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De Tout (1902)



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XVI

L’AQUARIUM DE BERLIN

JE ne crois pas qu’il existe de ville plus fastidieuse et plus laide que ce Berlin coupé au cordeau, planté de maisons sans intérêt et de palais affreux. Sa Sprée est une rigole d’eau sale, sa porte de Brandebourg est une camelote des Propylées d’Athènes, sa fameuse promenade des Tilleuls est plus médiocre encore que nos Champs-Élysées et ses Friedrichstrasse, ses Wilhelmstrasse, ses Leipzigerstrasse, toutes ses avenues de luxe n’égalent même pas la basse opulence de nos grandes rues.

Cette ville est done hideuse et l’on voudrait que la foule qui l’anime le fût moins ; mais, elle aussi, consterne. Sur les trottoirs défilent des officiers gommés, sanglés dans des tuniques collantes et dans de noires culottes à vermicelle rouge ; et ils passent, droits, un monocle grand comme une roue de locomotive dans l’oeil, mâchant, dans des torrents de fumée des troncs d’arbres et faisant rebondir, sur le pavé, des sabres ; puis ce sont, serrés dans des costumes dont les tons s’injurient, de grosses dames aux bouches toujours ouvertes et desquelles s’échappent, par instants, des rires en cris de poule et des hommes, râblés, avec des lunettes d’or, des crânes chauves, des barbes à clairières, des joues colorées, des têtes de pharmaciens homoeopathes et de penseurs. La laideur humaine a, ici, un aspect particulièrement insolent chez le galonné, bébête chez la femme, et, chez le bourgeois, grave.

L’envie de prendre le train et de décamper vous harcèle, puis l’on se dit que l’on est injuste, qu’après tout Berlin recèle un musée magnifique de peintures anciennes et un aquarium tout à fait extraordinaire, une féerie de fleurs animales, tels que peu de villes en possèdent.

Cet aquarium est situé dans des caves converties en de spacieuses grottes. L’on n’entend plus que le roulement sourd des voitures courant au-dessus de vous et des cris d’aras qui vous saluent dès qu’on y entre ; et l’on éprouve l’impression que l’on se trouve, en plein midi, transporté, le soir, dans un jardin zoologique éclairé au gaz ; dans des vitrines, l’on aperçoit des câbles enroulés qui sont des serpents, puis des crocodiles dans des bassins et des oiseaux en cage, enfin un estaminet burlesque où les consommateurs sont installés dans le squelette d’une baleine et apparaissent, en prison, au travers de cette carcasse, ainsi qu’au travers, de barreaux courbes et blancs. Mais ce ne sont là que billevesées de naturalistes et bagatelles de la porte. Le vrai spectacle s’étend tout le long d’une galerie dont les cloisons sont des murs d’eau, maintenus par des cadres de verre ; et un jour de clarté sous-marine baigne l’intérieur des hublots, éclaire de ses lueurs verdâtres des falaises pour myrmidons et des forêts pour pygmées ; et nulle végétation terrestre n’égale la finesse de ces arbricules, la ténuité de ces branches. La flore des mers pousse dans ces petits rochers et ce sont des corbeilles de fleurs en dentelle et de plantes en guipure, brodées à l’aiguille, ouvragées comme les mailles du réseau d’Alençon. La tribu des algues s’étend dans ces prairies minuscules, enchevêtrant ses lanières fauves, ses longes de velours écarlate, ses courroies de cuir vert, reliant avec des lianes transparentes des bosquets aux troncs nacarat et aux feuillages roses.

Et des poissons filent au-dessus, des poissons aux mines cocasses et aux yeux farouches, les uns renflés tels que des outres, les autres amincis tels que des lames ; ceux-ci bossus, ceux-là munis de nageoires en croissant et d’une gueule qui bâille dans la peau du ventre, et ils sont papelonnés d’écailles disposées comme les tuiles d’un toit, comme le lacis d’une cotte de combat, aux mailles d’or et d’argent, incrustées de brillants, et serties de gemmes ; ils s’élancent, virent d’un brusque coup de queue lorsqu’ils se postent face à face et d’aucuns piquent une tête en bas, se glissent entre des buissons de coraux rouges, rasent les taillis des madrépores, bousculent au passage les champs de cette éponge bizarre appelée gant de Neptune et qui ressemble à une main de laine ouverte, les doigts en l’air.

Y-a-t-il parmi ces espèces, dont les noms techniques sont impossibles à prononcer, un spécimen de ce poisson fabuleux qui, d’après d’anciens auteurs, brouterait, dans les mers du Sud, des plants de corail, de même que les brebis broutent à la campagne des plants d’herbes ? Je ne sais ; mais, si saugrenus que soient ces poissons, ils appartiennent au moins à une classe bien tranchée, à une famille spéciale de l’histoire naturelle, à des groupes d’individus vivants et connus ; l’on ne peut les confondre avec les animaux d’une autre race ; leur étrangeté n’est donc que relative et d’ailleurs tous les grands aquariums détiennent des poissons de ce genre ; la gloire zoologique de Berlin n’est point là ; où elle s’atteste, c’est dans les cases voisines, dans ces carrés separés de mer où se développent des êtres qui sont à la fois des bêtes et des fleurs ; des êtres hybrides, improbables, et néamnoins réels ; et ils pullulent, suscitent les analogies les plus extravagantes, les images les plus baroques ; les plus folles des orchidées paraissent raisonnables à côté d’eux et il n’est point sur la terre de papillons ou d’oiseaux dont l’éclat se puisse comparer au leur.

C'est le jardin des Sirènes et la ménagerie des Ondines.

Dans un site hérissé de rocs, l’on aperçoit, au travers de la brume verte des eaux, des bryozoaires, des animaux-mousse, les uns bombés tels que des pelotes de velours bleu-paon, les autres s’écardant de même que des paquets d’ouates fauves : ceux-ci pareils aux pellicules du plomb qui bout ; ceux-là semblables ou à la crème d’un lait qui serait vert ou à l’écume d’un pot au feu dont le gris se teinterait d’argent ; et ces mousses qui remuent des cils vibratiles et des cheveux très fins sont nanties d’une bouche, d’un cesophage, d’un gésier et d’un estomac ; elles happent les animalcules, dégustent des infusoires, se repaissent sans arrêt d’imperceptibles proies, aiment peut-être et, dans tous les cas, se reproduisent. Puis, vivant en bonne intelligence avec elles, la merveille des mers, l’anémone qui habite sur des surfaces de rochers ou dans des bris de rocs. Avec elle s’affirment l'invraisemblance des tons et la déraison des formes. Les plus sages ressemblent un peu aux anémones de nos jardins et aux cactus ; mais les autres !

L’un de ces zoophytes, le Caryophyllia, est un corset de femme de satin blanc garni d’une ruche de batiste dans le haut ; et ce corset renferme un seul sein, mais placé, la pointe en l’air, dans la direction du cou ; et cette pointe, d’un vert tendre de jeune pousse, sort d’un frais mamelon couleur de neige entouré presque à sa naissance d’une écharpe toute neuve de peluche cerise.

Et d’autres fleurs l’avoisinent, arborent, elles aussi, les plus illusoires des teintes et les plus démentiels des contours : perruques en feu soutenues par des patères de bronze ; cierge couleur de capucine et dont la mèche s’échevèle en des barbillons glauques ; martinet à la poignée de jade et aux cordes mouillées d’une rosée de sang ; puis cc sont des tiges pareilles à des bâtons de cannelle fleuris, à leur cime, de grandes pâquerettes dont les cceurs scintillent ainsi que des escarboucles dans des rayons d’or ; des hampes, mi-claires et mi-laiteuses, épanouissent à leur sommet le disque radié d’une monstrance ; et l’hostie est rose et les rais du Saint-Sacrement sont mauves ; d’autres encore, aux aspects de plus en plus incohérents, tendent des toiles d’araignée d’un vert d’émeraude, couturées, à la place de mouches mortes, de perles ; d’autres ressemblent à des trognons de choux lumineux, à des houppettes de poudre de riz, à des blaireaux à barbe, aux poils orange, montés sur des manches d’un vermillon vif ; d’autres, enfin, sont les foins cramoisis d’artichauts fous.

Et ces fleurs se promènent et ces bêtes prennent racine ; elles s’emparent des vers, des larves aquatiques, des poissons nouvellement éclos, les avalent et, tout comme de bonnes pochardes, quand elles se sont trop gavées, elles rendent. Ajoutez à cela que ces anémones sécrètent des sucs corrosifs et vénéneux et qu’elles piquent et brûlent telles que des orties, dès qu’on les touche.

Et les plages vitrées continuent à s’allonger, dans les salles de l’aquarium, et de nouvelles gageures de la zoologie deffilent. Après les bryozoaires et les polypiers apparaissent les annélides, des végétaux vermiformes, des plantes chenilles aux reflets métalliques, des vers dont le corps est une suite de bagues duvetées de soies courtes et qui poussent ainsi que des ressorts des lames de canifs quand on les frôle ; l’une d’elles est rousse, barrée d’une ligne d’encre sur le dos et elle a des lèvres noires et des yeux bleus ; une autre, l’Eunice géante des Antilles, possède un chef d’émail muni d’une trompe rose et ses anneaux, couleur d’arc-en-ciel, sont hérissés de dards ; celle-là est féroce et dévore même ses congénères ; un autre animal, bien extraordinaire aussi, est une Holothurie, un grand cornichon lilas dont la tête est une marguerite blanche. Sa spécialité est de rejeter ses viscères lorsqu’on l’embête, et il en meurt.

Pour résumer cette promenade dans le monde des mers, l’on se dit que Dieu semble avoir réservé ses bêtes les plus extravagantes pour les antres mystérieux de ses gouffres. Il a fondu en un inexplicable amalgame la flore de la terre et sa faune et cultivé des jardins qui marchent et des ménageries q’ui fleurissent ; puis, afin de parfaire encore son ceuvre, il a utilisé l’éclat du règne mineral, animé les pierreries et transporté dans la parure de ses bestioles les feux des gemmes.

Ensuite, par un contraste absolu, tandis qu’il nous laissait voir les magnifiques animaux de ses parterres, il nous mettait en présence aussi d’abominables créatures, de monstres tels que, seul, le délire des maladies les enfante ; et là, il ne faisait plus appel au concours de ses pierres et de ses plantes, mais il paraissait emprunter à l’homme les contours et les couleurs des métaux forgés dans ses usines.

Et ce parti pris se montrait dans ce musée maritime de Berlin, où, derrière des cloisons de verre, s’agitait un être de cauchemar, un monstre métallique, une sorte de crabe blindé comme un vaisseau de guerre, le Limulus Polyphemus d’Amérique, je crois.

Imaginez une bête enfouie sous une plaque de tôle grise, aux bords relevés travaillés au marteau et peints au minium, un crustacé ayant la vague forme d’un torpilleur et évoquant avec son armure l’image d’un monitor américain dont l’hélice visible serait une longue queue. La tête est cachée et, en cherchant bien, l’on aperçoit deux petits yeux embusque’s derrière des meurtrières, puis deux pendeloques qui remuent de meme que des chaînes d’ancres. Au repos, cet être peut se confondre dans l’eau avec le ton des sables ; mais, lorsqu’il bouge, c'est autre chose ; il devient alors tout simplement atroce. je le vis, un jour, retourné, nageant sur le dos et rien ne pent rendre l’horreur de ce corps en soufflet, de ces chairs noires et plissées qui jouaient de l’accordéon dans les ondes, de ces pattes violettes et tigrées de blanc. Et ces dix pattes en faisaient vingt, en faisaient cent, tant elles grouillaient ; puis la bête se remit à l’endroit et se laissa tomber ; et sa carapace s’aplatit, telle qu’un feutre, en s’insinuant dans une fente oùi elle disparut, entre deux roes.

Ce crustacé que l’on croirait — s’il n’était pas vivant — fabriqué dans les ateliers de Krupp ou dans les fonderies du Creusot, ne suggère point l’idée qu’il fut, ainsi que les autres, créé par le Seigneur de la Genèse ; en dépit de son allure ultra-moderne, il ne peut avoir été inventé qu’aux temps des faux-dieux, par l’un des démons du Paganisme ; l’on se rappelle en effet que ceux-là s’accouplaient pour produire des monstres et dès lors la filiation de ce crabe se retrouve. Il a dû être engendré sur un lit d’ordures et être né des ceuvres de Phobéton, le dieu des songes effrayants, et de Forina, la déesse sordide des égoûts.

En tout cas, son image vous poursuit, quand, après avoir quitté l’aquarium, l’on est remonté dans la rue, au plein jour ; et alors, il faut bien le dire, la laideur des Berlinois paraft douce et l’on aurait presque envie, ma foi, d’embrasser, tant on les juge maintenant avenantes, les faces des traîneurs de sabres à monocles et des homoeopathes à lunettes d’or.