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Croquis parisiens (1880)



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L’AMBULANTE

Le vice a pour elle comme pour les autres rempli sa tâche coutumière. Il a affiné et rendu désirable la laideur effrontée de son visage. Sans rien perdre de la grâce faubourienne de son origine, la fille est devenue avec ses parures emphatiques et ses charmes audacieusement travaillés par les pâtes, apéritive et tentante pour les appétits blasés, pour les sens alentis qu’émoustillent seulement les véhémences des maquillages et les tumultes des robes à grand spectacle.

Elle a atteint à cette distinction dans le canaille si délicieuse chez les filles décrassées du peuple. La souillon a perdu son hâle et son faguenas de pauvresse sale ; alors la cendre des conchas remplace le culot des pipes, le verre en tulipe, le godet, les bouteilles de hauts crus, veloutées de poussière, les grossiers litrons de picolo et de vin bleu, la couchette de fer se change en un large lit capitonné et plafonné d’étoffes et de glaces, l’ambulante éblouit maintenant avec sa façade de chairs soigneusement réparée au bichlorure d’hydrargyre et aux plâtres, puis la débâcle vient brutalement un soir. Polyte qui lui servait en cachette un amour salé de coups de bottes s’est imprudemment attardé et le sérieux et bienfaisant caissier quitte la place et retourne dans sa famille où il reproche quotidiennement à ses fils le désordre de leurs moeurs.

Les hauts et les bas se succèdent maintenant une garnison de tout âge a logé chez elle ; aux aguets devant la porte d’un café, son oeil, reculé par du bistre, tend des gluaux, mais le sourire impudent et douloureux de sa bouche épouvante le vulgaire chaland qui ne demande le bonheur qu’aux baisers réguliers et aux grimaces prévues.

Sa beauté mystérieuse et sinistre passe donc incomprise et, par le chaud, par le froid, pendant des soirées entières, pendant des nuits, elle demeure à l’affût, braconnant, tirant sur le gibier qui détale, abattant des pochards, dans ses nuits de chance.

Mais la plupart du temps elle rentre bredouille, le ventre vide, l’estomac trompé par l’alcool, la pituite faisant rage, et elle se couche, accablée, seule, pensant à l’horrible goujat qui l’a perdue, à ses impatients rendez-vous dans ce cabaret de la place Pinel dont l’ignoble fronton se pavoise de ces mots : « Buvons un rigolboche ».

Si lointaine et si effacée que puisse être cette époque, l’ambulante la revit dans ces lucides insomnies que procurent les soûleries incomplètes et les grandes fatigues. Vidée et rendue, elle tressaille encore au souvenir des câlineries et des régalades dont elle abreuvait cet homme. Des détails d’un émouvant et stupide intérêt lui reviennent ; elle revoit ses cheveux effilés sur l’oreille comme des cornes de boeufs, ses chemises de couleur à pois, ses cravates qu’elle lui nouait elle-même, ses bécots et ses enjôleries quand il voulait de l’argent pour offrir à ses autres conquêtes un verre de rigolboche, ce jus rose vanillé au foin, ce marasquin des chiffortonnes !

Et le matin emplit la chambre, et l’après-midi se passe ; il faut se lever pourtant et s’atteler de nouveau à la dure vie qu’on lui a faite. Semblable à la veille, le jour s’écoule, pareil au lendemain qui va suivre. Les acheteurs diminuent encore ou ils lui filoutent lâchement le prix de ses peines.

Grugée de nuit, grugée de joùr, rongée par une inextinguible soif, elle ne peut qu’étancher celle de Polyte qui lui délivre en récompense d’extraordinaires roulées de coups de bottes.

Puis l’impérieuse débine s’accentue, car ces amours et ces râclées, ces famines et ces noces creusent les yeux qui capotent maintenant dans la face meurtrie. Sous peine de mourir complètement de faim, il faut désormais combler les gouffres des épaules ou contenir dans les barrières du corset l’ampleur débordée des chairs ; les bourres, les digues de baleines, le vernissage des traits et la sauce des fards mettent la bourse de l’ambulante à sec. La moisson de ses vices est mûre et la brême menace. Eh houp ! le tombereau et aux greniers de Lourcine !