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De Tout (1902)



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XIV

A HAMBOURG

LA pluie si fastidieuse à Paris est la parure d’autres villes. Quand, dans le nord de l’Europe, elle tombe, têtue, fine, d’un ciel couleur de cendre sur les grandes cités vouées au négoce, elle amortit l’aspect grossier, inquiétant parfois de leurs usines et de leurs ports ; elle les estompe sous le tissu léger de ses fils, sert un peu de prudente voilette pour affiner des traits de visage trop vulgaires et trop forts.

Souvent ces réflexions me viennent, alors que les rafales font tinter les vitres, et j’évoque le souvenir d’un port énorme perdu dans les brumes, rayé en diagonale par les averses, le souvenir de Hambourg.

Et je revis, an coin de mon feu, de placides heures le long de l’Elbe.

A Hambourg, ce fleuve est sans mesure ; il serait un bras de mer, si on le laissait libre, mais le commerce l’a divisé en des séries de rues qui se croisent avec des pieux de bois noirs, reliés de chaînes, des rues que bordent à la place de maisons, des steamers et dont l’étroite chaussée est le rendez-vous des gamines de la batellerie, des chaloupes et des barques.

Partout, de tous les côtés, s’étendent des docks de brique, singeant des châteaux de la Renaissance, crassés par l’embrun, noircis par la fumée des machines, liserés par des rails, par des trains de marchandises, qui s’en vont à perte de vue, à la queue-leu-leu, au pas. Et l’on peut marcher pendant des lieues et des lieues, au bord des rives, franchir des passerelles et arpenter des ponts ; toujours de nouveaux docks succèdent à ceux que l’on vient de quitter ; les hangars et les halls cheminent, interminablement, avec vous, et l’on finit par comprendre que jamais l’on n’en verra la fin ; vous pouvez sonder l’horizon, il se révèle, ainsi que le lieu ou vous êtes, planté de forêts de mâts, de futaies de tuyaux de grands vapeurs, hérissé de grues qui fouillent des ventres de navires et en retirent tranquillement, là-bas comme ici, des ballots gigantesques couverts de toiles d’emballage et cerclés de fer, des grappes de tonneaux de toute sorte, depuis les barils courts et trapus des eaux-de-vie de grain jusqu’aux tonnes bleues et plâtrées des huiles de pétrole et de lin, jusqu’aux foudres pesants des suifs. Et des caisses arrivent à la suite des feuillettes de vins et des muids, des caisses géantes abritant des pianos qu’on débarque près d’amas sortis de tourbe dont la pâte montre, en se cassant, des filaments de chiendent sec.

Et les ouvriers du port et les déchargeurs portent la livrée et la couleur des substances qu’ils amoncellent, noirs de charbon, blancs de platre, jaunes du soufre qui les poudre, givrés de neige lorsqu’ils élèvent des monticules de cornes arrachées de boeufs, lorsqu’ils déroulent des plaines de peaux de bêtes conservées dans du sel.

L’on sent un effort silencieux et immense ; ce labeur opiniâtre se fait sans bruit ; les hommes sont domestiqués, brisés par un joug ; c’est à peine si, à de rares, intervalles, l’on entend le barrissement des steam-boat qui s’en vont gagner le large, le bruit de chaîne des grues, le hiement des poulies montant des colis et des balles dans le haut de ces docks qui ont l’air de caves superposées les unes sur les autres, avec leurs portes cochères ouvertes, en guise de fenêtres, à chaque étage.

Et la pluie tombe sans trêve, cingle de ses mèches de fouet les mares des pavés, pique d’aiguilles l’eau des bassins, quadrille de fils bis le ciel ; l’on ne voit plus le site qu’au travers d’un rideau de mousseline sale ; tout s’effume et tout s'efface ; et si, quittant alors le bord du fleuve, l’on traverse la chaussée pour se réfugier, de l'autre côté de la rue, sur le trottoir, l’on constate aussitôt qu’aucune place n’est perdue, dans ce port, pour l’appât du gain.

Au-dessous même des boutiques que vous longez, s’ouvrent, au ras du sol, des celliers précédés de quelques marches et qui s’étendent sous terre, bourrés de provisions, chargés de comestibles : l’on y entrevoit des bottes de jambons et de savoureuses fumures, des gerbes d’anguilles aux chairs de bitume frottées d’or, des liasses de saumons secs qui semblent enduits de résine rose, de spacieux baquets où des poissons se désargentent en marinant ; et, dans cette saumure qui bouillonne, l’on discerne les ronds glauques et vitreux des citrons au zeste vif, les gousses vermillon des piments, vertes et passées au vernis des poivres.

C’est pour la gourmandise de l’oeil un gala de teintes ; en somme, dans cette ville, l’on trafique dans tous les coins et, dans tous les coins, l’on vend ; en haut et en bas l’on vole ; et si maintenant, au lieu de plonger dans les souterrains à victuailles des bâtisses, on lève les yeux en l’air, alors apparaissent sur les toits les signes visibles de l’âme de cette cité où il n’est jamais question de Dieu, de ce formidable repaire de protestants et de juifs.

Le commerce jette comme un épervier sur elle. Les faîtes des maisons sont pris dans un filet de fer par les incroyables écheveaux des téléphones ; et ce sont des appareils de forme bizarre, des cithares saugrenues, des harpes étranges, des instruments compliqués et dont on ignore et l’usage et le nom. Le firmament devient un immense papier de musique où les notes sont figurées par les godets de porcelaine des télégraphes ; c’est une partition, barbare, incompréhensible, gravée en blanc sur fond gris ; et des réflexions provocatrices vous viennent quand on songe à ce Hambourg, ivre de luxure, le soir, et gorgé de filles, à cette ville de labeur écrasant et de joie, pleine d’Américains évadés de leurs republiques du Sud, de gens de Caracas cirés ainsi que des meubles au brou de noix, de luthériens roses et blonds, à lunettes d’or, et d’affreux circoncis ; car sur le port même, entre les bureaux des armateurs et les comptoirs de la haute pègre, s’ouvrent des fentes conduisant dans des parcs de vermines, dans des garennes de poux. Et, à la brune, sous la pluie, dans une pestilence d’évier, une multitude de mômes sort des fentes de ces murs et se répand sur la chaussée et joue. Ce sont les enfants des ouvriers qui triment et la misère et les saouleries sont telles que le pain manque et que les mendiants affluent. Je me rappelle une petite, au chignon d’étoupe, à la figure de papier mâché, chapelurée de son, qui agrippait de sa menotte sale des sous qu’une mère à l’affût s’élançait pour lui faire rendre.

Misère extraordinaire, entretenue par l’hébétude du trois-six, et opulence forcenée, à peine réduite par d’inénarrables goinfreries et par de furieuses noces, c’est tout Hambourg.

Un restaurant où j'allais, chaque jour, prendre pâture, mettait cependant un intervalle entre ces deux extrêmes ; il donnait un aspect de bourgeoisie mitoyenne, ni trop indigente, ni trop riche, montrait le côté de bonasserie, de gourmandise invétérée, de bien-être placide de l’Allemand.

L’endroit était charmant et intime, sans glaces et sans ors, avec des tons de brun chaud, à la Rembrandt. L’on y trouvait ainsi que partout les bustes des empereurs Guillaume et Frédéric, puis de fermes buffets où l’on découpait de lourdes viandes et des étagères où s’alignaient des rangées de chopes, au couvercle armorié d’étain. Les consommations y étaient probes et la cave des vins du Rhin méritait qu’on l’adulât ; mais le caractère spécial de cette taverne consistait vraiment en ceci que l’on pouvait se croire au fond d’un vaisseau, à l’ancre. Le plafond était bas, la salle était toute en retraits et en angles et les fenêtres très rapprochées ressemblaient à des hublots.

Certains jours, alors, que l’air était une poudre d’eau, l’on pouvait s’imaginer qu’on était assis dans un aquarium et l’on apercevait, au travers des vitres, nageant dans un liquide trouble, des poissons, que simulaient les petits drapeaux à deux dents de scie flottant en haut du mât des barques remorquées, au bout de la chaussée, en face, dans le port.

Et l’on regardait, coi, ravi, heureux de se sécher à l’abri de la pluie et loin du vent. Que de fois je me complus à scruter ces gens qui m’entouraient et dont j’ignorais la langue !

Ils se divisaient en plusieurs types bien tranchés : les uns, petits et replets, pales et bouffis, avec des yeux en boule de loto, de longues moustaches jaunes, des têtes puant l’officier de cavalerie et le potard ; les autres, grands et roses, avec des barbes de deux couleurs, épi rouillé et beurre frais, des yeux enfoncés sous des lunettes rondes, des tignasses de pianistes sur des épaules de bouchers ; d’autres encore, du genre orang-outang, nantis d’oreilles rouges, de barbes de fleuve, de poils roux plantés droits sur les mains et de bouquets jaillissant du fond des oreilles comme d’une fosse ; d’autres enfin, bruns, avec des yeux capotés, des cranes chauves, bandés de rose par le cercle du chapeau, des barbes en varech, des physionomies d’architectes mécontents, mêlés à de la politique, des têtes de savants d’estaminets, de penseurs de carrefours.

Tous se ressemblaient par l’étonnante capacité de leurs appeftences. Leurs estomacs étaient des gouffres. Jamais je ne vis mastiquer aussi lentement, aussi méthodiquement, aussi longuement.

A peine arrivés, ils coupaient d’énormes tranches de pain, versaient dessus du vinaigre, de l’huile, du poivre et du sel, reliant ces condiments par une couche de moutarde et avalaient, en guise d’apéritif, ce sinapisme ; ce après quoi, ils engloutissaient des séries de plats, débutaient, en fait de hors-d’oeuvre, par s’ingérer un copieux bifteck sur lequel deux oeufs à la poêle etaient couchés.

Certains jours, en un coin réservé de la salle, dans le nuage de fumée sorti de grands cigares creux tels que des canons, des israélites tenaient leurs assises, en buvant des chopes. Ceux-là jargonnaient, hideux avec leurs crânes couverts d’astrakan, leurs yeux vitreux projetés au bout de pédoncules, leurs museaux de boue, leurs bouches de plaies mal pansées, leurs barbes de salade jaune et sale, leurs joues bombées et cramoisies, pareilles à des derrières épluchés de singe. Ils sentaient la bergerie ; toute l’horreur des tribus immiscibles était là, et je rêvais devant ces paysages de faces inquiètes et rusées à une carte routière des vices ; ils me semblaient dessiner, avec leurs traits, avec leurs rides, des plis de faillites, des crevasses de banqueroutes, toute une planche de la géographie du gain.

Un ami qui est entré a dissipé ces visions par sa presence et, tandis que je mange avec lui la soupe nationale de Hambourg, une soupe d’un goût indécis et aigrelet, fabriquée avec un bouillon aux herbes dans lequel surnagent des morceaux d’anguilles et de lard fumé, des petits pois et des pruneaux, des carottes et des poires, il me dit, en riant : « Regardez. »

Et il tire de sa poche et me montre une photographie qui représente l’empereur Guillaume enlevé, après sa mort, au ciel, par des anges. Avec sa tête à favoris, coiffé dun casque, il a l’air à la fois et d’un belliqueux huissier et d’un séraphique riz-pain-sel. Ah ! la bêtise de l’imagerie catholique est douce, auprès de cette pieusarderie militaire des protestants !

Notez, ajoute mon ami que ma stupeur amuse, notez que ce portrait s’est vendu à un nombre incalculable d’exemplaires, ici. Et, en effet, il répond au sentimentalisme chauvin et an besoin d’obscure piété qui, malgré tout, subsiste dans l’âme avariée de cette ville. Luther a eu tort de nous supprimer, à nous autres Allemands, le culte des Bienheureux et des Justes, car, ne pouvant nous en passer, nous en sommes réduits, vous le voyez, à béatifier nos généraux et nos rois, à nous livrer, en un mot, à la contrebande des saints.