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De Tout (1902)



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XXIV

SAINTE FRANÇOISE ROMAINE

L’ÉPOQUE pendant laquelle vécut Françoise Romaine fut une époque de honte et de peur pour les papes. Durant les cinquante-six années qu’elle souffrit ici-bas, ce fut l’enfer à Rome ; les populations constamment soulevées s’égorgent ; le roi de Naples Ladislas envahit à plusieurs reprises le Vatican et la misère et la peste achèvent les ribotes sanglantes de ses troupes ; les Souverains Pontifes se succèdent et, à peine élus, on les somme de déguerpir ; à un moment, ils sont trois ensemble qui s’excommunient les uns les autres, tandis que l’antipape Pierre de Lune lance à son tour contre eux l’anathème. Le Saint-Esprit est devenu un vagabond qui erre au hasard de l’Italie et de la France et l’on ne sait plus auquel de ces maîtres il sied d’obéir ; jamais on ne vit chrétienté dans un état pareil ; les conclaves semblent composés de cardinaux hystériques qui se chamaillent tandis que les bousculent des peuples fous.

Et, en même temps que la situation s’annonce désespérée, des saintes très particulières surgissent sainte Brigitte de Suède, sainte Catherine de Sienne qui s’interposent et s’essaient à conjurer le schisme ; puis sainte Françoise Romaine qui fut plus spécialement l’une des victimes réparatrices de ces maux et qui se répercute au loin dans la personne de sainte Lydwine de Schiedam, car elles furent, toutes deux, simultanément, les symboles pénitentiels et vivants de l’Église souffrante.

Mais ce ne fut là, pour sainte Françoise, qu’une des raisons d’être de ses façons étranges, car deux autres motifs intervinrent aussi ; d’abord, elle fut une historiographe de l’enfer et de même que saint Denys l’Aréopagite nous révèle les hiérarchies des anges, de même elle nous fixa sur les coutumes et les préséances de la cour infernale dont elle nous dépeignit, et mieux que tous les artistes de son siècle, les clameurs et l’aspect ; ensuite elle compléta l’ouvre de saint Benoît en fondant une institution régulière d’oblates.

Cette existence, qui s’usa dans l’apostolat de ces trois tâches peut se résumer de la sorte :

Françoise naît d’une lignée illustre, en 1384, à Rome ; quand elle atteint l’âge de douze ans, son père l’oblige à se marier avec Laurent de Ponziani ; elle entre, navrée, dans cette nouvelle famille, mais sa belle-sour Vanozza partage ses goûts de solitude et de prières, et les voilà qui organisent dans le palais où elles habitent ensemble deux oratoires, l’un dans le grenier et l’autre au fond du jardin, et elles se réfugient dans le premier, la nuit, et dans le second, le jour. Les maris de Françoise et de Vanozza étaient gens débonnaires et pieux, mais la patience leur échappa lorsqu’ils s’aperçurent que Françoise, qui était chargée des intérêts de la maison, distribuait leurs biens aux pauvres ; elle donnait, avec l’argent, tout le blé des granges, tout le vin des caves. Ils se fâchèrent, mais elle leur montra que les provisions augmentaient à mesure qu’elle les enlevait et une fois qu’elle venait de vider devant eux des tonneaux, subitement ils les virent à nouveau pleins. On la laissa désormais libre d’agir à sa guise et, après qu’elle fut mère de trois enfants dont deux petites filles qui moururent en bas âge et un fils qui lui survécut, son mari consentit à la délivrer de la servitude des chairs et à vivre auprès d’elle comme un frère.

Elle peut alors se macérer et se torturer à sa guise ; l’état de sa santé est déplorable, mais elle n’en porte pas moins un double cilice, se ceint les reins d’un cercle de fer, ne se nourrit que de racines et d’herbes, se flagelle à tour de bras et elle verse dans ses plaies qui saignent de la cire fondue et les enflamme ; elle vit en extase, éprouve les douleurs de la Passion ; elle est une stigmatisée dont le flanc égoutte de l’eau et dont les pieds et les mains suintent du sang.

Elle est sans pitié pour son malheureux corps ; mais, si véhémentes que soient les pratiques de ses pénitences, elles ne sont qu’ordinaires si on les rapproche de celles que s’infligèrent d’autres saintes, Christine l’Admirable surtout, qui vécut un siècle avant elle. II est vrai que celle-la dépassa dans sa ferveur les limites prévues des peines, car elle se jetait dans les fours à l’instant où l’on allait y enfourner le pain ; elle se plongeait, l’hiver, dans des puits dont elle cassait la glace avec son front ; elle se précipitait sur des roues de moulins à eaux et tournait avec ; elle grimpait sur des potences et restait là, debout, plusieurs jours, stylite de la pestilence, priant pour les cadavres qui se balançaient au-dessous d’elle, en l’encensant de leurs affreux parfums.

Mais si, en comparaison de telles épreuves, les mortifications de Françoise semblent douces, elle dut en endurer d’autres, tout à fait singulières et uniques, je crois, dans les vies de Saints.

En sus de son ange gardien, elle en avait un autre qui la châtiait et la giflait même en public, quand elle venait à commettre la moindre faute. Cet Esprit, qui appartenait à la hiérarchie des Archanges, se tenait toujours à ses côtés ; elle le voyait distinctement resplendir alors qu’il était invisible pour les autres, et ses historiens ajoutent qu’elle lisait, sans lumière, la nuit, aux lueurs de son ange.

Ce surveillant n’était pas seulement chargé de la vitupérer, il devait aussi la défendre lorsque les démons la molestaient par trop fort ; et ils y allaient de bon coeur, si nous acceptons les récits des Bollandistes ; ils la rouaient de coups de nerfs de boeuf, la traînaient dans les latrines et s’essayaient à lui mettre la tête dans le trou ; ils lui fourraient de la cendre et des oignons frits, qu’elle avait en horreur, dans la bouche ; ils la lançaient ainsi qu’un paquet de linge sale sur le haut des armoires, ou bien ils l’empoignaient, ouvraient la fenêtre, la suspendaient et la menaçaient de la lâcher dans le vide ; alors l’archange secouait sa chevelure en ignition et tous ces diables qui apparaissaient à Françoise sous des formes d’hommes et de bêtes, d’Ethiopiens et de moricauds, de lions et de buffles, de serpents et de dogues, de singes et de loups, prenaient la fuite.

Plus tard, quand elle fut plus avancée dans les voies de la perfection, elle eut, pour la protéger, un autre ange d’un grade encore supérieur ; il était habillé de flammes et tenait à la main trois rameaux d’or dont les feuilles étaient pareilles à celles du mûrier blanc. Celui-là n’avait qu’à regarder les Esprits de ténèbres pour les contraindre à décamper.

Mais les vexations infernales ne furent point les seules dont elle souffrit ; elle connut également les plus douloureuses des angoisses humaines ; durant ces combats de rues qui ne cessaient à Rome, son mari fut grièvement blessé et il entrait à peine en convalescence qu’il fut, sur un ordre du roi de Naples, maître de la ville, envoyé en exil. Ce monarque voulut, de plus, s’emparer de son fils et le garder comme otage. Françoise le lui amena elle-même, mais aucun cheval ne voulut le porter. Tous refusaient de marcher ; de guerre lasse, on finit par le restituer à sa mère ; mais son palais fut saccagé et ses biens saisis ; de riche qu’elle était, elle tomba dans une misère noire ; alors elle se fit infirmière et soigna les pestiférés dans les hospices.

Toutes ces tribulations, elle les offrait au ciel, pour sauver le patrimoine de saint Pierre et pour expier les débordements de Rome.

Mais Dieu lui demanda davantage ; il lui prescrivit de créer la communauté des Oblates bénédictines et, de même que toutes les fondatrices d’instituts religieux, elle eut à subir les plus pénibles des contradictions et les plus cruelles des noises.

Elle avait connu plusieurs veuves et jeunes filles de la ville qui fréquentaient l’église de Sainte-Mariela-Neuve, desservie par l’ordre des Olivétains, l’une des branches de l’arbre de saint Benoît, et elle reçut, alors qu’elle était en extase, l’injonction de les réunir en un couvent ; les moines qu’elle prévint, achetèrent en conséquence une propriété dite de la Tour des Miroirs, parce que certains ornements sculptés sur la tour qui surmontait la maison rappelaient la forme biseautée des glaces, et le Souverain Pontife autorisa, par une bulle, datée de 1433, toutes ces recrues de Françoise à vivre, sous la direction des Olivétains, dans ce cloître, ensemble.

Les oblates pratiquaient quatre carêmes par an, le carême de la Résurrection, du Saint-Esprit, de la SainteVierge et de l’Avent ; hors ce temps, elles usaient, trois jours de la semaine, mais au dîner seulement, d’aliments gras ; elles jeûnaient le vendredi et le samedi et sur les sept heures de sommeil qui leur étaient accordées elles devaient en distraire une pour réciter Matines ; enfin elles menaient la vie contemplative et soignaient les malades.

Cet ordre, qui s’établit avec peine, eut pour première supérieure Agnès Lelli ; sainte Françoise ne pouvait, en effet, entrer dans ce monastère, son mari, revenu d’exil, lui ayant fait promettre de ne point le délaisser de son vivant. Trois ou quatre années passèrent, puis Laurent de Ponziani mourut et alors, devenue libre, elle se rendit à la Tour des Miroirs, se prosterna la face contre terre, les bras en croix, et supplia ses filles de l’admettre auprès d’elles ; elle refusa, dès qu’elle eut revêtu l’habit, d’être nommée prieure, mais Agnès Lelli se démit de sa charge et elle fut bien obligée de la prendre. L’institut grandit sous son impulsion et il était prospère lorsqu’elle trépassa.

Il existe encore en Italie et une congrégation similaire tend à s’acclimater en France. Elle s’installa, en 1872, à Angers, sous le titre de « Servantes des Pauvres, association d’oblates régulières de SaintBenoît », et à Paris, dans deux maisons situées, l’une rue du Pot-de-Fer-Saint-Marcel et l’autre rue du Faubourg-Saint-Martin ; cette dernière, si je ne me trompe, reçoit la direction spirituelle des moines bénédictins de Solesmes.

La troisième mission, enfin, que Françoise Romaine dut accomplir, ici-bas, fut de raconter à ses confesseurs, qui les transcrivirent, les visions qu’elle eut des territoires de l’au delà. Les plus curieuses sont celles qu’elle rapporta de ses voyages en esprit dans les Enfers ; elles sont supérieures, selon moi, aux imaginations du Dante. Françoise n’a ni ce compromis d’une géhenne catholique et d’un Tartare païen, ni tout ce côté de vengeances personnelles et d’allusions politiques, sans intérêt maintenant, qui dépravent l’oeuvre du poète. Son Enfer à elle est orthodoxe et il est conçu en dehors de toute haine, d’après les données de son temps ; son portrait de Satan est grandiose. Dans les barathres vertigineux du Mal, il apparaît, assis sur une énorme poutre, et sa tête atteint le haut de l’abîme, tandis que ses pieds en touchent le fond. Sa face est horrible et sa gueule crache des flammes fétides et sans clarté ; d’immenses cornes de cerfs se ramifient sur son front, et ces cornes qui sont creuses vomissent des torrents de fumées, telles que des tuyaux d’usine ; son col est étreint d’un collier de fer rouge et il rugit, menaçant d’un bras le ciel et désignant de l’autre le bas du gouffre ; et les damnés et les démons accourent. Les tableaux des Primitifs de cette époque qui ont représenté des scènes diaboliques sont pâles en comparaison de ces peintures.

Confiné dans des ténèbres rayées de foudre, l’on aperçoit, en des jets de lueurs, une série d’exorbitants supplices : des damnés empalés sur des barres de fer chauffées à blanc, et qui leur sortent par le sommet du crâne ; des apostats sciés par le milieu du corps et dont les chairs renaissent pour être à nouveau déchirées ; des luxurieux dont on arrache le coeur pour le tremper dans des amas d’immondices, avant de le remettre en place et de recommencer à l’arracher, pour continuer éternellement la même torture.

Ainsi que dans le « Jugement dernier » de Stephan Lochner du musée de Cologne, l’on discerne les prisons qui servaient alors à imaginer le séjour du vieil Enfer ; seulement, sainte Françoise ne se borne point à nous montrer, comme le peintre, un donjon avec des fenêtres grillées derrière lesquelles des brasiers s’allu. ment ; elle ouvre toutes les portes, toutes les croisées du château et le monstre qui l’habite surgit, sous l’aspect d’un formidable lion d’airain rougi au feu, dont la mâchoire est armée, en guise de dents, de lames de faulx et dont le ventre est un nid de reptiles. Et les démons précipitent dans cette mâchoire les victimes et elles arrivent déchiquetées dans les entrailles qui les digèrent ; et d’autres démons se tiennent aux aguets à la sortie de la bête et saisissent avec des pinces ardentes les damnés qui reprennent forme et vie pour être, en une chaîne sans fin, réenfournés dans la bouche de fer et retirés intacts, après avoir été triturés et réduits en pâte par ces intestins de serpents.

Et il y a des tourments de ce genre pour chaque faute ; les bonnets de flammes, les lacs de plomb fondu, les infusions bouillantes de fiel, de poix et de soufre, les appareils pour crever les yeux et pour retirer la cervelle par une oreille défilent ; c’est un code effrayant de supplices ; en somme, l’Enfer, tel que se le figura le Moyen-Age, a trouvé en cette étonnante visionnaire son plus grand peintre ; et l’on pourrait presque ajouter 1e seul, car les imagiers des cathédrales qui traitèrent les mêmes sujets n’ont guère inventé que des croque-mitaines plus ou moins enfantins et des monstres surtout comiques.

Françoise Romaine décéda, le 9 mars 1440 ; après sa mort, son cadavre, qui demeura chaud et flexible, exhala un parfum de lys et de roses et, sur sa tombe, des guérisons de maux incurables se firent.

Elle fut canonisée le 29 mai 1608 et elle est, en sa qualité de fondatrice du monastère de la tour des Miroirs, la patronne de ces oblates et de ces oblats bénédictins dont l’existence officielle a été reconnue et les fervents desseins approuvés par un bref du SaintSiege publié, sous l’anneau du pêcheur, le 17 du mois de juin de l’an 1898.