasser la jolie Betje.

— C’est vrai, dit Brauwer en riant, mais ne discutons pas davantage : voici un cabaret, buvons d’abord, nous verrons à payer ensuite.

Ils entrèrent. La salle était pleine et tellement enfumée qu’on aurait pu y saurer des harengs. Les jambes allongées, le feutre enfoncé jusqu’aux yeux, des personnages en guenilles fumaient à perdre haleine et buvaient en criant et se disputant. Une servante en train de guéer du linge dans la salle voisine rythmait à coups de palettes les chansons que nasillaient quelques-uns de ces marauds. Coutumiers de semblable spectacle, le maître et l’élève ne s’en étonnèrent pas et, pendant quelque temps, pétunèrent et vidèrent tant de pintes qu’ils conquirent l’admiration des malandrins qui peuplaient ce bouge ; puis Kroesbeck poussa son maître du coude et lui dit : « S’il ne s’agissait que de boire, la terre serait un paradis ; mais il faut payer. Voyons, fais un tableau. » Brauwer poussa un soupir et, prenant une petite toile, se mit à peindre vivement la tabagie.

Ce tableau, vous le connaissez. Il est au Louvre. Le personnage le plus saillant est un buveur assis sur une barrique renversée et nous tournant le dos. Le rustre a tant de fois pétuné et tant de fois vidé de larges vidrecomes qu’il a été choir, nez en avant, sur la table qui lui sert d’appui. Sa chemise a remonté et sort toute bouffante entre son haut-de-chausse jaune paille et son pourpoint gris fer ; un autre maraud, plus intrépide, nous n’osons dire plus sobre, allume sa pipe à un brasier rougeâtre et semble absorbé par cette grave occupation. Un troisième nous présente son profil camard et souffle au plafond un nuage de fumée tourbillonnante. Enfin, apparaissent, dans la brume qui enveloppe la tabagie, quelques paysans causant avec une petite fille qui se laisse sans répugnance embrasser par l’un de ces truands.

— Parfait ! s’écria Kroesbeck, en se posant devant le tableau. Ah ! Adrien, tu as le don du génie. Hals, ton maître, n’était qu’un enfant auprès de toi. Hélas ! jamais je ne t’égalerai. Et le pauvre Kroesbeck alla s’asseoir dans un coin, d’un air tout contrit.

Les buveurs étaient partis presque tous. La nuit était venue et l’on n’entendait que le crépitement de la pluie sur les vitres et le pétillement des fagots dans l’âtre. La porte s’ouvrit, et un homme de haute taille entra et vint s’asseoir au coin du feu. Au bout de quelques instants, il se leva et vint se placer derrière Brauwer. « Eh ! bien maître, dit-il, comment vous portez-vous ? » Notre peintre, qui, pour beaucoup de raisons, ne s’entendait jamais appeler sans effroi, regarda timidement son interlocuteur et reconnut M. de Vermandois, un riche seigneur qui, le premier, lui avait payé en reluisants ducatons un de ses petits chefs-d’oeuvre, alors qu’il fuyait la maison de son maître. « Il est charmant, ce tableau ! reprit le gentilhomme ; je l’achète ; le prix que vous fixerez sera le mien, apportez-le-moi demain matin. » Puis, comme la pluie avait cessé, il sortit, faisant de la main à Brauwer un geste amical.

Tout joyeux de cette aubaine, le peintre fit frémir d’un coup de poing les brocs et les verres qui couvraient la table et redemanda de la bière. « Hé ! que dis-tu de cela, Joseph ? s’écria-t-il, nous sommes riches, livrons-nous a de francs soulas, buvons papaliter. » Mais Kroesbeck avait disparu. « Où diable est-il ? » murmura notre héros, qui se leva en chancelant ; mais il buta du pied contre une masse énorme qui, le nez aplati contre le plancher, les bras étendus, les jambes écartées, ronflait mélodieusement ; c’était le digne Joseph qui avait roulé sous là table et venait d’ajouter sans doute un nouveau rubis aux innombrables fleurons qui décoraient son nez. Brauwer le regarda avec attendrissement et, bredouillant et dodelinant la tête, alla choir sur un escabeau où il s’endormit.

II

— ...A propos de Van Dyck, dit M. de Vermandois, j’ai vu son maître dernièrement. Il regrette, non moins vivement que moi, que vous ayez quitté son palais pour aller, à l’aventure, courir les cabarets et les auberges.

— C’est vrai, dit Brauwer ; Rubens s’est conduit avec moi comme un véritable ami, comme un grand artiste ; mais ses disciples vêtus de soie et de velours m’intimidaient. Aurais-je pu peindre, dans ce somptueux atelier, ces trognes grimaçantes, ces haillons bizarres, ces postures si grotesques et si naturelles de l’ivrogne qu’elles vous font involontairement sourire ; aurais-je pu rendre avec autant de verve cette réalité pittoresque que vous admirez ? Que voulez-vous ! l’inspiration me désertait sous les lambris, elle me hantait dans les tripots.

A ce moment, la porte s’ouvrit, et une jeune fille parut et fit mine de se retirer en voyant son père causer avec un inconnu.

Sur un signe de M. de Vermandois, elle entra. Brauwer fut ébloui ; lui qui n’avait jamais fréquenté que des filles de joie, il resta muet d’admiration devant cette charmante jeune fille. Encadrez un ovale d’une pureté raphaélesque de grandes tresses mordorées, imaginez de grands yeux bleu turquoise, une bouche rouge comme l’aile du flamant, vous n’aurez qu’un faible aperçu de la jolie Jenny.

Le peintre comprit qu’on pouvait être heureux sans vivre dans les bordeaux et faire carrousse avec de joyeux vauriens. Il se promit de quitter sa vie aventureuse et peut-être, pensait-il, parviendrai-je, grâce à mon génie, à ne point lui déplaire. Il quitta cette maison, les larmes aux yeux, et loua une mansarde où, pendant trois jours, il s’enferma. Le troisième jour, malgré quelques regrets, il résista au désir d’aller retrouver son compagnon, l’ex-boulanger Kroesbeck. Il se mit à la fenêtre, alluma sa pipe et regarda dans la rue. Son gîte était mal choisi : un cabaret faisait face à la chambre qu’il habitait, regorgeant de buveurs et d’éhontés tortillons. Au milieu d’eux, un homme à l’encolure puissante, au bedon piriforme, au nez tout emperlé, lançait d’épaisses bouffées et suçait avec de doux vagissements les goulots d’une énorme guédousle. Sa grosse figure rayonnait d’aise. « Tiens, se dit Brauwer, Kroesbeck est ici ! Il s’est donc décidé à peindre et à payer l’écot ? » Puis il le regarda boire et un sourire d’envie passa sur ses lèvres. Il s’éloigna de la fenêtre et voulut se remettre a travailler. Il n’y put tenir, il regarda de nouveau dans la rue. Son élève l’aperçut.

— Oh ! oh ! oh ! dit-il sur trois tons différents ; et, poussant un cri Joyeux, il l’appela. Pour le coup, c’était trop. Brauwer descendit quatre à quatre, et, saisissant un broc, il le vida, la face épanouie, l’oeil pétillant. Une heure après, il dormait dans un coin, complètement ivre.

Le réveil fut moins gai. Il fit silencieusement un paquet de ses hardes et quitta la ville le soir même.

Quinze jours après, il était de retour à Anvers et mourait à l’hôpital. Cet homme de génie fut enterré dans le cimetière des pestiférés, sur une couche de chaux vive.