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De Tout (1902)



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XXII

SAINTE DÉBARRAS

IL y a deux ans environ, un jour que je me trouvais à Beauvais, j’allai, au sortir de la cathédrale, visiter une vieille église, Saint-Étienne, qui débute dans les voies de la pénitence, avec sa nef romane, à plein cintre, et finit dans la joie du pardon avec son choeur gothique, à ogives.

En poussant la porte et en me dirigeant vers le bénitier, je vis tout d’abord, à ma gauche, une statue de la patronne de la ville, sainte Angadresme, une statue de la fin du XVIIe siècle, vraiment exquise.

Vêtue en abbesse bénédictine et tenant une crosse, la sainte souriait, fondue en Dieu ; puis je regardai à ma droite et alors je m’ébrouai.

Devant moi, entre une fenêtre à carreaux blancs treillissés de plomb et un camp de chaises posées les unes sur les autres, tête bêche, et surmontées de deux ifs de fer, sans aucun cierge, se dressait un crucifix grandeur nature sur lequel était fixé à la place du Christ, un être bizarre, ni homme, ni femme, dont la tête était cernée non d’une couronne d’épines, mais d’une couronne de roi.

Cet être avait des cheveux de femme lui tombant jusques à la ceinture, un masque pareil à un loup lui couvrant le haut de la face, une barbe de sapeur, une gorge plate et un ventre de personne enceinte de plusieurs mois.

Il était vêtu d’une grande robe attachée au bas pour cacher les jambes, et les pieds nus, avec de gros pouces très écartés, n’étaient pas cloués l’un sur l’autre, mais piqués sur le bois, côte à côte.

Que faisait ce monarque masqué ou cette souveraine velue, dans une église ? Je m’informai près du prêtre de garde. Il me parut peu renseigné.

Cette statue, me dit-il, est celle de sainte Wilgeforte, une reine des Wisigoths, qui fut métamorphosée en une sorte de monstre pour décourager des prétendants.

Et ce fut tout ce que je pus en tirer ; c’était assez cependant pour me permettre de rêver sur cette virago et pour m’étonner de la voir faire ainsi vis-à-vis à sainte Angadresme qui, pour éloigner, elle aussi, des amoureux, avait obtenu du ciel la grâce d’avoir, jusqu’au jour où saint Ouen lui imposa le voile, le visage rongé par une horrible lèpre.

Étaient-elles donc là pour prescrire aux fidèles du sexe mâle de n’avoir à jamais désirer l’oeuvre de chair même en mariage seulement ?

Rentré à Paris, je fouillai dans des hagiologes, mais je n’y découvris trace d’aucune Wilgeforte et je ne m’en occupai plus.

Son souvenir ne m’avait cependant pas absolument quitté ; aussi, quand, il y a quelques mois, je dus retourner à Beauvais pour y régler une affaire, mon premier soin fut-il de me rendre à Saint-Étienne.

J’y entre, et plus de sainte Angadresme. Je demande à un bedeau qui somnole où elle est ; il me répond qu’il n’en sait rien, que si elle n’est pas à sa place, c’est sans doute parce qu’on la nettoie ou qu’on la répare. Je regarde sainte Wilgeforte, elle est changée ; le masque a disparu, le visage est au clair et la barbe est rase.

Vue ainsi, avec son ventre météorisé et sa gorge nulle, elle répugne ; l’expression de la figure que l’on voit maintenant est presque gênante ; les traits sont rigides, le nez est dur et la bouche bâille et s’hébète. Le martyre qu’elle subit semble beaucoup moins la torturer que l’ennuyer ; elle paraît surtout jouer un rôle qui la fatigue ; elle ne souffre point et ne prie pas ; elle est purement humaine et laide, de cette laideur de paysanne sèche et têtue dont la physionomie ne se détend qu’à la pensée d’un gain.

Je me demande quel est le merlan de sacristie qui s’est ainsi permis de gâcher une statue du XVIe siècle et de passer sa barbe à la tondeuse, et je finis par apprendre, une fois sorti dans la ville, que le clergé de Sainttienne, choqué de voir cette effigie désignée dans un guide sous le titre de « Christ hermaphrodite », a jugé prudent de lui donner un sexe.

Mais alors lequel ? car elle reste homme, par les traits, par le buste, par les pieds, et femme par les cheveux et par le ventre ; la question n’est donc pas résolue et l’androgynat persiste. Il s’affirme même davantage depuis que l’on a supprimé le masque, car, pour bien faire, il eût fallu ou féminiser les traits ou, après avoir coupé la barbe, garder le loup.

Dans tous les cas, il eût été plus simple, pour éviter que des gens confondent sainte Wilgeforte avec le Christ, d’écrire, au-dessus ou au-dessous de la croix, son nom. Les visiteurs auraient été au moins, une bonne fois, fixés sur son identité.

Voici maintenant quelques renseignements qui ont été récemment extraits des archives de Beauvais sur cette élue :

Sainte Wilgeforte était fille d’un roi de Portugal ; quand elle atteignit l’âge de se fiancer, elle fut, à cause de sa beauté, très recherchée, mais elle repoussa tous les prétendants, parce qu’elle voulait se consacrer à Dieu. Sur ces entrefaites, Amare, roi de Sicile, envahit le Portugal, défit son armée et il s’apprêtait à imposer les plus humiliantes conditions aux vaincus, quand il aperçut Wilgeforte et en devint amoureux fou. II la demanda en mariage à son père qui fut heureux de cette aubaine ; mais, une fois de plus, elle refusa et, comme il la poursuivait et se préparait à l’enlever, elle supplia Dieu, pour le dégoûter d’elle, de l’enlaidir. Ce fut alors que ses traits grossirent, que son ventre poussa et qu’une barbe de sapeur lui serpenta le long du menton et des joues.

Amare perdit aussitôt tout désir de la posséder et se tint coi ; mais le père outré de tant de désobéissance et exaspéré par tant de laideur, la fit rouer de coups et crucifier.

Telle est, résumée en quelques mots, la légende de sainte Wilgeforte, appelée aussi sainte Libérate, parce que le Seigneur l’avait par ce miracle libéré de tout hymen.

D’autres fictions se sont greffées sur cette histoire, car le culte de cette vierge fut, parait-il, au Moyen Age, très répandu. En Angleterre, en France, en Belgique, en Hollande, en Portugal, elle fut naguère vénérée, puis, peu à peu, elle tomba dans un parfait oubli ; je crois même que, maintenant, aucune église, sauf Saint-tienne à Beauvais, ne conserve une image de cette sainte.

Comment et quand son culte naquit-il dans cette ville ? On l’ignore ; tout ce que l’on sait, c’est qu’au XVIIe siècle une confrérie de sainte Wilgeforte existait à Saint-Étienne et chaque année, le 20 juillet,sa fête y était célébrée en grande pompe et il y avait, après la cérémonie, procession solennelle du Saint-Sacrement et Salut.

Un vieux rituel qui date de cette époque nous a gardé l’oraison de la messe dite en son honneur :

« Seigneur, nous vous en prions, jetez vos regards sur vos enfants qui vous implorent, par les mérites et les prières de la bienheureuse Wilgeforte, vierge et martyre, fille de roi ; et de même que vous avez exaucé ses prières en la dotant d’une barbe, de même daignez accueillir les souhaits de nos cours, en nous accordant un supplément de votre divine grâce. »

Sa fête avait une octave et, pendant l’année, la confrérie assistait encore à un certain nombre de messes chantées à l’autel placé sous son vocable.

Cette dévotion dura jusqu’au moment de la Révolution. Alors les sans-culottes ravagèrent l’église, détruisirent son autel, mais sa statue fut préservée. En 1796, lorsque Saint-Étienne fut réconcilié, on la plaqua sur le mur qu’elle occupe actuellement, à l’entrée de la nef ; puis, en 1827, on l’ôta.

L’un des membres du conseil de fabrique, un ancêtre sans doute du pieux imbécile qui a récemment tondu la sainte, déclara dans une réunion du bureau que beaucoup de paroissiennes étaient scandalisées par la toison de cette crucifiée et il conclut à la suppression de la statue. Quelques marguilliers moins bêtes protestèrent, mais la majorité du conseil, soutenu par Mgr Feutrier, évêque de ce diocèse, décida qu’une barbacole était une honte pour une église et la pauvre princesse fut arrachée de son mur et cachée dans un coin de la trésorerie.

Elle en sortit au mois de juillet 1832 ; seulement, pour ne pas effaroucher à nouveau les fidèles, on l’épila. Sa barbe n’en a pas moins repoussé depuis, mais, finalement, à l’heure actuelle, elle a encore les joues glabres et le menton ras.

Les femmes à barbe sont, on le voit, très mal considérées par le clergé, même quand elles sont vierges et martyres ; mais le plus curieux de cette histoire n’est pas dans les vicissitudes pileuses de cette déicole, il est surtout dans la spécialité de l’intercession que réclament d’elle les femmes du menu peuple.

Elles ne la connaissent pas sous le nom de sainte Wilgeforte ou de sainte Libérate, mais bien sous le nom de sainte Débarras. Comme elle a été débarrassée par le ciel d’un prétendant, elles l’implorent, elles, pour être débarrassées de leurs maris. Elles lui demandent, en un mot, la mort de leur conjoint.

Jadis, il existait dans l’Aisne un pèlerinage de matrones qui se rendaient dans ce but à une chapelle dédiée à cette sainte ; cette dévotion pour mégères a disparu de ce département ; elle subsiste encore à Beauvais, mais bien restreinte.

La foi s’en va-t-elle ou les femmes mariées de cette ville sont-elles devenues moins homicides ? C’est une question que je laisse aux confesseurs de ces dames le soin de résoudre.