La Temps

23 décembre 1895


Les Contemporains

Etudes et portraits littéraires

Septième série.

Jules Lemaître

Paris: Société française d'imprimerie et de librairie, 1899



back

FIGURINES

J.-K. HUYSMANS


Rapproché de ses autres ouvrages, éclairé par eux et les éclairant, le dernier livre de M. Huysmans, En route, nous fait concevoir une aventure morale d'un rare intérêt : la transformation duû naturalisme en mysticisme et la purification d'une âme par le dégoût.

J'appelle ici de ce mot très impropre de « naturalisme » le genre de littérature qui fut en faveur de 1875 à 1885, ou à peu près. Il se distingue expressément du réalisme. Car le réalisme est tranquille, simple et court ; il n'ajoute pas à la laideur des choses ; il n'en souffre pas ; il ne saurait jamais en être excédé. Les vrais réalistes sont Hérondas, Pétrone, Alain Lesage. Leur disposition d'esprit est radicalement anti-chrétienne.

Mais il y avait sans doute un germe chrétien dans les furieux dégoûts qu'exprimaient les premiers livres de M. Huysmans. L'exactitude flamande des peintures y aboutissait à de soudains haut-le-coeur. Les sujets étaient si bas et la bassesse en était étalée avec un si sombre parti pris, l'auteur s'excitait dans une vision si méprisante, si inventrice de platitudes et d'ordures, que je me suis demandé jadis si cette vision n'était point un jeu d'art maladif et que j'ai suspecté la vérité des ces minutieuses nausées. Je vois bien aujourd'hui que je me trompais.

Non, jamais le monde n'a si étrangement pué au nez d'un homme. Il y avait chez M. Huysmans deux sentiments contradictoires en apparence : celui de la laideur des hommes et des choses et de l'impureté de la chair et de ses oeuvres et, au fond, une complaisance pour cette laideur et un consentement à cette impureté, se trahissant par une sorte d'orgueilleuse virtuosité à les décrire et par la hantise non repoussée de leurs images. Mais son jugement sur les ignominies dont il subissait, dont il aimait peut-être l'obsession, était déjà un jugement chrétien, le jugement d'un moine tenté et succombant avec honte à la tentation. Ses livres laissaient loyalement paraître que le fond du « naturalisme » était la « délectation morose » des théologiens, et que l'attachement même à considérer le laid y était encore une forme détournée de l'impureté.

D'autres en sont restés là ; non M. Huysmans. L'extraordinaire sensibilité physique et morale qui est son tout le lui inderdisait. Il poussa donc plus avant. Les pessimisime et l'impureté, a leur dernier degré d'exaspération, c'est le satanisme, ou la luxure blasphématoire. M. Huysmans est allé jusque-la, du moins par la curiosité inassouvie de l'imagination (Là-Bas). En réalité, il était déjà « en route » vers Dieu.

Car, lorsque l'on croit à Dieu assez pour le maudire, c'est bien simple : autant l'adorer. La messe noire est proche de l'autre messe, puisqu'elle en est le contraire ; et le désespoir satanique peut engendrer la divine espérance. Le pessimisme absolu, quand il est moins une perversion de l'esprit qu'un état du système nerveux, peut être grand créateur de rêves. La conversion de M. Huysmans (ou de Durtal) fut une évasion hors des réalités hideuses.

L'horreur de l'universel cloaque de lâcheté, de sottise et d'impudicité qui est le monde ne lui laissait de refuges que ces étroits et secrets paradis d'entier renoncement et de pureté parfaite qui sont les couvents ; entendez les couvents intransigeants des carmélites ou des trappises. Et, là même, c'est encore par ses sens excédés qu'il était conduit. Ces blancs asiles lui étaient, physiquement, un baIn de paix.

Rien du catholicisme littéraire de Chateaubriand ; très peu même de celui de Baudelaire ou de Barbey d'Aurevilly, purs artistes qui ne concluent point par des actes. Les nerfs de Durtal ne lui permettent de séjourner que dans les extêmes : il va jusqu'au bout du catholicisme, et jusqu'au fin fond. Or le fond, c'est le monde considéré comme le champ de bataille de Dieu et du démon ; c'est la foi au surnaturel continu, au miracle chronique, à l'action directe et personnelle de Dieu sur les âmes et au jeu de la réversibilité des mérites.

Ces prodiges s'opèrent par la prière, l'oraison méthodique, la confession, la communion. L'action divine se traduit, chez l'homme et la femme, par des signes sensibles et corporels. La chasteté, la sainteté sont des états de la chair. Et c'est pourquoi le vocabulaire et le style de Durtal ont pu rester aussi concrets, aussi brutaux dans I'expression des phénomènes de la vie mystique que jadis dans la peinture de la vie immonde.

Le haut-le-coeur de son naturalisme l'a jeté au mysticisme ; mais on a cette impression qu'il demeurre le même homme. D'autant mieux qu'il a commencé par être un converti du plain-chant et de l'art du moyen âge, un converti par les sens. — Sa chasteté n'est peut-être qu'un moment singulier de son impureté, et son tragique catholicisme qu'un moment de sa curiosité de sentir.

Ce point, Durtal pourra-t-il s'y fixer ? Que vaut sa conversion ? On a vu des prostituées prises tout à coup d'une horreur physique insurmontable pour leurs besognes habituelles. L'abus de leur corps avait totalement aboli en elles le désir ; apaisées, endormies, amorties, angélisées, la seule approche de l'ancien péché les eût fait s'évanouir d'épouvante. Le lendemain, la plupart retournaient à leur vomissement ; mais quelques-unes devenaient sainte Thaïs ou sainte Marie l'Egyptienne. « Les voies de Dieu sont mystérieuses... »


JULES LEMAITRE