J.-K. Huysmans
NOUS feuilletions l'oeuvre de Huysmans, la dizaine de volumes d'un art si probe et si délibéré publiés de 1884 à 1907, entre À Rebours et les Foules de Lourdes, retenu ici par quelque description éclatante et minutieuse, là, par quelque analyse psychologique aiguë, traduite en images d’une familiarité pittoresque ou singulière, en mots colorés et tranchants... Et, entre les pages de ces livres, dans lesquels il s'est mis tout entier, avec l'amour de la matière ct l'attrait du mystère et du divin qui s’amalgamaient en lui, derrière les épithètes virulentes ou bizarres, s'évoquait la maigre et alerte silhouette du maître, sa physionomie spirituelle et tourmentée. Il nous semblait le voir encore devant nous, debout, avec ses cheveux gris en brosse, sa moustache et sa barbe hérissées, roulant fébrilement une cigarette, tout en parlant de sa voix tout à la fois sarcastique et cordiale.
Aucun écrivain, peut-être, chez lequel ïl y eût plus parfaite identité de l'homme à l’oeuvre : le lire, c'était l'entendre et l'on pourrait dire que les inflexions mêmes de sa parole, ses interjections gouailleuses ou ricanantes, passaient dans son écriture. Et dans l'une comme dans l'autre, parole ot écriture, prédominait l'accent de la sincérité, la sincérité d'un esprit très libre cet très volontaire, inapte à la feinte et aux compromissions, une sincérité incapable de dissimuler ou d'atténuer, pleine et — pour étrange que ce mot puisse paraître appliqué à une intelligence aussi retorse — naive.
Ah ! ses opinions, quelles qu'elles fussent, il ne les émoussait point sur la meule des bienséances ou des opportunismes, il n’en arrondissait pas les angles pour les rendre plaisantes ou tolérables à tout le monde, pour éviter que le contact n’en fût trop rude pour les uns ou pour les autres. Et, plus souvent, pour les uns et pour les autres, car, de quelque côté qu'elle se tourne, la pensée indépendante, rebelle aux jougs des disciplines et des tactiques collectives, habituée à parler son propre et naturel langage, rencontre l'hostilité de l'esprit de fétichisme et de parti. En ce temps-ci, il faut suivre une troupe, appartenir à un régiment, marcher au rythme mécanique d'un tambour, dans les plis d'un drapeau, et non en éclaireut ou en traïnard, selon sa fantaisie et selon son coeur ! Il faut poster une étiquette, un signe de ralliement, une enseigne à laquelle tout, actes ct paroles, réplique si parfaitement qu'il devienne superflu d'y aller voir ou entendre! Huysmans, certes, n'était point de céux qui s'assouplissent à de telles servitudes : dès ses débuts en ‘adepte insubordonné du Naturalisme jusqu'à sa conversion et depuis, il a toujours fait figure d'inadapté et de solitaire. Sa personnalité puissamment originale, en réaction instinctive contre les conventions hypocrites de la vie sociale, avait plutôt exacerbé qu'amorti ses aspérités à l'obligatoire contact de cette dernière: elle était de celles, extrêmes, partiales, passionnées, pour lesquelles il n’est de voies qu’ouvertes par elles-mêmes, mais susceptibles, tout en choquant, parfois, d'émouvoir et de persuader mieux que ces amis de tout le monde, tout à tous, prêts à concilier toutes les contradictions dans un large sourire de complaisante et équanime adhésion ! Il ignorait totalement l’art des prétéritions et des 'sous-entendus ; il était sans diplomatie et ne mâchait point ses mots: sinon comme les chasseurs, leurs balles, pour les rendre plus efficaces ! Son verbe était impérieux et âpre, il avait lequalificatif acéré et cinglant et un sens redoutable du comique, d’un comique dont son pessimisme alimentait la verve amère et dérisoire.
Taine se défendait d’être optimiste ou pessimiste ; il ne prétendait qu’à être un observateur impassible, armé des méthodes de la science, mais quels que fussent les instruments et moyens de sa psychologie, la clairvoyance de celle-ci entraînait forcément le sens péjoratif de ses conclusions. Chez un artiste, le pessimisme est fait, non de doctrine, mais de tempérament et de sensibilité — tempérament de psychologue qui, qu'il le veuille ou non, soumet aux décompositions de son analyse les autres et lui-même, tout ce qui, pensées, velléités, sentiments, s’agite en lui, de même que la vie qu’il éprouve, qu'il souffre, qu'il combat, dans sa réalité immuable, masquée de changeantes apparences.
L'optimiste ne passe-t-il point par le monde, comme les poètes, dont parle le sage hindou, qui, (rayonnants, vont dans le brouillard, satisfaits de vivre» ? I1 passe, eMleurant la vie d’un regard qui n’insiste, ni ne pénètre, avide de spectacles qui l’amusent et l’occupent, car n’y ayant pas, en vérité, de vie en lui, la sensation de celle-ci ne peut lui venir que du dehors, de sorte qu’il court toujours après le nouveau pour n'être pas rattrapé par l’ennui! La nouveauté, tout illusoire qu'il la sache, le pessimiste, au contraire, s’en défie, n’en attendant rien de bon, rien de meilleur — ou, peut-être, la nouveauté réside-t-elle en lui-même et n’a-t-il jamais fini de se considérer et d’apercevoir qu'il ne se connaît point, ni son prochain, ni la vie, et qu’il n’est rien de stable, d'acquis, d’évident, d’une fois pour toutes ?.….
Le premier vit à l’étourdie, à la vanvole, allègre dans la mesure où son coeur et son intelligence superficiels sont contentés, à défaut d’impulsions extérieures, inerte, et, devant les déconvenues et les contrariétés quand même certaines, boudeur comme un enfant déçu. L'autre va, exaspéré ou chagrin, mais si la vie est amertume en lui, cette amertume elle-même est vie, vie riche en capacités de gravité et de tendresse. Tellement que la tristesse de celui-ci, nombreuse et peuplée, est, sans nul doute, plus vivante que la joie toujours en quête ou en oubli de celui-là. La vie, il veut l’atteindre dans tous ses domaines, la chercher partout, partout la peser, partout s’en démontrer l’inanité, pour s'en endolorir ou en faire, silencieusement, risée, mais, telle quelle, avecle flot de l'expérience, elle entre en lui, douloureuse, magnifique, décevante, et l'enivrement de sa beauté. Et si, à la fin, se connaissant, et l’homme, il dépiste les ruses, les subterfuges, tout l'inconscient de l’égoisme, tout ce qui tourne d'instinct la créature vers le profit de son corps et de son coeur, et se dise : « L'homme est semblable », et qu’il le méprise et se méprise soi-même, l'amour et la pitié, cependant, et la curiosité, et l'insatiable besoin d'éprouver et de se prouver, le ramèneront sans cesse à cet homme, parce que la vie est sur celui-ci comme le ciel sur les eaux et fait son âme toujours diverse, transparente ou opaque, diaprée ou incolore, éclatante ou obscure... Des hommes, donc, il n’espère rien ; leurs forces impuissantes et leurs honteuses faiblesses, il les moque et les bafoue dans ses propres forces et ses faiblesses personnelles, mais, si isolé qu'il soit ou veuille être, il sent les solidarités qui l’unissent à eux et qu’ensemble ils sont emportés vers un commun destin inconnu.
Car, de ce côté, hormis la foi, il n’est que questions, et pressantes, et Insolubles... D'où venons-nous, pour où aller? Du néant au néant, des ténèbres à la nuit, de l'hiver à l'hiver, à travers la salle du banquet, comme le passereau du poète saxon? Quel incrédule, pensant, n’est arrivé finalement à cette muraille pour s’y heurter le front et s’y meurtrir la sensibilité ? Qui, ayant atteint ces confins, s’est satisfait de longer l'obstacle, Île regard tourné vers les territoires qui sont en deçà, immenses s'ils n'étaient limités ?
Sans doute, pour la plupart, les soucis de l'existence, nobles ou banals, ses fiévreux travaux et ses inquiètes entreprises suffisent à en offusquer les horizons ; d'autres peuvent annihiler leur volonté de savoir dans les subtilités de l'incertitude ou dans les alternatives du doute, ou, encore, s’écrier à l’exemple de Sainte-Beuve:« Au hasard! au hasard!...» La pensée n'offre-t-elle pas une jouissance parfaite en elle-même, quel que soit le but de ses efforts, et encore que celui-ci recule et se dérobe devant elle? Aucune ivresse matérielle n’est supérieure aux siennes, plus capiteuse et plus poignante... Elle est souple et légère, et volage, et impalpable. Lorsqu'elle se joue à elle-mème, elle défie la logique, bouscule la méthode et le syllogisme, s'évade avec désinvolture du dilemme. Elle est méditation, songe ou fantaisie:tout reflets, lueurs, nuances ; elle danse follement dans le soleil ou, amère et désolée, va lentement s’asseoir sur les tombes. Elle est telle et elle est autre, simple et singulière, pécheresse avec Madeleine et, avec Madeleine, repentante; elle sert avec Marthe ou aime avec Marie; elle se lave les mains avec Ponce-Pilate, puis court attendre le Seigneur, sur la route crépusculaire d'Emmaüs... Elle est chant, puis prière, puis rien... Aurore dans Île vitrail, nuit dans la nef ou silencieuse consomption du cierge solitaire au milieu de l’autel obscur... Elle va, rêvant sous les arceaux des cathédrales, dans la pénombre froide ou dorée des chapelles, ou dévorant la route, assise, vêtue de cuir, la tête dans le vent, devant le volant d’une orgueilleuse et luisante automobile. Elle passe, hautaine et foudroyante, dans un cyclone de tourbillonnantes poussières ou flâne sur les chemins sylvestres, à l'aventure, en se reposant sur toutes les bornes : Arriver? Conclure?... Pour quoi? Mais, seulement être, se sentir être, concentrée, éparse, éperdue ou charmée, ou mélancolique.
Les modes de la pensée étaient fort différents chez Huysmans. Son esprit n'aurait pu se maintenir en ces régions indécises et neutres; les solutions extrèmes, seules, devaient lui paraître décisives. Point de concéption, si métäphysiques qu’elle fût, qui ne se chargeât chez lui d'images tangibles ; point d'opération mentale, les plus déliées et les plus intimes même, qui ne s'incarnât à ses yeux en une vision pressante et positive. Rien d'abstrait ; aucune de ces imprécisions où la pensée se déçoit, s'élude elle-même où se voile les lacunes et les contradictions. Nul rêve, nulle aspiration sentimentale ou religieuse qui ne se traduisissent sous une forme concrète, dessinée d’un trait vigoureux et net. Les problèmes qui agitaient cette intelligence péremptoire, les énigmes irrésolues dont elle était hantée devaient peser sur elle sans atténuations, avec une force chaque jour accrue, La sensation et la pensée, chez lui, étaient également en exaspération et en outrance. Son naturel lui interdisait de haïr ou d'aimer à moitié et, de même, de se leurrer, de reculer sur la route au bout de laquelle il entrevoyait la vérité, le repos de certitude si longtemps et si vainement cherché dans la spéculation, dans l’art et dans la chimère...
Ce naturaliste, le seul, peut-être, des membres de cette école qui ait cherché et réussi à donner à ses oeuvres d'observation une exactitude rigoureuse, portait en lui une âme que stimulait l’aiguillon d’un éternel mécontentement. Et il ne se pouvait faire que ce dernier ne l’inclinât à la recherche d’un idéal, d’une foi sûre, d’un hâvre de salut où ancrer sa vie, à l'abri des angoisses et des bourrasques du doute. Tous ses premiers livres sont consacrés à la peinture de gens en détresse, en désarroi : « Le mieux n'existe pas, seul le pire arrive », constate avec découragement le héros d'A Vau-l'eau, M. Folantin, vieil employé célibataire, dont l'existence s’aveulit au milieu de ridicules infortunes. « Maintenant que toutes les concessions sont faites, prononce Cyprien Tibaille, à l'épilogue d'En Ménage, peut-être bien que l’éternelle bêtise de l'humanité voudra de nous et que, semblables à nos concitoyens, nous aurons ainsi qu'eux le droit de vivre enfin, respectés et stupides... »
L'observation dans ces oeuvres, de même que dans les Croquis parisiens et dans Un Dilemme, travaux à peu près contemporains, est d’une acuité extraordinaire; l'écrivain étudie les moeurs de ses personnages à peu près comme un entomologiste celles des insectes, avec, peut-être, une tendance à une sorte de férocité flegmatique, mais sans exagération caricaturale. La fétidité d'âme, par exemple, des bourgeois d'Un Dilemme, qui, par des manigances, auxquelles le code et la morale servent de paravent, dépouillent une pauvre fille ignorante, n'a rien d'invraisemblable; cette nouvelle met en scène, non pas des types, mais des individus d’une probité moyenne ct dont la conduite semblera, à un grand nombre de gens, régie par des principes grandement raisonnables. Il n'est pas impossible que Me Le Ponsart finisse par apparaître comme le modèle des notaires à la fois honnètes et habiles, de la même façon, à peu près, que les discours empreints d’une immortelle imbécillité de Homais sont en passe de devenir, pour certains, le credo judicieux et admirablement formulé de l’ « homme éclairé » !
Après ces études mordantes, où il semble que Huysmans éprouvait une sorte de jubilation vindicative à dépeindre dans un détail minutieux et patient le monde sous ses aspects de platitude et de vilénie sordides, il se détourne, écoeuré et las, pour une retraite qui est comme la première étape du voyage spirituel qui aboutira à Notre-Dame de l'Atre et à Ligugé. Car, déjà, À Rebours est une tentative d’ascétisme intellectuel, Blasée de tout et d'elle-même, la vie de des Esseintes se cherche un refuge de silence et de méditation dans l'artifice et le factice, mais les vertus et les vigueurs de la simplicité manquent à cet être, dont l’auteur a, d’ailleurs, fait un dégénéré : en quête de sensations rares, insolites, capables de susciter encore en lui un sursaut nerveux de volupté mentale, il se complique et se singularise pour s'intéresser. Cette existence dans une atmosphère à laquelle font défaut les renouvellements du soleil, de la pluie et du vent, achève de débiliter et de désorganiser son âme dénuée, d'avance, des forces qui font la solitude régénérante et féconde. On ne se nourrit point le corps de parfums, de fleurs et d'élixirs, et, pas davantage, l'esprit, exclusivement d'oeuvres exceptionnelles, trop quintessenciées et qui entêtent.
Le voisinage quotidien de la laideur physique et morale et de la trivialité, les heurts.et les bousculades grossières de la société sont, peut-être, les utiles excitants de toute activité altière de pensée; en s’y soustrayant, par une résolution en même temps courageuse et pusillanime, pour s’enclore dans l’isolement étroit de des Esseintes, on se diminue, certes, la souffrance, maïs, sans doute, aussi la vie : on a si vite épuisé sa propre substance, parcouru, pour vaste qu'il soit, le domaine connu d’une méditation qui ne s’accroît plus en s'inspirant de la mouvante réalité. Et la pensée s’étiole faute d’air et d'espace; elle languit ou combine de maniaques et enfantines distractions, se récrée, comme le héros d'Huysmans, à la manoeuvre de poissons automatiques ou à la contemplation d’une innocente tortue dont la carapace a été dorée et sertie de pierres précieuses !
Il est vrai, heureusement, que ce ne sont là que les moindres et négligeables épisodes d’un livre d'une âcreté douloureuse et tendue, entrecoupé de pages admirables où, laissant les jouissances profondes mais insufñisantes, les courtes sérénités qu'il recoit des raffinements du luxe, de l’art et des lettres, des Esseintes s'efforce de se construire, des décombres de ses ruines, une conviction qui ne se défasse pas aussitôt ni ne s'écroule : « Il n’y avait que les ecclésiastiques parmi lesquels des Esseintes pouvait espérer des relations appropriées jusqu'à un certain point avec ses goûts; mais encore eût-il fallu qu’il partageät leurs croyances, qu'il ne flottàt point entre des idées sceptiques et des élans de conviction qui remontaient, de temps à autre, sur l'eau, soutenus par les souvenirs de son enfance. Il eüt voulu se forcer à posséder la foi, à se l’incruster dès qu'il la tiendrait, à se la visser par des crampons dans l’âme, à la mettre enfin à l'abri de toutes ces réflexions qui l’ébranlent et la déracinent ; mais plus il la souhaitait et moins la vacance de son esprit se comblait, plus la visitation du Christ tardait à venir. À mesure même que sa faim religieuse augmentait, à mesure qu'il appelait de toutes ses forces, comme une rançon pour l'avenir, comme un subside pour sa vie nouvelle, cette foi qui se laissait voir, mais dont la distance à franchir l’épouvantait, des idées se pressaient dans son esprit toujours en ignition, repoussant sa volonté mal assise, rejetant par des motifs de bon sens, par des preuves de mathématique, les mystères et les dogmes !... « Il faudrait pouvoir s'empêcher de discuter avec soi-même, se dit-il, doulouréusement...»
«Il est plus simple de ne point songer à tout cela !.. » s’écriera, à son tour, dans Là-Bas, Durtal, impatienté de la tyrannique obsession des mêmes hantises ; mais c’est justement là une simplicité qui est refusée à des êtres de cette trempe : leur pensée. est, en quelque sorte, écartelée entre le fini et l'infini, entre le monde prestigieux des phénomènes et celui, éblouissant et obscuï, de l'au-delà; et leur journalière anxiété naît de l'impuissance où ils se voient de jeter de l’un à l’autre le pont d’un ferme système, qui fasse satisfaction à leur raison et paix à leur coeur. Et c'est la condition de leur supériorité et toute sa noblesse de ne pouvoir « cesser de songer à cela...»
Durtal y songe, et sans cesse; tout, chez lui, inclinations pessimistes, aversions physiques et intellectuelles, devient fonction de son évolution spirituelle ; cependant, il s’attarde encore; il faut qu’il fasse, pour ainsi dire, table rase én lui-même, qu'il se démontre le mensonge des magies et des fantasmagories religieuses vers lesquelles son penchant à l’étrangeté, à une foi inconnue de la foule, à quelque croyance ésotérique d’initié, amalgame savant de mystère et d'art, attirait sa curiosité. Là-Bas illustre cette péripétie de l’inquiète recherche de Durtal : c'était aussi la période des hésitations dernières; le but apparaissait, voilé, à son horizon, mais la craintet la défiance de soi-même, du caractère réel des appétences qui le troublaient, le rendaient tardif à se mettre en marche, habile à se suggérer des prétextes de différer encore, de s'éterniser en mornes et morbides vagabondages d'âme...
Il se décida, enfin : et ce fut En Route. Ce livre eut l’enviable fortune d’ameuter contre lui l'unanimité, presque, de la presse, de scandaliser également les défenseurs attitrés des opinions les plus inconciliables. Effrontément incongrue aux idées modernes, vouée toute à des préoccupations discréditées — illusions puériles dont l’âge mûr corrigea l'humanité — une telle oeuvre était, certes, pour déconcerter les chroniqueurs diversement sceptiques qui, chaque matin, distribuent la manne intellectuelle à la multitude et lui fournissent le thème de ses opinions de la journée !
Songez donc! Un notoire écrivain, adepte obligé, par conséquent, de la philosophie la plus irréfutable, parce que la plus récente, ou, pour le moins, incapable de superstition et d'aveuglement; un perspicace et indépendant esprit, d'une nature plus caustique que contemplative, formule, tout à coup, un acte de foi d’une folle simplicité, extravagant, sans restrictions ni réticences! Que faisait-il des conquêtes de la science, de ses absolues condamnations du surnaturel, de toutes les lumières qu’elle a allumées — ou éteintes! — pour dissiper les fallaces sacrés, terreur et ravissement, jadis, de cerveaux enfantins et maladifs ?... Inconcevable blasphème, dérision extraordinaire, l'auteur d’En Route tournait délibérément le dos aux effigies, très laides encore que triomphales, de la Vérité laïque et obligatoire, pour entreprendre un pèlerinage rétrograde, aussi absurde que peu lucratif. L'intérêt, l'ambition auraient pu être un motif, pas très avouable mais, enfin, raisonnable et compréhensible, toutefois, à l’heure athée qu'il était, l'hypothèse d’un tel mobile apparaissait d'autant moins acceptable que Huysmans, fonctionnaire au Ministère de l'Intérieur, ne tarda point à devoir abandonner sa situation officielle.
La critique retorse autant que tolérante se rejeta sur des explications plus plausibles. Evidemment, suggéra-t-elle, cette manifestation, d'ailleurs inconvenante — car lorsque l’on se convertit, il est élémentaire que l'on se taise, par discrétion, par modestie ou, même, par charité, afin de ne pas donner occasion à tracas d'esprit aux incrédules! — cette manifestation marque un période nouveau, mais non définitif, du raffinement de des Esseintes : c’est la dernière tentative, l'avatar désespéré d’un blasé de jouissances esthétiques et sensuelles, expérience précaire, du reste, macérations de sybarite dont l’insipide monotonie bientôt le surprendra... Puis, ce geste d’illuminé est-il dû peut-être tout simplement à la fantaisie archaïque d’un enthousiaste artiste, épris de formes, d'édifices et de cérémonies vétustes, touchants vestiges de temps de servitude mentale et de science débile; de siècles destitués des positives clartés dont notre ère glorieuse aveugle, avec l’impartialité du soleil, croyants et incroyants? Ou, enfin, conjecture probante, aussi, cet inconcevable livre est-il issu de la paradoxale révolte d'un homme affolé par les imaginaires fantômes et les frénésies de la solitude; de l'espèce de romantisme mystique d’un naturaliste repenti, d’un lettré envahi par le dégoût de la brutalité grandissante des esprits et des moeurs. Quelques gazetiers à prétentions pédantes, provision faite d'arguments dans le bazar encyclopédique de Larousse, tranchèrent la question, doctement : En Route ressortissait de la clinique phrénologique et Huysmans tombait sous les précises définitions de Lombroso : délire religieux, accident catalogué dans les pathologies matérialistes et qu’une hygiène connue guérit...
Cette opinion, faut-il supposer, gagna crédit parmi les intellectuels, tellement que certains éprouvèrent l’irrésistible démangeaison de notifier, anonymement, au surplus, leur virulente réprobation au maître : « Je reçois, ce matin, nous écrivait Huysmans, une lettre signée : « Un idéaliste déterministe », lequel me dit qu'il a suivi mes livres, toujours; qu’il concluait, en fin de compte, à un état de démence grandissant à chaque livre, mais que, tout en faisant la part de ce gâtisme, il éprouve le besoin de me dire que je suis un salaud vendu au clergé! La bonne âme! Folie et cupidité, telle est ma devise; aussi termine-t-il en m'assurant de son entier mépris. Je le supporte assez allègrement, mais la lettre de ce furieux nigaud rend assez bien la rage qu'une certaine presse a maintenant contre moi. Mon Dieu! que c'est tout de même étrange de ne pas pouvoir croire à la simple bonne foi des gens. surtout alors qu'ils n’ont rien à gagner à leur franchise et tout à y perdre... »
L'« idéaliste déterministe » d'Huysmans témoignait d’une logique plutôt incohérente, mais que penser de la logique des catholiques, dont l'hostilité ne fut ni moindre, ni moins hargneuse? A quelques exceptions près, leur prudence répudia un néophyte si compromettant, dont la foi toute neuve se signifiait avec une intransigeance effarante et qui ne croyait pas qu'elle l'astreignit à tenir pour canoniques la politique tiédeur des séculiers et le goût iroquois qui préside, d'ordinaire, au choix de la musique et des décorations des églises. Il convenait, sans doute, qu'une brebis hier encore galeuse, qu'un nouveau venu dans la maison se montrât plus humble et moins ardent à s'exclamer sur la nonchalance ou sur les travers de ses anciens habitants !
La vigueur acide, le relief impitoyable du style, le pittoresque imprévu de ses vocables et de ses métaphores devaient suffire à rendre l’oeuvre suspecte dans. ces milieux timorés et blafards. Puis, la forme inusitée, l'entière sincérité des confessions ct des syndérèses de Durtal, les motifs qui l'induisirent à choisir la Trappe pour y parfaire sa guérison morale; cette cure elle-même, entachée de trop d'examen audacieux et d'art et provenue d’une impulsion presque spontanée, sans intermédiaire ni fruchement consacrés, par des chemins personnels, parurent insupportables.
Et, plaisant spectacle où s'accusé toute l’équivoque ironie de la mascarade contemporaine, l’on vit les boulévardiers israélites, rédacteurs de journaux monarchistes, inculpér Huysmätis de vanité et d'osténtation, lui prodiguer d'experts conseils d’humilité, d’ütiles et autorisés avis sur la direction orthodoxe de sa conscience !...
Des deux parts, au surplus, l’étonnement fut identique devant une évolution que l’on proclamait inattendue, comme si chacun des ouvrages du maître, depuis À Rebours, n'était paint symptomatique, ne portait les indices, les saignants stigmates d’une obsession de plus en plus cuisante, ne montrait point l’acheminement de l'artiste vers cette fatidique conclusion, nécessaire et prédite, En effet, nous l'avons dit, l'art de Huysmans à été en continuelle ascension depuis ses origines, et En Ménage, À Rebours, En Rade, Là-Bas, sont les consécutifs chapitres de la monographie d’un personnage dont l’intellectualité, à chaque étape, s’élargit et s’épure. Et il est unique, sans doute, le phénomène d’une telle oeuvre : l’histoire d’un cerveau, laboratoire de sensations étroitement concrètes, objectif sur lequel ne s'enregistrent que de précises visions, analytiques et colorées, et où, graduellement, une réflexion assidue, les résultats accumulés de l'expérience, engendrent et assurent la prédominance des idées pures qui prévalent dans En Route.
Epris de l’art roman et gothique, sous ses formes plastiques et musicales; l'admiration sans plus échoue à satistaire Durtal; une sorte de langueur, de nostalgie, le regret d’une communion incomplète flétrissent son plaisir; car, perçue, soupçonnée au travers ces signes prodigieux, la vérité qu’ils proclament mélange d’anxiété sa contemplation. Certes, l’effusion radieuse et naïve des primitifs, l'élan hardi, la témérité fière des architectures, le cri suppliant où endolori du plain-chant; ces clochers, ces campaniles qui haussent vers le ciel la visible prière perpétuelle, le laus perennis du monastère ou de la cité: ces milliers de monuments illustres, choeur foudroyant et unanime, agenouillé au pied de la croix — toute cette vie, cet inépuisable génie dépensés n’ont pu mentir et glorifier, durant des siècles, une imposture. Ou faudrait-il se résigner à croire que la flamme inspirée qui brillait au front des artisans du Moyen âge et de la Renaissance s’allumait à un foyer éteint aujourd’hui? « Seigneur, suppliait des Esseintes, Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’'embarque, seul, dans la nuit, sous un firmament que n'éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! » Cette clameur naufragée, cette incantation jaillie d'une àme en déroute ne pouvaient rester sans écho: la créature qui les prononçait déterminait sa propre vocation : de ce germe devaient éclore fatalement les fleurs suaves et violentes de la conversion.
Les émoussés à force de subtilité, sollicités par trop de solutions, et trop captieuses, resteront toujours, quoi qu'ils en aient, selon l'expression de Bourget, des «chrétiens de désir». En des esprits de cette sorte l’amère contrition n’est jamais assez comminatoire, la controverse intérieure ne-s’arme jamais d’une assez exigeante rigueur pour acculer leur indécision à un choix irréparable. [ls temporisent avec leur inclination, se contentent d’errer autour du temple, sous le péristyle, d’un pas respectueux et hésitant, dans la béatitude des velléités pieuses qui ennoblissent et parfument leurs jours : ce sont les dilettanti du divin ! Mais à une âme énergique, qui ne peut point ne pas aller Jusqu'au bout de sa logique, il ne sauraït suffire de rêver, avec onction et attendrissement, à l’inégalée beauté du catholicisme; au rôle prépondérant qu’il a assumé dans la formation de notre civilisation, depuis les âges premiers de cette ère; à la traînée miraculeuse de splendeur qui dénonce son passage au travers des siècles, à l'harmonie métalogique de ses dogmes, et que ses livres sont le réservoir de tout art profond et de toute fortitude. Une telle religion esthétique ou littéraire, aspiration purement polémique ou idéale, doit, ou se détruire, ou déterminer bientôt la conviction de la nécessité des rites et des sacrements et évincer. alors, la possibilité de s'y soustraire par lâcheté, indolence, respect humain ou en se forgeant de spécieux scrupules.
La décisive démarche qui doit sauver Durtal de lui-même, assainir son existence en la révolutionnant, il l'effectue, à la fin, mais après quelles hésitations, quelles luttes intimes, quels débats opiniâtres, entrecoupés de rechutes et d'abominables transes. Désorienté, rétif à d’indubitables promotions, à son instinctive tendance vers la conception qui rallierait tous les éléments hétérogènes, toutes les notions disparates, tous les voeux antagonistes de son intelligence, et de son coeur, Durtal atermoie longtemps, avance pour s'arrêter, puis pour reculer, comme retenu dans l’aître, sous le narthex de l'Eglise, au milieu des interdits et des catéchumènes, par de flottants préjugés, des vergognes, de vagues et tenaces mécréances... Îl redoute, de plus, pour l'aube de cette réconciliation, les suggestions réfractaires de son habitacle accoutumé ; les insidieux et démoniaques rappels des habitudes dont, depuis des ans, il se sent le désolé prisonnier. Sa susceptibilité irritable appréhende, également, les intrusions vulgaires, les affligeantes rencontres qui, à Paris, distrairont sa ferveur, terniront à ses yeux l’essentielle vertu des épreuves et, davantage encore, d'échoir à quelque prêtre casuiste, aux exigences mesquines et déprimantes.
L'abbé Gévresin, qui est à Durtal comme une seconde conscience, guérie de sa versatilité, courageuse et gaie, le dirige sur l'oasis espérée, le cloître dont l'exorable ét salubre atmosphère, l’égale et contagieuse dévotion apaiseront l'alarme dè ce pénitent tourmenté. Et sa mémoire associera, désormais, au souvenir de sa rénovation, celui de Notre-Dame de l’Atre, de cette cime de catholicité, de ces Trappistes, confinés volontaires et magnanimes, ambitieux, seulement, d’humilité, qui, ayant renoncé le périssable, Je subalterne, le plausible, ont conquis la joie perdurable et la quiétude indéfinie...
La grâce peut agir sur le fond de la mentalité, la bouleverser, ja sarcler, la préparer pour des moissons nouvelles et fraîches, mais non sans doute, sur la forme. Les aptitudes et propensions cérébrales n'ont pas changé, mais uniquement, l’objet de leur activité. Nul ne se serait hasardé à croire que Huysmans, converti, allait réapparaître, méconnaissable, pour naïrer d’édifiantes histoires miraculeuses, dans le style comateux et melliflu, cher aux bigotes. Ses dons d'observation, l'idiome spécial, aux lignes heurtées et cassantes, qu’il s'était fait, il allait simplement exercer les uns, se servir de l’autre pour interpréter des idées, peindre des spectacles différents de ceux qui l'avaient captivé auparavant. Il n’y avait de modifié que l'orientation de sa vision, mais point du tout celle-ci, en ses caractéristiques et ses moyens descriptifs.
De sorte qu’il advint aux lecteurs les plus compréhensifs d'emporter, avec la joie d’art qu'ils avaient reçue de l'auteur de la Cathédrale, une sorte d’arrière-dépit, quelque rancune d’avoir conservé, découpée à l'emporte-pièce dans le souvenir, telle comparaison mystico-réaliste, d’un tour par trop comique. Mais, à y songer, l’on discerne vite que ces images ne sont exorbitantes qu'évoquées isolément, retirées de l'ambiance de leur création.
Il se conçoit, du reste, que le ton et l'allure, inusitées jusque là dans l'hagiographie, de Sainte Lydwine de Schiedam, par exemple, aient rebuté ou ébouriffé certains cercles, aient paru irrévérencieux et révolutionnaires. De là à mettre en suspicion la pertinence de convictions signifiées en termes inouïs dans les sacristies et les séminaires, il n’y avait guère, alors que, tout au contraire, nous le remarquions tantôt, la loyauté de la parole de l'écrivain devait paraître d'autant plus évidente qu’elle s’exprimait en une langue dontiln’aurait pu se départir qu’au prix d'une contrainte préjudiciable à la fois à son origipalité et à l'accent même de sa sincérité. En réalité, qu’eût-il fallu pour apaiser ces pièuses défiances? Que Huysmans depouillât, non seulement le « vieil homme », mais l’homme même, toute sa personnalité, en somme, avec les intensités essentielles-de son art, avec la misanthropie moqueuse, ferment des expériences de des Esscintes et de Durtal, qui avaient amené sa pensée à la plénitude de sa maturité ?
Au fond, ne décelait-on pas dans les opinions malévoles émises à son sujet un peu de la répulsion qu’inspire à la majorité tranquille des êtres l'énergie trop ingénûment affirmée? Les catholiques surtout, par humeur évangélique autant que par humilité, apparemment, préfèrent $e taire, ne pas se faire d’affaires, accordent leur suffrage plutôt aux effacés qu'aux catégoriques, à ceux qui restent sagement dans le rang qu'à ceux qui en sortent ou, manifestement, sont rebelles à l'alignement! Certes, ces amortis-là ne pouvaient se sentir requis par la rhétorique incisive de Huysmans, par sa manière nerveuse et ses démonstrations sans réplique, qui n’insinuent point sa conviction dans l'entendement du lecteur, mais l'y précipitent!...
Elle triomphait davantage encore cette langue aux qualificatifs évocatifs et picturaux dans la description animée des oeuvres d'art, où toutes les dilections esthétiques du maître s'étaient épanouies et exaltées. Que l'on se rappelle de quel oeil intuitif il vit, de quelle plume souple il traduisit, dans la Cathédrale, dans Trois Primitifs, les ouvrages des sculpteurs de Chartres, de quelques vieux peintres flamands ou allemands; dans l'Art Moderne et dans Certains, les planches célèbres de Jean Luyken, de Rops, de Redon; les aquarelles somptueuses et hiératiques de Gustave Moreau, les peintures impressionnistes : étonnantes transpositions, brossées en pleine pâte, avec des mots de couleur et de prestige, ou mordues comme à l’eau-forte dans la subtilité burinée de la phrase; versions littéraires, gravées d'une main à la fois fine et brutale, avec des traits qui crient et des traits qui caressent; commentaires graphiques de chefs-d’oeuvre où toute la splendeur, terrifiante, suave ou désolée, des originaux, ef toutes leurs significations visibles ou latentes, sont mises dans une lumière complète.
Pour peu que l’on jouisse d’une judiciaire pondérée, on trouvera souvent Huysmans excessif dans l'expression de ses jugements artistiques, trop partial aux oeuvres qui le séduisaient et trop prêt à sacrifier à son admiration pour elles les ouvrages qui l'avaient laissé insensible. Toutefois, il n’assuma qu'accidentellement la mission du critique assermenté, attentif à n’omettre personne, à peser les éloges et les blâmes, scrupuleusement, dans des balances de précision. Il allait vers les oeuvres, comme vers la vie, en quête de motifs d’exaltation et de beauté. L’éclectisme lui semblait la négation de tout art vivant, car, écrivait-il dans Certains, « l’on n’a pas de talent si l’on n’aime avec passion et si l’on ne hait de même ; l'enthousiasme et le mépris sont indispensables pour créer une oeuvre; le talent est aux sincères et aux rageurs, non aux indifférents et aux lâches!.…. »
Probablement n’est-il point de tableau où l'indulgence et la justice distributive ne trouvent à louer, fût-ce la richesse du cadre ou la qualité de ta toile! Mais c’est là besogne de patience, et, généralement, la patience appartient aux uns et l’art aux autres.
La patience était, évidemment, la vertu mineure d'Huysmans; il ne la connaissait que passionnée, acharnée, lorsque l’enchantement de quelque monument gothique ou de quelque peintre du XVe siècle l’entraînait à une étude prolongée, insatiable, amoureuse du détail, si jalouse de dégager toutes les acceptions réelles et symboliques de l'oeuvre, que, parfois, la conception générale de celle-ci finissait par disparaître, pour se fragmenter en une espèce de mosaïque d’intentions papillottantes. Rançon, peut-être, d’une vision incomparablement lucide et perçante, mais emprisonnée, fréquemment, dans la matérialité des choses et accordant &mdadsh; par exemple, dans ses fortes et précises analyses d ouvrages anciens — trop aux procédés positifs et extérieurs de signification et pas assez à l'inspiration libre et émue de l'artiste.
Cette critique est plutôt une constatation, car elle touche le fond organique même de la mentalité du maître. Il était tel et non autre, et c'était un des éléments de sa savoureuse originalité : pour lui, le monde était rempli, non point d'idées, mais de réalités. Le merveilleux est, précisément, qu avec des sens si armés pour saisir ces dernières, il n'ait pu se satisfaire des jouissances bornées qu'il recevait d’elles. On pourrait supposer que ses dons de peintre méticuleux lui venaient de son ascendance paternelle hollandaise, mais que le mélange atavique latin avait perturbé en lui les placides-hérédités de ses ancêtres du Nord. L'observateur sagace était doublé chez Huysmans, d’un sensitif, d’un ombrageux, trop résistant pour se laisser écraser par la vie, mais qu'elle blessait, sans cesse, et qui vengeait ses blessures par des sarcasmes, Son exaspération était aussi aspiration, désir : aspiration à l'harmonie qui mettrait son intelligence et son coeur à l'unisson: désir de l’exaltation de pensée et d’âme où se résoudraient, sans désabusements prochains et prévus, toutes les volontés irrésolues de sa vie et de son art...
Nous avons essayé de montrer les phases et la crise de la lente et foncière métamorphose subie par Huysmans. Quand elle fut accomplie, l'écrivain consacra son talent à magnifer le catholicisme dans l’art, avec la Cathédrale: dans l’apostolat, avec Sainte Lydwine de Schiedam; dans le cloître, avec l’Oblat; dans les grandes manifestations du sentiment religieux, avec les Foules de Lourdes... Sainte Lydwine fut écrite à l'ombre de ce monastère de Ligugé où il avait espéré se fixer pour toujours... Ce « toujours », attendu avec impatience et accueilli avec joie, fut bref. Refoulé à Paris, à la-suite de la dispersion légale dela congrégation bénédictine, Huysmans, attristé mais non découragé, s’y remit au travail, jusqu'aux premières atteintes de l’inexorable mal qui devait si promptement l'emporter : «Je suis un peu comme un homme retranché du nombre des vivants, nous écrivait-il, il y a quelques mois. Je suis mené par une voie douloureuse pour laquelle je ne mesens, hélas ! pas une bien solide vocation. » Il parlait ainsi, dissimulant sous cette plainte légère l'intrépide courage, l'héroïsme qu'il opposa, jusqu’au jour suprême, à l'horreur d'une souffrance sans repos — cette résignation admirable et enjouée, faite toute de ferveur et d'abandon presque enfantin entre les mains de la sainte Vierge. |
ARNOLD GOFFIN.
Arnold Goffin.