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Croquis parisiens (1886)



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LE BAL DE LA BRASSERIE EUROPÉENNE A GRENELLE*

Je m’installai devant une table de café, près de deux dames qui causaient entre elles. L’une, rougeaude et gaie, l’oeil clair sous ses cheveux gris, plissait d’une main courte le noeud de sa cravate caroubier ; l’autre, jaune et un peu tirée, prisait obstinément dans un sabot de corne.

Chaque fois qu’elles se parlaient, ces dames se désignaient par leur nom ; la rougeaude interpellait sa voisine Mme Haumont et elle était à son tour appelée Mme Tampois.

De la place où j’étais assis, sur une petite plateforme à laquelle accédaient deux marches, je dominais le bal.

Un peu au-dessus de moi, à droite, s’étageaît l’orchestre ; à gauche, surplombant un bassin d’eau morte, se hérissaient les rocailles d’une fausse grotte où trois statues de plâtre rose se dressaient dans des péplums écornés contre un mur sur lequel était peinte une vallée suisse. Le bal de la Brasserie Européenne était divisé en deux parties que coupait une balustrade : la première, formant un large couloir étayé par des colonnades de fonte, parquetée d’asphalte, garnie de tables et de chaises, plafonnée de toiles jadis vertes et maintenant pourries par les feux du gaz et les suintements de l’eau ; la seconde, s’étendant, ainsi qu’une grande halle, également soutenue par des piliers et coiffée d’un toit vitré, en dos d’âne. On eût dit d’une petite gare de chemin de fer de cette halle aux murs crevassés et déteints et la ressemblance était encore accentuée par un triste éclairage, semblable à celui des salles d’attente, par les trois lumières rouges et vertes qui flambaient, dans la fumée, au fond de la salle, de même que des feux de disques, par une immense cloison vitrée séparant le bal d’une brasserie, une cloison qui tremblotait au gaz dans un flot de vapeur et qui donnait l’incertaine vision d’une voie, à peine éclairée, fuyant dans le brouillard de la nuit, au loin.

Dans ce débarcadère de banlieue, une foule énorme bouillonnait et, sous les sifflets stridents des flûtes, sous le roulement continu de la grosse caisse, des riz-pain-sel, des commis d’administration, des infirmiers, des secrétaires d’état-major et de recrutement, toute une armée d’épaulettes à franges blanches, s’agitait, jetant des bras bleus au ciel, lançant sur le plancher des jambes rouges ; ceux-ci nu-tête, le crâne ras et trempé de sueur, simulaient les branches de ciseaux qu’on ouvre et qu’on referme, avec leurs jambes ; ceux-là, le képi écrasé sur la nuque, se déhanchaient en tenant avec deux doigts, ainsi que des danseuses qui pincent leurs jupes, les basques de leur capote ; d’autres encore, la main sur le ventre, semblaient moudre du café ou tourner une manivelle, pendant qu’esquissant un cavalier seul, bondissait un infirmier dont les tibias se contournaient comme des manches de veste et dont les bras tordus et les poings crispés paraissaient vouloir déboucher le parquet comme une bouteille.

Les femmes étaient, pour la plupart, moins lancées et plus calmes. Presque toutes sautaient convenablement, exhibant des tournures de mijaurées, sortant en même temps que leur robe de fête, une distinction endimanchée que maintenait la présence des parents assis sur des bancs de bois, contre le mur.

Quelques-unes, bien mises, parées de prétentieux bijoux, avaient conservé l’ancienne élégance des tabatières du Gros-Caillou dont elles faisaient partie ; elles étalaient de longs gants à huit boutons, achetés quinze sous chez le dégraisseur et deux d’entre elles, serrées dans des costumes de cachemire de l’Inde, d’un noir mat, avec colliers de jais pleuvant en gouttes brillantes autour du cou, se dandinaient avec des mines de pies-grièches, au bras de bouchers de l’abattoir de Grenelle, de solides gaillards au teint de viande crue, aux voyants foulards attachés par des noeuds régate sur des gilets de tricot, à manches.

Ceux-là n’avaient ni le geste déluré, ni l’attitude faraude des militaires. Plus populaciers mais moins canailles, ils soulevaient en dansant d’abondantes panses, se gonflaient la bouche, jouant les gens essoufflés, et de même que les cochers par les temps de froid, ils s’enlevaient pesamment, les pieds joints comme à la corde et ils se jetaient les bras en croix sur les épaules.

— Tiens, v’là Ninie, ohé, Ninie !

Ce cri traversa les rafales de l’orchestre ; dans un groupe de fantassins, un trou se creusa d’où jaillit une petite boulotte qui se rua en plein quadrille et, troussée jusqu’au ventre, gigota, monrant, sous le blanc madapolam de ses culottes, du nu de cuisses.

— Eh ! aïe donc, Titine, criait-elle à son vis-a-vis, une morveuse de seize ans, la bouche en avance, découvrant sous un nez rentré de courtes dents un peu écartées et comme limées, qui levait sans discontinuer, en l’air, au milieu d’un cercle de danseurs, une maigre jambe encore effilée par le rouge clair d’un bas en fil d’Ecosse.

— Elle a vraiment un laisser-aller dégoûtant quand elle danse ; dit Mme Tampois, en désignant Ninie qui, les poings en poissarde sur les hanches et oscillant maintenant du buste, roulait des yeux morts au plafond, et sortait et rentrait, avec célérité, de sa bouche, un bout pointu de langue.

— Et cette gamine, avec ses bas, voyez-la donc, répliqua Mme Haumont, en joignant les mains, à cet âge-là, croyez-vous ? Non, vraiment, il suffirait de deux monstres pareils pour empêcher les honnêtes gens d’amener leur fille au bal !

Les deux vieilles dames burent une gorgée de bière, puis elles rétablirent l’équilibre de manteaux et de chapeaux placés en tas, sur une chaise.

— Dites donc, il y en a un de monde !

— Oh ! ne m’en parlez pas..., on étouffe !

— Et les affaires, Madame Tampois, ça marche ?

— Bien doucement, Madame Haumont, vous savez dans la mercerie, l’on ne gagne pas des mille et des cents.

— Ah ça ! que diable devient Léonie, soupira Mme Haumont, vous ne l’apercevez pas ? Mais Mme Tampois lui faisait signe qu’elle ne l’entendait plus. Le quadrille touchait à sa fin, et comme pris de démence, les clarinettes ventaient à fracasser leur bois, les cuivres cinglaient la salle à toute volée de leur grêle de sons, tandis que la grosse caisse grondait dans un cliquetis de verre brisé, secoué furieusement par les cymbales.

Enfin les musiciens s’arrêtèrent exténués ; les uns s’épongèrent le front et le cou, les autres vidèrent, en haletant, la salive perdue dans leurs trombones ; jaunes et tachées de plaques noires comme de grandes crêpes, les cymbales se reposèrent près de la mailloche sur le dos de la caisse.

— C’est vraiment pas trop tôt, les voilà ! dit Mme Haumont apercevant sa fille, qui se dirigeait vers elle, au bras d’un sergent d’état-major. Allons, Léonie, emmitoufle-toi bien, et elle lui jeta un manteau sur les épaules. Tiens, bois un peu ; et elle lui tendit un verre de vin tiède qu’elle avait commandé pendant la danse. Mais sa fille protestait, elle avait soif et désirait boire quelque chose de frais.

— Quand on est en nage, on boit chaud, dit sa mere, et elle essuyait le front de sa fille tout en lui portant le verre aux lèvres.

— Et toi, Jules, dit Mme Tampois, veux-tu boire ce bock ?

— Ma foi, ma tante, répondit le sergent, ce n’est pas de refus, car il fait fièrement chaud. Il claqua sa langue, entre ses lèvres. Vrai, ça fait du bien par où que ça passe, poursuivit-il, en s’essuyant les moustaches. Tiens, v’là Cabannes, hè, par ici, ma vieille, et comment que ça va ?

— Ça boulotte, articula d’une voix de nez, Cabannes, un sergent d’infirmiers, à la face parsemée de son et aux cheveux carotte ; poliment il s’inclina devant les dames et après un instant de silence, il ajouta :

— Il fait soif, ici.

Personne ne parut se soucier de l’observation du nouveau venu.

— Qu’est-ce qu’il faut servir ? s’écria le garçon, en courant.

Personne ne souffla mot.

— Rien, dit enfin Mme Tampois.

— Comme cela, ce sera plus tôt servi, fit Cabannes, avec une mélancolie dans laquelle pointait un peu d’aigreur. — Juste, Auguste, répliqua tranquillement la bonne dame qui tira sa tabatière, l’offrit a Mme Haumont, puis se déposa sur la paume de la main une prise qu’elle huma longuement, en sifflant du nez.

Une polka commençait, remuant les carreaux qui grelottaient ainsi qu’au passage d’un camion chargé de tôle. Jules offrit le bras à Léonie. Cabannes jeta un regard circulaire sur la table, sur les deux vieilles femmes, pivota sur ses talons, et, sans saluer, se perdit, à son tour, dans le courant du bal.

— Il n’y a pas moyen de s’entendre avec leur sacrée musique, gémit Mme Tampois. Des explosions de cuivre lui partaient dans les oreilles ; elle se retourna et dévisagea furieusement un vieux trombone, au pif chaussé de lunettes, aux joues tendues, enflammées comme un derrière épluché de singe, qui s’entrait et se retirait avec grand bruit de l’estomac des tuyaux de cuivre.

— Si c’est Dieu possible ! hein, croyez-vous, ma chère ? mais son amie ne l’écoutait plus ; elle suivait des yeux, au loin, sa fille dans la foule, et elle ne la voyait que de dos, son visage étant collé contre celui du sergent ; alternativement, du rouge de pantalon et du blanc d’épaulettes, puis du noir de robe et du blanc de jupes, apparaissaient et disparaissaient dans un tournoiement. Bientôt elle perdit complètement Léonie de vue ; une poussière rousse s’élevait du plancher et se mêlait à une buée d’étuve en suspens sous le toit. Au-dessous d’elle, çà et là, dans un fourmillement, l’éternelle culotte rouge galopait, des basques de tuniques d’un noir bleu sautaient dessus, mouchetées par leurs boutons de points d’argent ou d’or ; de tous les côtés près des figures, les franges des épaulettes grouillaient ainsi que des vers blancs.

La salle semblait vaciller ; les feux des disques clignotaient lentement dans la brume ; les silhouettes des soldats et des filles s’agitaient maintenant comme brouillées, dans une eau chaude et trouble.

Des gouttes tombèrent du plafond où se résolvait la buée ; Mme Haumont leva le nez en l’air.

— Comprend-on qu’on laisse un toit ? Ah ! Thérésa, et comment allez-vous ? et elle interrompit sa réflexion pour serrer la main à une grande belle fille qui montait les marches, suivie d’un cuirassier.

Fanée et malgré tout jolie sous sa couche d’empois rose, sous ses cheveux taillés en dents de peigne sur le front, elle se pavanait, dans une robe, panier, de pékin rayé satin et faille, noir suie, sous laquelle miroitait un jupon de satin bleu bouillonné, garni de dentelles crème. Un haut de bas bleu-paon et des bottines mordorées parurent, lorsqu’elle ôta, en se renversant un peu en arrière, un immense chapeau d’Artagnan, en peluche grenat, épinglé d’une colombe grise, à gauche.

— Et ça va toujours comme vous voulez ? fit-elle en s’asseyant et en mettant en évidence des doigts chargés de bagues, munis d’ongles polis, en forme de cuiller, d’un rose factice.

— Toi, dit-elle, d’un ton bref, au cuirassier, qu’est-ce que tu veux, du vin ou de la bière ?

— Du vin !

— Garçon, une bouteille ! puis sans plus s’occuper du cuirassier, elle continua :

— Et Léonie ? et sa toux ?

— Ça ne change guère ; on a beau se dire que ce n’est rien, on s’inquiète tout de même ; avec cela, elle n’est pas raisonnable, elle aime trop à danser... du reste, tu vas la voir, elle est là.

Thérésa jeta un regard de côté sur l’énorme soldat qui buvait, silencieux, près d’elle ; lourdement, il portait sur un cou de taureau, un crâne tondu à la mal-content, un front bas, une épaisse moustache jaune. Elle sembla soupeser, d’un coup d’oeil, la force de ses épaules, la puissance de ses jarrets et de ses reins, les promesses de son air de fauve et de brute, puis elle se leva et, les yeux plantés dans le couloir qui longeait l’enceinte du bal, elle parut jauger la carrure et la mine bestiale des autres cuirassiers qui emplissaient les tables ; elle sourit, satisfaite, retomba sur sa chaise, et commanda une autre bouteille.

— Thérésa, dit Mme Haumont, en la tirant doucement par sa manche, voilà Léonie.

— C’est égal, quelle rien du tout que cette femme-là, dit à voix basse Mme Tampois, elle ne connaît même pas ce militaire...

Mais Mme Haumont prit un ton pincé :

— C’est la fille du père Gillet, vous savez bien, celui qui a demeuré longtemps sur notre palier, le mécanicien de chez Cail. Thérésa peut s’amuser, ça la regarde, mais cette femme-là, voyez-vous, elle n’a pas sa pareille pour l’honnêteté ; elle ne ferait tort d’un sou à personne. Et puis, vous savez, c’est d’un luxe chez elle, si vous voyiez cela ; elle est entretenue, du reste, par un Monsieur bien...

Et, d’un ton confidentiel elle ajouta :

— Un homme de la noblesse, ma chère.

— Bah, fit Mme Tampois et elle contempla Thérésa avec respect. C’est ce qu’on peut appeler une figure distinguée, dit-elle, assez haut pour être entendue. Thérésa sourit et, encouragée, Mme Tampois se préparait à entrer de biais dans la conversation de Thérésa et de Léonie qui jacassaient à qui mieux mieux, quand son neveu le sergent attira son attention. Au-dessous d’elle, dans le bal, il l’interrogeait des yeux et simulait avec la main le geste d’un homme qui vide un verre.

— Non, non, fit la vieille dame ; tu te passeras bien de licher pour une fois ; a-t-on jamais vu !

Jules n’insista pas ; il tourna bride et rejoignit une bande de camarades qui, pendant les repos de l’orchestre, se promenaient dans l’enceinte réservée aux danses. Ils paradaient, les mains dans les poches qu’ils évasaient en se renversant, riaient aux éclats, arrêtaient les femmes, se livraient, avec les ouvrières des tabacs et les petites blanchisseuses, à des courses effrénées, se poursuivant de même que des moutards, jetant dans la poussière de leur galop de grands cris et s’allongeant pour s’amuser des claques. Eparpillés dans les régiments, les civils méprisés demeuraient calmes : à part quelques souteneurs échappés du Salon de Mars ou du bouge de l’Ardoise, quelques calicots, quelques ouvriers de précision habillés de complets comme eux mais reconnaissables à leurs ongles plus usés, à leurs doigts plus noirs ; à part quelques bouchers de Grenelle, quelques ouvriers des tabacs, quelques employés de Ministère, appartenant aux services de la Guerre surtout, toutes les troupes de l’Intendance dominaient, relevant les crocs en bataille de leurs moustaches, essayant des effets de torse, dévisagéant les spectateurs d’un air résolu, en gens adorés de la jeunesse féminine du Gros Caillou et de Grenelle, en gens maîtres absolus d’un pays conquis.

Mais, à côté du camp bruyant et gai des fantassins s’étendant de la petite gare devant l’orchestre sous le toit vitré, un autre plus silencieux, plus sombre s’était établi dans le pourtour plafonné de toiles. Là buvaient des détachements de dragons, d’artilleurs et de tringlots, des escadrons entiers de cuirassiers. Leurs pesants costumes et la défense affichée, en plein bal, de danser avec des éperons même mouchetés, leur interdisaient de se mêler aux polkas et aux quadrilles. Ils regardaient d’ailleurs avec dédain l’infanterie et les tabatières, méprisant ces pousse-cailloux et ces fillettes qui n’appréciaient pas leur haute stature, attendant les femmes plus avancées, plus riches d’argent et de vices qui reviennent, à minuit, de l’autre côté de l’eau, afin de retrouver les délices crapuleuses du quartier natal.

— Je danse, s’écria Thérèsa, en se levant. Toi, tu as encore du vin, bois, dit-elle, s’adressant au cuirassier qui fumait immobile, et elle se jeta hors de l’estrade, et s’enfonça dans l’infanterie.

— Ah ! cette rencontre ! dit-elle, s’arrêtant devant un homme vêtu d’un ignoble paletot noisette, d’un pantalon crasseux de cheviote, de bottines claquées et vernies aux talons éculés, d’un foulard groseille bordant la graisse du collet et cachant le linge.

Mais une immense clameur couvrait sa voix. ’Un vis-à-vis, un vis-à-vis !’ ce cri s’élevait par toute la salle.

— Reste là, chérie, dit Mme Haumont à Léonie. Tu es fatiguée, et il est tard.

— Oh ! rien qu’une figure, dit-elle, apercevant Jules qui s’approchait d’elle, et entraînée par le sergent, elle disparut dans la fumée.

— Il est presque minuit, soupira la mère d’un ton contrarié, c’est aujourd’hui dimanche, bal de nuit. J’aurais pourtant bien voulu partir avant l’entrée des bousins. Tenez, Madame Tampois, quand je vous disais, les v’là qu’arrivent !

Et, en effet, par la porte grande ouverte, jaillissait, en chahutant, tout un tohu-bohu de chapeaux et de jupes ; sous des buissons de panaches et des taillis de plumes, sous des feutres mousquetaire aux ailes extravagantes, des ronds de pâte rose se renversaient, creusés de trous bordés d’écarlate d’où s’échappaient des hurlements. Des hourras forcenés répondaient en même temps que roulait sur le plancher un bruit lourd de bottes. Les escadrons de la cavalerie s’ébranlaient et chargeaient, les bras en avant, les filles. Ce fut une foison de tuniques et de robes, une cohue de rouge, de noir et de blanc, un remous de corps où des bras nus s’apercevaient enlacés aux cous des cuirassiers dont les nuques tondues dominaient encore les panaches et les plumes. Le couloir où s’entassait la cavalerie disparut dans un nuage de poussière d’où s’échappait un ronflement de machine en chauffe ; puis cette trépidation de la salle cessa, couverte par l’ouragan d’un quadrille.

— Quelle fumée, on ne se voit plus ! fit Mme Tampois, pour sûr, demain, je vas moucher noir.

— Et quel vacarme ! dit Mme Haumont en se bouchant les oreilles.

Sans s’occuper des charges de la cavalerie, les régiments de l’Intendance donnaient à leur tour l’assaut et enlevaient par la taille les tabatières. A l’écart, Ninie s’attachait avec des épingles son pantalon dont la fente bâillait et de larges plaques de sueur couraient sous ses dessous de bras et gagnaient sa gorge. A la violente odeur de crottin et de graisse rance s’échappant des vêtements remués de la cavalerie, se mêlaient maintenant le pestilentiel bouquet des godillots tièdes et des bottes chaudes, le fétide parfum des aisselles négligées et des bas fards.

— La mâtine, soupira Mme Haumont, cherchant des yeux sa fille. Ah ! tu te décides, c’est vraiment pas trop tôt. Allons, voyons, puisque te voilà, dépêchons-nous, car il est tard. Les femmes s’habillèrent, pendant que le petit sergent embrassait sa tante et serrait vivement la main à toutes, à tour de rôle ; puis elles descendirent de l’estrade et tâchèrent de se faufiler dans le camp des cuirassiers ; mais, dès les premiers pas, elles durent s’arrêter.

— Retournons sur nos pas et gagnons la salle de danse, proposa Mme Tampois, Léonie, suis-moi, je tiens la rampe. Et elle longeait la balustrade séparant en deux compartiments la salle, mais de ce côté-là, la retraite était maintenant fermée ; elles ne pouvaient plus ni avancer, ni reculer. Un jour se fit, dans lequel s’élança Mme Tampois ; Mme Haumont et sa fille se précipitèrent sur ses traces, mais elles butèrent du nez contre son dos ; le corps de la mercière touchait complètement la fissure où elle était entrée ; Mme, Tampois était prise ainsi qu’entre deux portes. Furieuse, elle pesa de tout son poids sur les gens qui l’entouraient ; à coups de coudes, elle se fraya un passage dans un groupe, entraînant Léonie que poussait sa mère et que je suivis à l’arrière-garde, et dans les huées des femmes bousculées, dans les injures des garçons de café dont les plateaux de bocks vacillaient au-dessus des têtes, dans les cris de cannibales jetés par les troupes, elles atteignirent la porte de la brasserie.

— Ferme bien ton manteau, fillette, dit la mère ; mais le café regorgeait de militaires ; aucune issue n’était libre.

Là, cavalerie et infanterie buvaient pêle-mêle, en masse ; les deux courants distincts du bal se fondaient dans une immense salle, garnie de billards et de banquettes. Des tas de soucoupes et de verres s’amoncelaient sur des tables. Partout étaient fichés des porte-manteaux et des patères auxquels étincelaient des trophées d’armes ; les casques aux plumets pourpre, aux crinières noires des cuirassiers, les casques aux queues vermillon des trompettes, des schakos avec des étoiles de cuivre sous la cocarde, des képis garance, des gibernes, des sabres-baïonnettes, de longues lattes dont les poignées de cuivre et les fourreaux d’acier éclairaient, pendaient partout, au-dessus des sièges ; et, sous le vent des portes qui s’ouvraient, les armes bruissaient, les crinières frissonnaient et sur les cimiers couraient de longues ondulations qui rebroussaient les plumes.

Un brouhaha continu s’élevait dans la vapeur des soupes à l’oignon et des choucroutes ; par instants, des sifflets saccadés de flûtes arrivaient dans le café, en même temps qu’un grondement lointain de caisse.

— Eh ! Léonie.

Les trois femmes se retournèrent ; dans un renfoncement, une jeune fille, toute habillée de velours noir frappé, les lobes des oreilles allumés de deux points de feu, était assise en face d’un infirmier.

— Tiens ! c’est Louise, dit Léonie, en la baisant sur les deux joues.

— Et comment ça va, Madame Tampois ?

— Mais bien.

— Vous venez donc du bal ?

— Mais certainement.

— Que je vous embrasse, Madame Haumont. Tenez, il y a encore de la place, asseyez-vous.

— Mince ! c’en est des purées de gueugueules, murmura l’infirmier.

— Dites donc, vous, tâchez d’être un peu convenable, n’est-ce pas, dit Mme Tampois.

— Voyons, Casimir, tais-toi, commanda Louise.

— Non, ma chère, non, il est trop tard. Nous allons coucher, dit Mme Haumont, en repoussant la chaise qu’on lui tendait.

Mais la jeune fille insista.

— A demeurer ainsi debout, dans un courant d’air, entre la porte s’ouvrant sur le bal et la porte donnant sur la rue, Léonie attrapera froid. Voyons, Madame Haumont, asseyez-vous et prenez un verre.

— Soit, répliqua la vieille dame. Seulement Léonie boira quelque chose de tonique, du vin chaud, par exemple.

—  ; Ah ! non, s’écria Léonie. J’en ai assez de votre vin chaud, je veux boire de la bière.

Vivement elles se querellèrent.

— Pourquoi que Mademoiselle ne boirait pas des deux ? proposa l’infirmier.

D’un regard qui le toisa du haut en bas, Mme Haumont apprit à ce soldat à ne point s’immiscer dans ses affaires. Le garçon de café passa.

— Un bock ! dit Léonie.

Mme Haumont hocha la tête.

— Ah ! cette jeunesse, soupira-t-elle.

Puis s’adressant à Louise :

— Eh bien, Louise, et les tabacs, quoi de neuf ?

— La même chose, Madame Haumont, toujours du même tonneau pour ne pas changer. On trime du matin au soir, et l’on gagne à peine.

— Le fait est, reprit la vieille dame en inspectant la toilette de la jeune fille, le fait est que si c’était l’argent du gouvernement qui devait payer du velours comme celui-là... et elle tâta, pleine d’envie, l’étoffe entre l’index et le pouce.

— Je t’écoute ! dit Louise en riant. Ah bien ! il en faudrait rouler des cigarettes !

— Ah ça, et Berthe, comment va-t-elle ?

— Mais, à la douce.

— Elle est toujours aux cigarettes à la main ?

— Mais non, vous ne savez donc pas ; elle travaille maintenant aux cigarettes à la mécanique.

— Bah ! — à propos, vous savez que Thérésa est dans le bal !

— Tiens, le vlà encore celui-là, interrompit Mme Tampois en montrant le sergent Cabannes qui rôdait autour des tables. Va donc, feignant ; si t’as faim, mange ton poing, si t’as soif...

Elle ne trouva pas le reste de la phrase.

— Mes enfants, dit-elle, changeant de conversation et humant une prise, on étouffe ici.

— Pour sûr, fit à la cantonnade, Louise intéressée par les fastueuses toilettes de deux filles, aux yeux caves, aux cils bordés de noir d’allumette battant sur deux plaques de carmin collées aux joues, aux robes élégantes mais fripées, rattachées par des bouts de cordons et des épingles sur du linge dur, deux filles visiblement échappées des maisons de l’autre côté de l’eau. Elles faisaient, à elles seules, un terrible vacarme ; elles avaient demandé une bouteille de bière et le garçon, ahuri par les appels, les avait laissées, là, devant la bouteille sans l’ouvrir. Aussi s’égosillaient-elles à le héler et, de loin, il gueulait : voilà ! et portait des plateaux de bocks, à l’autre coin de la salle.

— En vlà un cul ! dit l’une d’elles ; elle empoigna résolument le goulot de la bouteille et voulut enlever le bouchon avec ses dents ; mais elle tirait en vain, les traits contractés dans le blanc gras de sa face.

— Pas plan, fit-elle, s’essuyant avec son mouchoir ses lèvres décolorées, remettant en place la bouteille dont le haut du bouchon s’était teinté de rose.

Partout, maintenant, les tables étaient chargées de mangeailles et de boissons et les chaises pleines de troupiers et de femmes.

Ici, une fille vautrée sur les genoux d’un dragon lui enlaçait furieusement les jambes avec ses cuisses et frottait, à moitié pâmée, ses légers bas contre les basanes ; là, une autre se faisait écraser les doigts dans la large patte d’un cuirassier qui lui broyait ses bagues et elle pleurait et s’évanouissait presque de douleur et de besoin. Deux rangées de tables plus loin, une grande femme, coiffée d’un boléro de satin merveilleux, couleur prune, empanaché d’un large bouquet de plumes jaumes, mangeait tranquillement près d’un artilleur abruti, bavant des filets de salive entre ses deux bottes, une soupe à l’oignon, et elle tenait sa cuiller très haut, pour rattraper le fromage, en le suçant. — Seule, abandonnée sans doute, une fillette regardait fixement devant elle et, pensive, mâchait des bouts d’allumettes.

Une boule sauta d’un billard, chassée par le coup maladroit d’un infirmier, et roula sous une banquette ; des grincements de chaises dérangées des trépignements de pieds, des exclamations saugrenues de femmes retentirent. Un soldat malade, ramené par ses camarades, s’affaisa sur une banquette, la face décomposée, infectant la vinasse aigre et l’ammoniaque ; une fille pocharde s’endormit devant son plat de choucroute que picorait lentement un riz-pain-sel.

Bientôt, dans la soûlerie de ce Satory en fete, des vociférations commencèrent. Les colères de l’esprit de corps, les instincts de querelles, les désirs de brutalités, les souffles de batailles s’éveillèrent ; des disputes s’échangèrent à une table d’abord, puis se propagèrent à toutes les autres. Déjà, un cuirassier, debout, vu de derrière, les bras retenus par des amis moins ivres, insultait un soldat assis qu’on me voyait point, tandis que, derrière un billard, la pêche de Grenelle se menaçait d’une voix traînante de coups de couteaux, à la sortie du bal.

— Ça devient ignoble, allons, allons, filons pendant que le chemin est libre, commanda Mme Haumont.

Ça devenait, en effet, ignoble, et j’avais suffisamment humé la pestilence militaire et le suint charnel pour ardemment désirer de cordiales bouffées d’air silencieux et pur. Je fis comme ces braves dames dont j’avais scrupuleusement épié les dits et les gestes, je sortis.

Une fois sur l’avenue de Lowendal, au milieu de la nuit, dans la solitude de ce quartier mort, je recensai les notions que j’avais acquises ; elles me semblèrent pouvoir se coaliser et se fondre en cet axiome : au Gros Caillou et à Grenelle, l’amour commence pour les très jeunes filles avec les secrétaires d’état-major et les riz-pain-sel et s’achève, pour les femmes très mûres, avec les puissants cuirassiers et les tringlots.

Puis, très souvent, dans l’espoir d’absinthes payées sur les vieux gains des anciens bas, des capitaines retraités de toutes armes, ramassent et épousent ces fausses Madeleines, alors que leur maturité est devenue telle qu’en dépit même d’une sûre prébende, la grosse cavalerie s’effare !