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De Tout (1902)



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IV

LE COIFFEUR

L’on s’assied devant une psyché d’acajou qui contient, sur sa plaque de marbre, des lotions en fioles, des boîtes à poudre de riz en verre bleu, des brosses à tête aux crins gras, des peignes acérés et chevelus, un pot de pommade ouvert et montrant la marque d’un index imprimé dans de la pâte jaune.

Alors l’exorbitant supplice commence.

Le corps enveloppé d’un peignoir, une serviette tassée en bourrelet entre la chair du cou et le col de la chemise, sentant poindre aux tempes la petite sueur de l’étouffement, l’on reçoit la poussée d’une main qui vous couche le crâne, à droite, et le froid des ciseaux vous fait frissonner le derme.

Au bruyant cliquetis du fer que le tondeur agite, les cheveux s’éparpillent en pluie, tombent dans les yeux, se logent dans les cils, s’attachent aux ailes du nez, se collent aux coins des lèvres qu’ils chatouillent et piquent, tandis qu’une nouvelle poussée de main vous couche subitement le crâne à gauche.

Tête à droite, tête à gauche, fixe. — Et ce va-et-vient de Guignol continue, aggravé par le galop des cisailles qui manoeuvrent autour des oreilles, courent sur les joues, entament la peau, cheminent le long des tempes, barrent l’oeil qui louche ébloui par ces lueurs claires.

— Monsieur, veut-il le journal ?

— Non, merci.

— Un beau temps, n’est-ce pas, monsieur ?

— Oui.

— Il y a des années que nous n’avons eu un hiver aussi doux.

— Oui.

Puis un temps d’arrêt ; le funèbre jardinier s’est tu. Il vous tient l’occiput maintenant entre ses deux poings, et le voilà qui, au mépris des éléments les moins contestés de l’hygiène, vous le balance, en haut, en bas, très vite, penchant sa barbe sur votre front, haleinant sur votre figure, examinant dans la glace de la psyché si les crins tondus sont bien de longueur égale ; le voilà qui émonde, par-ci, par-là, encore, et qui recommence à faire cache-cache avec votre tête qu’il tente, en appuyant dessus, de vous rentrer dans l’estomac, pour mieux juger de l’effet de sa coupe. La souffrance devient intolérable. Ah ! où sont-ils donc les bienfaits de la science, les anesthésiques vantés, les pâles morphines, les fidèles chloroformes, les pacifiants éthers ?

Mais le coiffeur halète, épuisé par ses efforts. Il souffle comme un boeuf, puis se rue de nouveau sur votre caboche qu’il ratisse maintenant avec un petit peigne et rabote sans trêve avec deux brosses.

Un soupir de détresse vous échappe tandis que, déposant ses étrilles, il secoue votre peignoir.

— Monsieur veut-il une friction ?

— Non.

— Un shampooing, alors ?

— Pas davantage.

— Monsieur a tort, cela rafraîchit le cuir chevelu et détruit les pellicules.

D’une voix mourante, l’on finit par accepter le shampooing, las, vaincu, n’espérant plus s’échapper intact de cet antre.

Alors une rosée coule, goutte à goutte, sur votre tignasse que l’homme, les manches retroussées, récure ; puis bientôt cette rosée qui pue se change en mousse et, stupéfié, l’on s’aperçoit dans la glace, coiffé d’un plat d’oeufs à la neige que de gros doigts crèvent.

Le moment est venu où le supplice va atteindre son acuité suprême. Brutalement, votre tête voltige comme sur des raquettes entre les bras du pommadin qui rugit et se démène ; votre cou craque, vos yeux jaillissent, la congestion s’affirme, la folie menace. Dans une dernière lueur de bon sens, dans une dernière prière, l’on implore le ciel, le suppliant de vous accorder un genou, une tête de veau, de vous rendre chauve !

L’opération se termine pourtant. On se lève, chancelant, pâle, comme au sortir d’une longue maladie, guidé par le bourreau qui vous précipite le chef dans une cuvette, vous le saisit à la nuque, l’asperge à grands flots d’eau froide, puis le comprime fortement, à l’aide d’une serviette et le reporte dans le fauteuil où, pareil à une viande échaudée, il gît sans mouvement, très blanc.

Il ne reste plus, après les cruelles souffrances endurées, qu’à subir le dégoût des manipulations finales, l’enduit de poix rance, écrasé dans les paumes et plaqué sur le crâne écorché de nouveau par les dents des peignes.

C’est fait, on est dégarroté, debout, libre. L’on écarte les offres de savon et de lubin ; l’on paye et l’on fuit, à toutes jambes, de la périlleuse officine ; mais, au grand air, l’égarement s’efface, l’équilibre revient, les pensées reprennent tranquillement leur marche.

On se trouve mieux portant, moins mûr. En même temps qu’il vous sarclait le poil, le merlan vous a, comme par miracle, allégé de dix ans ; l’atmosphère semble plus clémente et plus neuve ; des fraîcheurs d’âme éclosent, mais elles se fanent, hélas ! presque aussitôt car les démangeaisons que procurent les cheveux coupés, tombés sous la chemise, se font sentir.

Et lentement, couvrant un rhume, l’on retourne chez soi, admirant l’héroïsme des religieux dont les chairs sont, nuit et jour, volontairement grattees par l’âpre crin des durs cilices.