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De Tout (1902)



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XII

LE BUFFET DES GARES

LE bonheur des uns est généralement fait par la vue du malheur des autres ; ce n’est évidemment pas un sentiment glorieux que j’énonce, mais il n’est, hélas ! que trop authentique et c’est à ce sentiment peu louable que je cédais, alors que, n’ayant pas de train à prendre, fallais de’jeuner dans un buffet de gare.

Il est certain que l’on y mange des bidoches trempées dans de périlleuses sauces, que les vins sont additionnés d’alcool allemand, relevés par les essences d’épilepsie des furfurols ; il est certain aussi que ces garçons si agiles qui jonglent avec des bouteilles et des verres dans la cohue des foules, ne servent pas lorsque l’arrivée d’aucun train n’est signalée ; mais d’abord la ville de province près de laquelle j’habitais, cet été, ne détient aucun restaurant où l’on puisse s’aventurer sans craindre les plus menaçants des vénéfices ; il eût done fallu, à défaut du buffet, affronter les repas d’hôtels, les tables d’hôte ; oui, mais l’idée de piturer sur une nappe avec un bouquet de fleurs au milieu, des réchauds de fer-blanc et des assiettes de biscuits granités par les mouches à chaque bout, m’enlève d’avance tout appétit.

Enfin, pour tout dire, la bousculade des gens bafrant à la galopade les comestibles avariés que l’on réserve aux malheureux dont l’arrêt dans la gare est le moins long, m’amusait et m’empêchait de remarquer la tristesse de mes plats, l’horreur des inévitables escalopes qu’environnaient des haricots trop verts.

Donc, quand j’allais à la Ville, c’était dans l’embareadère que je déjeunais. La salle haute comme une cathédrale, bâtie par un ingénicur avec des poutrelles de fonte peintes en un brun de jus de viande, était ornée de chromos représentant des mers trop bleues et des montagnes trop blanches ; on y voyait aussi, dans des costumes qu’ils ne portent pas, des Bretons et des Basques, des Auvergnats et des Suisses. Au centre de la salle, s’élevait un poêle ornementé de fonte sur lequel, dans un pot imitant à ne point s’y méprendre les anciennes faïences de Lunéville, un palmier dardait ses feuilles stérilisées, d’un vert see, et, tout autour, se pressaient des tables avec des couverts mis et des demi-bouteilles de verre noir, à cachet de métal bleu.

Mais la pièce de luxe, c’était le buffet énorme emplissant toute une cloison du hall, empilant des étages de flacons aux formes variées, bedonnants ou grêles, à cous de girafe ou à goulots courts, des paniers de raisins couleur de rouille, des pyramides de sandwichs, des assiettes sur lesquelles surgissaient la mousse de savon des choux à la crème et l’éponge dédorée des babas an rhum. Et au milieu de toutes ces friandises trônait la tenancière, une grosse brune, un tantinet talée, avec des cheveux en paiile de fer sur le front, une taille sanglée dans une robe noire et la gorge un peu décolletée, en petit-lait, dansant an moindre mouvement dans la jatte du corsage.

La porte s’ouvrait, des gens charriant après eux des malles entraient, buvaient d’un trait un verre de bière et sortaient, tandis que le restaurant trépidait, remué par l’arrivée des trains ; c’était alors l’assaut des tables ; des fournées d’autres individus se ruaient sur les boustifailles pendant que les garçons volaient à leur rencontre, en brandissant des bocks ; et les employés clamaient : « Les voyageurs pour la ligne de Beauvais, en voiture ! » et tous se sauvaient en s’essuyant la bouche ; il y avait cinq minutes de répit et, après un vacarme de sifflets et un fracas saccadé de plaques tournantes, une nouvelle foule se précipitait, lapait des boissons, refilait pour retrouver sa place, gardée par des joumaux, en toute hate.

Que de jours, vers les midi, alors que le soleil incendiait la gare, je me suis réfugié dans l’ombre de ce buffet, regardant des êres affairés, mastiquant la pénitentielle filasse d’un veau tiède, les yeux fixés sur l’horloge ! Et je jouissais délicieusement de mon repos ; je n’avais aucun voyage à entreprendre ; les bagages s’accumulaient sur le sol, autour de moi, des valises à soufflets, des malles de peau. fauve agrémentées de serrures et de plaques d’acier ; d’autres, plus humbles, en bois noir avec des bandes de peau. de sanglier et des pattes de cuir rose ; des rouleaux de couvertures de voyage, des paquets de parapluies et de cannes ; la vue de ces impedimenta augmentait ma quiétude ; je suais de l’effort de mes voisins et cela me semblait bon ; tout autour de moi, je ne voyais que des hommes soucieux et des fernmes agitées les harcelant d’observations et maugréant après des gosses qui étaient les seuls à s’amuser, de ce va-et-vient et de ce bruit ; et je complétais la scène, en me figurant ces ménages montant en wagon, subissant, furieux de ne pas rencontrer de compartiments vides, la tête renfrognée des voyageurs qu’on dérange. Il fallait que le mari hissât les valises dans le filet et la femme disait : « As-tu le petit sac ? Tu es sfir de ne rien avoir oublié ? Fais done attention ! tu vas froisser mon cbapeau. Mon Dieu ! que les bommes sont maladroits ! » Puis se tournant vers l’enfant : « Vas-tu rester tranquille, A la fin, toi ? » Et le train s’ébranlait et ces couples pilaient du poivre sur de dures banquettes, pendant des lieues.

N’être pas marié et ne point partir, quelle allégresse, Seigneur ! Et j’avalais avec plus de résignation mon dangereux fricot, pensant que le mortel le plus heureux de la terre devait êre le patron de ce buffet qui, dans ce tourbillon de gens affolés, ne bouge pas ; il ne voit, ce commerçant qui est chez lui, que des malheureux qui regrettent leur chez eux ; il devrait savourer davantage, par comparaison, son calme ; mais la vie est si mal ordonnée qu’il déplore sans doute de ne pouvoir s’absenter et errer au loin. Il doit avoir des goûts de nomade, ce casanier, rever à de longues excursions alors qu’il se promène, une serviette sous le bras, le long du quai.

Mais l’heure du grand coup de feu approche, l’heure débarque le rapide se dirigeant sur Paris ; et déj’a la tenancière avertit les domestiques ; l’on met des assiettes blanches et l’on tire des bocks ; on aère  !a salle en ouvrant la porte qui donne sur les rives des voies... Un employé entre et crie : « Les voyageurs pour le rapide de Paris ! » Cet appel a été un coup de pied dans une fourmilière. Tous les gens qui sont là se lèvent, se bouseulent, s’empêchent mutuellement, avec leur colis et leurs sacs, d’avancer ; c’est un va-et-vient de fernmes trainant des mioches qui regimbent, pendant que des garçons bondissent et dessinent des trajectoires dans la foule, un plateau en l’air et les employés de la gare s’impatientent, poussent ce troupeau ahuri sur un quai, vociférent : « Allons ! Mesdames, reculez-vous ! » Et, dans un vacarme de tempête, le rapide arrive et s’arrete, la machine suant à grosses gouttes, mugissant et grondant, tandis que tous les carreaux du buffet tremblent.

Je regarde par la fenetre cette série de wagons noirs et sinistres, rejoints entre eux par des soufflets de cuir ; c’est une morgue ambulante et un train de deuil ; des êtres affreux apparaissent maintenant dans les couloirs des voitures, descendent, envahissent la chaussée, penètrent dans mon restaurant ; ce sont les rastas débarqués en France, des bellâtres passés au jus de débarque chique, chargés de breloques et de bagues, et plus ils sont basanés, plus ils sont vêtus d’habits voyants et de cravates claires. La patronne du buffet hennit d’admiration ; elle s’agite et les bols de son corsage vont se repandre. Impéricuse et attentive, elle commande la manoeuvre d’un geste, sourit alors que se consomment les liqueurs chères ; le patron, lui-même, descend de la hauteur de ses rêves, met la main à la pâte et sert ; et les casquettes blanches des chefs de gare apparaissent ; eux aussi s’occupent de ce précieux bétail et le reconduisent avec égards sur le quai du train ; tout ce monde se réengouffre dans les sombres wagons et roule.

Les garçons esquintés sont retombés sur les chaises ; la maitresse du lieu s’est rassise, le gargotier s’évente à grands coups de serviette et moi, je frémis, car l’expiation de mes mauvaises joies ne se fait pas attendre ; je me rappelle qu’il me faudra, à mon tour, partir et je me dis que dans deux jours je reviendrai dans ce buffet, mais, cette fois, avec une valise, et que je me précipiterai dans les corridors de ce rapide pour rejoindre, comme les autres, Paris, hélas !