La Religion des contemporains.

Abbé L.-Cl. Delfour

Paris: Société française d'imprimerie et de librairie, 1903.



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LA CONVERSION DE M. HUYSMANS


Jadis, l'Église imposait à ceux de ses enfants qui avaient donné quelque scandale public des pénitences longues, pénibles et humiliantes.

En ces temps de progrès, un écrivain fait « la noce », comme il le dit lui-même avec élégance, pendant vingt ans ; non content de pratiquer la débauche sous ses formes les plus répugnantes, il répand en des livres orduriers le plus mauvais de son àme Tout à coup (1), il lui prend fantaisie d'aller passer huit jours dans un monastère de la Trappe. Après quoi, fort de son titre de converti, il revient à Paris faire la leçon à tout le monde. Aux liturgistes, il raconte les beautés du plainchant ; aux aumôniers de Carmélites, il explique la Montée du Carmel ; aux prêtres, il révèle les règles les plus élémentaires de la plus vulgaire honnêteté, car ils les ignorent, selon lui, ou ne les pratiquent pas.

Oh, non ! je ne tuerais pas le veau gras en l'honneur de M. Huysmans.

Un petit détail nous permettra de comprendre ce que vaut cette conversion. M. Huysmans se frappe la poitrine, à la face du monde littéraire : il dit un peccavi énergique, très énergique, dans la langue de M. Zola ; il pleure au point d'en être suffoqué et de tomber en syncope. La première réflexion que fait naître en nous l'altitude de ce pénitent expansif est celle-ci : Il va donc retirer de la circulation les mauvais livres qu'il a édités autrefois. Or, sur la couverture de En route, je vois flamboyer les titres de ses précédents ouvrages. Du récit même de sa conversion, M. Huysmans fait une réclame en faveur de ses écrits immoraux ou de ses turlupinades littéraires. Sans doute, on nous a appris de La Fontaine qu'il voulait faire une édition de ses Contes au profit des pauvres ; mais il ne semble pas que M. Huysmans ait de telles distractions.

Autre trait caractéristique : M. Huysmans aime l'Église passionnément ; il annonce qu'il va désormais consacrer son talent à la servir. Vous pensez donc qu'il ira trouver ses représentants autorisés pour leur dire : « Je suis disposé à faire le bien, après avoir longtemps donné l'exemple du mal ; soyez cléments à mes fautes passées, et acceptez le concours que je vous offre » ? — Pas le moins du monde. En rentrant dans les rangs, le déserteur de vingt ans veut commander aux vieux généraux, et il commence par insulter les prêtres. « Gargotiers d'àmes, médiocres, bornés, trafiquants de choses saintes », c'est ainsi qu'il nous appelle.

Quoi d'étonnant ? Les Ordres religieux « enlèvent chaque année la fleur du panier des âmes ». Ainsi écrémé, le reste du clergé n'est plus que « le lait allongé », que « la lavasse des séminaires ». Les éveques ne sont « qu'un résidu de ce résidu : ils n'ont plus ni talent, ni tenue ». Et j'en passe, par respect pour le lecteur.

Ainsi parle M. Huysmans, qui se prend pour l'apôtre moderne chargé spécialement par Dieu de ramener les âmes au christianisme. Mais si cet étrange prédicateur ne s'était pas converti, que pourrait-il dire de plus contre nous ? En vérité, que Dieu nous garde de tels amis !...

Il est fort regrettable que Durtal fasse un aussi mauvais emploi de son talent. Toutes les fols que, laissant de côté son horrible moi, il daigne s'occuper, même faiblement, des rares personnes qu'il ne hait ou ne méprise pas, il trouve des notes exquises :

« Il visitait Saint-Sulpice, à ces heures où, sous la morne clarté des lampes, les piliers se dédoublent et couchent sur le sol de longs pans de nuit.... Il rêvait alors au sort de ces femmes éparses autour de lui, çà et là, sur des chaises. Ah ! les pauvres petits châles noirs, les misérables bonnets à ruches, les tristes pèlerines et le dolent grénelis des chapelets qu'elles égouttaient dans l'ombre !

« D'aucunes, en deuil, gémissaient, inconsolées encore ; d'autres, abattues, pliaient l'échiné et penchaient, tout d'un côté, le cou ; d'autres priaient, les épaules secouées, la tête entre les mains.

« La tâche du jour était terminée ; les excédées de la vie venaient crier grâce. Partout le malheur agenouillé ; car les riches, les bien portants, les heureux ne prient guère ; partout, dans l'église, des femmes veuves ou vieilles, sans affection, ou des femmes abandonnées, ou des femmes torturées dans leur ménage, demandant que l'existence leur soit plus clémente, que les débordements de leurs maris s'apaisent, que les vices de leurs enfants s'amendent, que la santé des êtres qu'elles aiment se raffermisse.

« C'est une véritable gerbe de douleurs dont le lamentable parfum encensait la Vierge. »

Les pages de ce genre, qui sont malheureusement trop rares dans l'oeuvre de M. Huysmans, expliquent, sans les justifier, ce me semble, certains témoignages d'admiration. Méme pour ceux qui se placent au seul point de vue de l'art, le succès de En route a quelque chose d'un peu déconcertant. Point de composition ; l'auteur se livre à toutes les fantaisies de son imagination extravagante. Vous êtes maintenant à Sainl-Sulpice, où le recueillement des fidèles et les chants invitent l'âme à la prière ; sans transition aucune, M. Huysmans vous met sous les yeux des scènes ignominieuses ; il vous parle de sainte Thérèse, et plus loin il disserte sur les primitifs ; mais jamais vous ne comprenez clairement pourquoi il a choisi ce moment plutôt qu'un autre ; il commente le De profundis au commencement et le Salve Regina à la fin ; l'inverse serait tout aussi logique. Je suis persuadé qu'on pourrait changer l'ordre de la moitié des pages, sans grand inconvénient.

Aussi, quel ennui pour ceux qui veulent étudier sérieusement certains passages du livre ! Ils se souviennent, par exemple, d'une prière à la Sainte Vierge, où l'expression de quelques sentiments gracieux se méle à des descriptions absolument malpropres. Ils la cherchent longtemps, et s'ils finissent par la trouver, c'est comme par hasard. M. Huysmans, qui se croit mystique, remarque quelque part, avec une sorte de satisfaction dédaigneuse, que la France n'a pas de grand mystique ; il semble ainsi vouloir se poser en Flamand. Et, dé fait, nous pouvons lui rendre ce témoignage qu'il ne connaît pas l'art si français de la composition.

Il lui reste donc son style. J'avoue que Durtal obtient, par ses curieux agencements de mots, des effets étonnants ; les tours de force abondent dans son livre, même et surtout lorsqu'on ne les demande pas. Rarement l'auteur de En route sait résister au désir de gâter ses plus belles pages par des exagérations ou des grossièretés. Peut-être est-ce impuissance, car il fait prouve d'une maladresse très grande dans l'expression des idées, et sa langue devient singulièrement pâteuse, toutes les fois qu'elle veut rendre des sentiments purs. M. Huysmans ne se montre supérieur que dans les petits tableaux. Les deux passages suivants renferment des exemples de ses ordinaires défauts et de ses plus brillantes qualités :

« Durtal s'assit, découragé, près de sa couche.

« Et cependant, il était projeté par l'une de ces impulsions qu'on ne peut traduire, par une de ces jaculations où il semble que le coeur enfle et va s'ouvrir ; et, devant son impuissance à se déliter et à se fuir, Durtal finit par redevenir enfant, par pleurer sans cause définie, simplement par besoin de s'alléger de larmes. »

Comme psychologie, on imaginerait difficilement quelque chose de plus banal et de plus superficiel ; Durtal explique avec force mots baroques un fait très vulgaire. Mais lisez ceci maintenant :

« Et lentement, tandis que, déroulant sa spirale de fumée, l'encensoir tendait comme une gaze bleue devant l'autel, tandis que le Saint-Sacrement se levait, tel qu'une lune d'or, parmi les étoiles des cierges scintillant dans les ténèbres commencées de cette brume, les cloches de l'abbaye tinterent à coups précipités et doux. Et tous les moines, accroupis, les yeux fermés, se redressèrent et entonnèrent le Laudate, sur la vieille mélodie qui se chante également à Notre-Dame des Victoires, au Salut du soir. »

Est-ce assez beau ? C'est qu'ici il n'est pas besoin de penser, ni de s'exciter à sentir, il ne faut que voir ; M. Huysmans sait voir les tableaux d'intérieur.

Malheureusement, l'habitude qu'il a prise de s'attacher surtout aux côtés grotesques des choses l'induit en tentation perpétuelle de parodie. Au moment où vous le croyez le plus ému, il se livre à des observations d'un goût douteux, qu'il formule dans un langage inconvenant. Durtal fait alors de la caricature tout naturellement, et presque toujours de la caricature réaliste, ce qui ne convient guère, par exemple, dans un récit de conversion coupé d'études mystiques et esthétiques.

Le procédé, se laisse trop apercevoir dans sa manière, et il est assez simple. Il consiste à exprimer des harmonies musicales, par exemple, ou des mouvements d'àme par des métaphores généralement grossières, empruntées aux différents métiers. Telles litanies, que chantent une troupe de jeunes et de vieilles oies (c'est une manière de nommer les dévotes), sont poudrées à frimas et parfumées à la bergamote et à l'ambre. Durtal « se pouille l'âme ». Mais si l'on veut des exemples de mauvais goût plus authentiques, on peut s'arrêter à loisir sur des phrases comme celle-ci : « Accablé par l'ignominie des soleils en rage et des ciels bleus, dégoûté de baigner dans des Nils de sueur, las de sentir des Niagaras lui couler sous le chapeau, il ne sortit plus de chez lui... »

Au mauvais goût, M. Huysmans joint très souvent l'obscurité. Il emploie un certain nombre de mots dont le sens m'échappe ; et je n'ose pas les citer ici, car il est à craindre que l'auteur ne les ait empruntés à l'argot le plus immonde...

Juillet 1895.



(1) Avec raison, on m'a fait observer que cette conversion fut moins rapide.



A PROPOS DE « LA CATHÉDRALE »


La Durtalide est uno sorte de vaste poème cyclique qui a commoncé par Là-bas, se continue par En route et La Cathédrale et s'achèvera par Sainte Lydiwine et l'Obla. Elle forme un tout dont on ne peut rien détacher : c'est un bloc. Je prie donc humblement, très doucement, ceux qui m'accusent d'excessive sévérité, de ne pas se contenter de lire La Cathédrale et En route, mais de vouloir bien prendre connaissance de Là-bas. Qu'ils aient l'extrême obligeance de remarquer la frappante unité de la trilogie et l'importance proportionnelle des faits et gestes de Durtal, dont la biographie domine, et l'infâme repaire du chanoine Docre, et la trappe d'Igny, et la cathédrale de Chartres. Durtal partout, Durtal toujours, Durtal ne recevant rien de l'Église qu'un peu d'érudition liturgique, Durtal réformant, imposant à l'Église l'horreur de la bégueulerie, le mépris de la hiérarchie, la langue verte, le ton goguenard, l'esthétique réaliste, la physiologie de la Salpêtrière, voilà ce qui fait l'unité de l'oeuvre. Donc Durtal se glorifie, aujourd'hui encore (1898), d'avoir écrit des pages obscènes (1), comme M. Zola, son maître, revendiquait l'honneur d'avoir porté la langue française aux quatre coins du monde. Il cite le Cantique des cantiques, Ezéchiel ; il s'appuie sur l'autorité de saint Bernard, de sainte Hildegarde, de saint Vincent Ferrier et d'Odon de Cluny.

Cette question de la hardiesse des peintures, qui s'offrent en effet, quelquefois, chez les écrivains sacrés ou pieux, est extrêmement délicate. Elle relève à la fois de la morale, de la linguistique, de l'histoire surtout, de la littérature, de la rhétorique proprement dite. Elle suppose chez ceux qui ont mission de la traiter, beaucoup d'érudition, de modération, d'ampleur et de souplesse d'esprit, d'impartialité, d'impartialité surtout, de tact et d'autorité. Molière a des brutalités d'expression devant lesquelles reculent les moins timorés de nos auteurs dramatiques contemporains ; il n'est cependant ni plus perverti ni plus corrupteur. Durtal cite comme exemple de hardiesse le mot de Gaston Phébus, comte de Foix : « Le sacrement est à l'autel non seulement comme viande pour nous saouler, et nous resaouler, mais, qui plus est, pour nous édifier. » Il oublie que le mot saouler n'avait pas le sens trivial qu'on lui attribue aujourd'hui, puisque nous le voyons employé dans le style solennel de Pierre Corneille et de Bossuet, comme dans le style poncif de Mairet (2). Durtal se trompe donc lorsqu'il croit avoir établi la frontière qui sépare l'audace de langage, permise, ou excusable, ou explicable, de la pornographie pure.

Mais il a fait une petite plaidoirie pro domo dont beaucoup de lecteurs, étourdis par son cliquetis de mots, n'ont pas remarqué suffisamment l'habileté. Le fond et le fin de la question se réduit à ceci : M. Huysmans ne veut pas retirer Là-bas de la circulation ; il traite donc de sacristes effarés ceux qui ne savent pas découvrir l'esprit chrétien de ce livre, et il s'abrite lui-même sous l'autorité de saint Bernard.

Eh bien ! je m'adresse aux prêtres, aux laïques, dont quelques-uns ont jugé sévèroment ma propre sévérité, et je leur dis : Avez-vous lu, ce qui s'appelle lu, Là-bas ? Osez donc dire que ce n'est pas un livre immonde, gratuitement immonde, de la quintessence de pornographie sacrilège. Les romanciers réalistes, d'ordinaire, se contentent de décrire des turpitudes ; M. Huysmans les mêle aux mystères les plus saints de la religion catholique. C'est quelque chose d'infiniment pire que du Zola, sans compter que le style de M. Huysmans, qui, cela est malheureusement incontestable, a des charmes extraordinaires pour beaucoup de lecteurs insuffisamment avertis, ajoute de nouveaux dangers à ces pages infâmes.

M. Huysmans ne rétracte rien, il ne supprime aucune ligne, il n'ose pas trop parler de des Esseintes, mais il excuse ou glorifie hardiment tout ce que Durtal a composé. On pourra me traiter de bégueule et de sacerdote imbécile, mais je persisterai à affirmer que l'auteur de Là-bas, même s'il s'était rétracté, devrait, au moins pendant quelques années, se taire. Il était réservé à cette fin de siècle d'entendre le père du chanoine Docre élever la voix parmi les chrétiens et les prêtres, sans avoir formulé le moindre regret, la plus petite excuse.

Cela seul prouverait que son sens chrétien laisse beaucoup à désirer. Mais La Cathédrale, hélas ! donne à ceux qui la lisent très attentivement d'autres sujets d'inquiétude.

M. Huysmans, qui traite si... familièrement les évêques, les cardinaux et le pape, enhardi sans doute par ses succès, s'attaque à quelqu'un de plus grand encore. Il parle, lui converti, mystique et censément oblat, il parle de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur le ton que voici :

« Et Dieu, qui imposa la Salette sans recourir aux voies de la publicité mondaine, change de tactique ; et avec Lourdes, la réclame entre on scène.

« C'est bien cela qui confond : Jésus se résignant à employer les misérables artifices du commerce humain, acceptant les rebutants stratagèmes dont nous usons pour lancer un produit ou une affaire... Au point de vue de la compréhension de l'art, le public catholique est à cent pieds au-dessous du public profane. Et Notre-Seigneur fit bien les choses : il choisit Henri Lasserre... Dans un marbre de Chartres, Jésus à peine débruti apparaît... Un chromo dans lequel le Christ montrait d'un air aimable un coeur mal cuit, saignant, dans des ruisseaux de sauce jaune... » Que Durtal raille la pauvreté des images modernes, c'est très légitime, quoique nous risquions d'aller très loin, en nous engageant dans cette voie. Pratiquement, et si on le poussait jusqu'à ses extrêmes limites, le rigorisme esthétique de Durtal risquerait de se confondre avec le protestantisme ou le nihilisme de Théophile Gautier. On montrait, un jour, à Théophile Gautier un christ dépourvu de toute valeur artistique ; et comme l'homme de bon sens qui l'accompagnait plaidait les circonstances atténuantes : « J'aimerais mieux rien, que ça », dit sentencieusement l'auteur d'Émaux et Camées. Là-dessus, tous les esthètes exultèrent. Malheureusement, tous ces beaux principes sont d'une vérité relative, d'une vérité à l'usage des touristes, des critiques d'art et des rose-croix. Le culte des saints fait partie intégrante, essentielle même, du catholicisme, et le culte des saints suppose une grande abondance de chromos ou de médiocres images. Les pauvres, n'est-ce pas, Durtal ? ne peuvent pas se payer des Roger van der Weiden.

Mais quels que soient les défauts des gravures et des images abhorrées par Durtal, il n'a pas le droit, sous prétexte de critique esthétique, il n'a pas le droit d'intercaler le nom divin de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans des phrases d'une goguenardise outrée, ou de le rapprocher de certaines épithètes malsonnantes. Saint Paul déclare qu'au seul nom de Jésus tout genou doit fléchir au ciel, sur la terre et dans les enfers ; l'Église célèbre par une fête spéciale le Saint Nom de Jésus, elle en chante les beautés dans une hymne ravissante (3), et il faut entendre Durtal nous déclarer que Jésus fait de la réclame et qu'il lance des affaires.

La Sainte Vierge n'est pas mieux traitée : « Une Vierge accoutrée de vêtements ridicules (il s'agit de la Salette), coiffée d'une sorte de moule de pâtisserie, d'un bonnet de Mohican, pleure à genoux, la tête entre ses mains. Puis la même femme, debout, les mains ecclésiastiquement ramenées dans ses manches, regarde les deux enfants. » A la rigueur, on peut répondre que ces railleries dirigées contre le sculpteur n'atteignent, que d'une façon indirecte et très lointaine, la Sainte Vierge : c'est déjà fâcheux, car enfin on a reproduit le costume adopté par Elle ; mais ce geste ecclésiastique, cette attitude de Vierge pleurante, on ne saurait les reprocher au sculpteur : la phrase de Durtal a pour objet immédiat la Sainte Vierge, car il croit, non sans raison, aux apparitions de la Salette. Il trouve également de fort mauvais goût le costume que Notre-Dame de Lourdes a choisi pour converser avec Bernadette.

Dans son ensemble, du reste, Lourdes n'agrée nullement à Durtal : lisez et relisez avec attention ces quelques pages bizarres, bien inquiétantes, qu'il consacre aux apparitions et aux pèlerinages. Cela est écrit entre deux tons. Comprenez-vous ? Moi, pas ; mais je vois très clairement que Durtal, gêné aux entournures, ne retrouve sa verve que pour glorifier Zola, ce Zola qui a décrit magnifiquement les processions, mais qui n'a rien compris à l'âme de Bernadette ni à l'âme des pèlerins, et qui a sali ou voulu salir... tout ce qu'il a vu. Cette importance exagérée accordée aux costumes, au décor, à l'ornementation, cette ignorance et ce dédain des choses de l'âme, nous renseignent suffisamment sur l'état d'esprit de Durtal. Que M. Zola voie dans le costume de Notre-Dame de Lourdes un argument contre l'authenticité des apparitions, nous n'en sommes ni émus ni surpris : il est dans son rôle d'ennemi. Mais que M. Huysmans insiste sur les « affuliaux et les laids atours » de Marie Immaculée, voilà qui est inconcevable. A la volonté nettement manifestée de la Sainte Vierge on oppose quoi donc ? Des principes d'art décoratif. Si le goût de la Sainte Vierge ne concorde pas, Durtal, avec votre esthétique, c'est tant pis pour votre esthétique. Cela prouve qu'elle est fausse ou plutôt sans importance. Alors faites-nous grâce de votre science de costumier.

Mais peut-être touchons-nous ici au fond même de la question ; peut-être allons-nous voir clair dans cet état d'âme de Durtal, qui donne lieu à des appréciations si diverses. L'auteur de la Durtalide (4) n'est pas un vrai chrétien : c'est le fils de M. Zola, le petit-fils du René de Chateaubriand, l'arrière-petit-fils de Jean-Jacques, qui vient chez nous chercher, non pas précisément, comme il le croit, des sensations, puisqu'il nous apporte les siennes, hélas ! mais des sujots d'amplification réaliste. On me dit : C'est un converti du plain-chant, c'est une conquête de la liturgie. Ceux qui tiennent ce langage, quelle idée se font-ils des hommes de génie et des saints, de ces moines graves, très graves, humbles, très humbles, ayant reçu du ciel fontaine de larmes, délicats, distingués, purs, gracieusement et naturellement idéalistes, qui composèrent des hymnes comme Coelestis urbs Jerusalem ? Tous ces Fra Angelico de la poésie auraient horreur des facéties grossières, des impertinences boulevardières et des théories médicales qui s'étalent dans les livres de Durtal.

Puis, à quelques-uns de leurs disciples trop zèlés, ils rappelleraient, eux, les créateurs de notre sublime et divine liturgie, la juste importance proportionnelle de l'art, même chrétien. Les fossoyeurs des catacombes étaient de pauvres artistes et de médiocres écrivains, si l'on en juge par les quelques peintures et inscriptions qu'ils nous ont laissées ; ils trouvaient des cris sublimes, mais ils ne savaient pas très bien les éléments de là syntaxe. Beaucoup de grands saints n'ont jamais dit leurs messes que dans des églises quelconques. La chrétienté a vécu, durant des siècles, sans les admirables cathédrales ; ayant quatre ou cinq cents ans, elle sera peut-être obligée de s'en passer. Outrageusement réparées par les soins — louables d'ailleurs — du ministre des beaux-arts, elles perdent chaque jour de leur beauté, de leur pureté, de leur vrai caractère. La science de nos plus doctes architectes se réduit à remplacer les pierres de jadis, s'envolant en fleurs vers le ciel, par la ferraille moderne qui se couvre de verl-de-gris. Je montai, un jour, plein d'une émotion pieuse, dans la flèche de la cathédrale de Rouen ; quand j'aperçus ces escaliers d'usine et ce treillage Eiffel, je me hâtai de descendre pour contempler à loisir la vétusté des voûtes. Nous ne voyons déjà plus la vraie cathédrale ; qu'adviondra-t-il de ces chefs-d'oeuvre de l'art ogival dans cinq ou six cents ans ?

Les esthéticiens doivent donc subordonner toujours leurs principes à la vie morale et religieuse du christianisme, sous peine de commettre des erreurs graves. Ainsi, quand M. Huysmans étudie la cathédrale de Chartres telle qu'elle est aujourd'hui, en elle-même, il méconnaît, je crois, ce qu'il y a de plus important et de plus beau dans son sujet. Il peint l'église le matin, le soir, à l'intérieur, à l'extérieur, la tour du nord, comme un client de la compagnie Cook qui braquerait son appareil photographique sur les parties du monument le plus vantées par Baedekér. L'appareil de M. Huysmans sort des ateliers de Médan ; il est dans le plus pur style réaliste, mais on a trop loué les photographies aux couleurs vives que nous donne ce disciple docile.

Il fallait autre chose : la vraie cathédrale, c'est la forme de la vie chrétienne à un moment très glorieux de son histoire. De même que les modernes mettent toute leur médiocrité ou toute leur laideur dans les gares, les banques et dans les casinos, de même les chrétiens du moyen âge avaient mis toute leur âme et vivaient le meilleur de leur vie dans la cathédrale. Peignez-nous la basilique vibrante de toutes les voix de ses cloches, de toutes les harmonies du plain-chant, remplie de fidèles riches et pauvres comme une ruche d'abeilles, parfumée d'encens, douce aux malheureux, terrible aux excommuniés, chaude, palpitante, orante. Au milieu, l'évêque officie pontificalement ; il bénit, conseille, dirige, car il tient lout le troupeau sous sa houlette, pendant que, d'un geste plein d'autorité, il écarte les loups qui veulent s'introduire dans la bergerie. Voyons donc, dans la cathédrale, quelque chose de plus et de mieux qu'un poème mystique et un cadre liturgique ; elle est avant tout l'expression parfaite de cette société du moyen âge, qui se personnifie en saint Louis.

Voilà pourquoi l'oeuvre archéologique de M. Huysmans, quels que soient ses mérites de détail, est une oeuvre manquée ; il fallait, pour évoquer la Jérusalem idéale du XIIIe siècle, d'une part, un grand esprit d'humilité, de piété soumise, de foi non ratiocinante, et d'autre part, une vaste et puissante imagination, un genre d'observation large et pénétré d'Idéalisme chrétien. M. Huysmans ne dispose que des procédés laborieux et minutieux du réalisme, lesquels ressemblent assez à des épreuves photographiques, coloriées et retouchées par un peintre impressionniste. Durtal est si exclusivement peintre, artiste et esthète, il a si peu le sens de la vie communautaire chrétienne, qu'il fuit Chartres dès qu'il apprend l'arrivée d'ûn pèlerinage ; il a horreur de la foule, même pieuse ; il aime mieux s'évaguer, en compagnie de ses seules ratiocinations.

Même lorsqu'il narre des histoires très édifiantes, Durtal s'arrange de façon à nous inquiéter, à nous troubler, ou tout au moins à troubler ceux d'entre nous qui connaissent, un tant soit peu, la littérature contemporaine. « Quand l'abbesse mourut, son visage se transfigura, et, malgré le froid d'un hiver si rude que l'on put franchir l'Escaut en voiture, le corps se conserva souple et flexible, mais il gonfla. Les chirurgiens l'examinèrent et l'ouvriront devant témoins. Ils s'attendaient à trouver le ventre bondé d'eau ; mais il s'en échappa à peine la valeur d'une demi-pinte, et le cadavre ne désenfla point... Près de trois semaines s'écoulent, et des cloches se forment et crèvent, en rendant du sang et de l'eau ; puis l'épiderme se tigre de taches jaunes, le suintement cesse, et alors l'huile sort, blanche, limpide, parfumée, puis se fonce et devient peu à peu couleur d'ambre. On put la répartir en plus de cent fioles, d'une contenance de deux onces chaque... avant que d'inhumer ses restes, qui ne se décomposèrent point, mais prirent la teinte mordorée d'une datte. »

Il y a au moins deux manières d'aimer cette légende si riche en couleurs. Les uns se contentent de la lire avec piété, avec esprit de foi, dans de grands sentiments d'édification ; d'autres, comme M. Renan et M. Anatole France, la traduisent en langue moderne, ravis qu'ils sont par le pittoresque du récit et un genre particulier d'émotion extrêmement difficile à définir. Ces messieurs sont émus, il n'y apas à en douter ; ils jouissent étonnamment, ils ne se moquent même pas, ou si peu que ce n'est pas la peine d'en parler ; mais je ne connais rien de plus pénible pour un prêtre lettré qui, ayant lu l'Idylle monacale au XIIIe siècle et Thaïs, comprend et sait à quoi s'en tenir, je ne connais rien de plus pénible que la lecture de ces sortes de Vies de saints. M. Renan et M. Anatole France ont inventé une forme de raillerie antireligieuse bien plus cruelle et plus dangereuse que celle de Voltaire. Là-dessus tous les lettrés de nos jours ont une opinion parfaitement arrêtée.

Je n'accuse pas Durtal de penser comme M. Anatole France — pour plusieurs raisons, — mais je regrette qu'il ne se sépare pas plus nettement de M. l'abbé Jérôme Coignard. Vous représentez-vous M. Anatole France causant de l'abbesse d'Oirschot avec Durtal ? Cette sérénité de Durtal me fait réfléchir ; il connaît ses confrères, les gens de lettres, il n'a pas l'air de se dire un seul instant : « Mais je risque de provoquer leur mauvais rire, et je suis sûr, en tous cas, que leur dilettantisme n'aura qu'à se réjouir de mon hagiographie » (5). On ne sait peut-être pas assez, chez nous chrétiens, que M. Anatole France se contente de détacher de nos vies des saints quelques pages exquises, puis de les insérer dans ses tristes récits. Il ne change rien, il se contente de modifier le ton du récit et de redire avec une nuance d'ironie diabolique, perceptible aux seuls initiés, les pieuses légendes que des moines ont écrites à genoux et en pleurant. Naturellement, il fait ressortir, avec un grand art, le côté pittoresque de nos légendes, et — chose grave, très grave — il exagérerait plutôt ce qu'elles renferment de surnaturel, de miraculeux, d'extraordinaire et de surhumain. Encore une fois, je ne mets pas en cause les intentions de Durtal ; mais il faut bien constater que sa méthode hagiographique ressemble à celle d'Anatole France. Et de l'Anatole France c'est une combinaison pas trop discordante — pas assez — de Voltaire avec Renan. Oh ! cette quiétude intellectuelle de Durtal !

Elle est d'autant plus singulière qu'il raille avec plus de dureté la prose des livres ordinaires d'hagiographie. Les formules dont usent et abusent nos vénérables hagiographes jettent Durtal dans des accès de fureur comique. Certes, le style de nos Vies de ssaints manque d'imprévu en général ; il peut fournir matière à une jolie satire littéraire, et Durtal trouve là une occasion de remporter des victoires faciles. Mais en hagiographie, ce qui importe le plus, c'est l'authenticité des faits, le sérieux du narrateur, sa conviction, son intention. Le style n'a qu'une importance secondaire ; et si ce style nous arrive d'un milieu où l'on ne s'occupe pas, à l'ordinaire, de sainteté, il nous est suspect, et même pour ceux qui le jugent uniquement en lettrés, il est faux ; il peut devenir répugnant. Par exemple Durtal nous dit (page 430 de La Cathédrale) : « Sainte Lydwine épandait pendant ses maladies un parfum qui se communiquait également au goût... ses ulcères volatilisaient une essence sublimée de cannelle. » Vous trouvez cela charmant et vous avez raison ; en soi, cette légende de sainte Lydwine est fort gracieuse, mais si vous aviez lu Là-bas, vous estimeriez sans aucun doute que Durtal est le seul qui n'ait pas le droit de parler ainsi de sainte Lydwine. Dans Là-bas (page 22) il est aussi question d'une persistante odeur de cannelle qui provient de... Non, cela ne peut pas s'écrire ici, et je le regrette parce que, peut-être, l'opinion catholique obligerait Durtal à phéniquer d'encens, pendant quelques années encore, son nez réaliste.

Qu'il entre en effet dans une crypte ou qu'il mange une côtelette qui sent la flanelle, qu'il parcoure une vie de saint ou qu'il cueille une fleur, Durtal, toujours fidèle à M. Zola, son maître, ne laisse pas un moment de repos à son nerf olfactif. Le nez ne doit-il pas jouer le premier rôle dans la littérature réaliste ? Les classiques comme Bossuet et Racine pensent ou voient d'une vision intérieure ; les romantiques contemplent des formes mouvantes ou des paysages, les réalistes analysent des odeurs.

Mais c'est surtout dans sa manière d'observer les hommes et les choses que M. Huysmans se révèle élève de Zola. Voilà, un écrivain qui se dit chrétien, qui prétend aimer l'Église et qui se lamente — personne n'ignore avec quelle énergie — sur l'état moral et intellectuel du clergé. Un jour, on lui propose de visiter un petit séminaire. S'il avait l'âme un tant soit peu catholique, il tressaillerait de respectueuse et curieuse émotion, à la pensée qu'il rentre dans une pépinière de prêtres, il se recueillerait. Ces fils d'ouvriers, de paysans ou de petits bourgeois distribueront plus tard la chair du Christ, ils dirigerent des âmes d'élite. Tous les vrais chrétiens qui passent près d'un petit séminaire demandent à Dieu pour ces enfants — avenir de l'Église — l'esprit de piété et de force. Durtal, lui, n'a pas de ces préoccupations. Il remarque d'abord que la cour du petit séminaire est encombrée de baquets avariés et de gravats ; il prend ensuite un instantané d'un vieux bâtiment atteint de là maladie cutanée des plâtres ; il constate une odeur nauséabonde d'huile de ricin ; enfin il aperçoit un dortoir avec des rangées de couchettes blanches et des séries de vases alignés dessous, « et il s'étonne, car jamais il n'avait vu des lits plus petits et des thomas plus grands ». L'observation réaliste s'atteste ici dans toute sa beauté ; mais comment certains catholiques peuvent-ils accueillir avec tant de bonne grâce un homme dont la vision est, à ce point, bizarre ?

Tous ces éléments dont se compose l'état d'esprit de Durtal n'ont rien de commun avec le véritable christianisme. Ses amis sont obligés de le reconnaître ; mais ils font valoir, en sa faveur, deux raisons d'ordre différent.

« Oui, disent-ils, les livres de Durtal ne doivent pas avoir de place dans les bibliothèques chrétiennes... Mais vous autres prêtres, vous ne comprenez pas..., vous ne comprenez pas qu'il a des qualités admirables pour séduire d'abord, puis convertir toute une catégorie d'êtres humains... les vieux garçons médiocrement exemplaires. »

Tel est le premier et grand argument en faveur de l'oeuvre littéraire de M. Huysmans : il me touche peu.

Comprenons-nous bien. Au XVIIe siècle, des hommes et des femmes célèbres, après avoir mené une vie scandaleuse, se convertirent et s'élevèrent ensuite à un haut degré de perfection dans la vie chrétienne. Leur attitude fut admirable. Après treize ans de mortifications, la Palatine s'écriait sur son lit de mort : « Je vais voir comment Dieu me traitera. » Mais est-ce de ce genre de conversion qu'il s'agit parmi les défenseurs de M. Huysmans ? Nullement. Le converti Racine demandait pardon à Dieu et aux hommes d'avoir écrit Andromaque, Iphigênie et Phèdre. Il n'eût pas touché, avec des pincettes, Là-bas et peut-être En route. Au XVIIe siècle, quand on se convertissait, on changeait non seulement de conduite, mais de manière de voir et de langage.

Aujourd'hui les convertis entrent dans l'Eglise avec armes et bagages, le front haut, s'étonnant qu'on ne leur présente pas les armes. Ils se donnent pour mission d'imposer silence à « la bégueulerie » des prêtres peu compréhensifs et des dévotes inesthétiques. De ces conversions nous ne sommes point ravis.

Le second argument qui est tiré de la valeur littéraire des oeuvres de M. Huysmans soulève bien des controverses. M. Huysmans se considère lui-même comme un élève de M. Zola. La gloire de M. Zola, qu'est-elle en comparaison de celle de Hugo ? Hugo lui-même n'a pas encore sa place définitive dans l'histoire de la littérature française...

Le XXe siècle verra se produire un formidable écroulement des réputations littéraires que le XIXe siècle a la candeur de croire intangibles. Les tirages de Zola et de Georges Ohnet, les clameurs d'une presse ignare et pervertie ne signifient rien. Plaignons les centaines d'écrivains talentueux qui gravitent, je ne dis pas autour des Chateaubriand, des Lamartine et des Hugo, mais autour des Taine, des Renan, des Flaubert ; plaignons-les et ne perdons pas notre temps à prévoir le sort de leur réputation littéraire.

En ce qui concerne M. Huysmans, il ya bien des raisons de craindre. Il excelle dans les tableautins, il a un assez joli talent de caricaturiste hypocondre, il a pu se qualifier lui-même « d'aristo de l'ordure ». Mais ne parle-t-il pas latin comme l'étudiant limousin dont se moquait, sans en avoir absolument le droit, maître François Rabelais ? Les écoliers du XVIe siècle transfrétaient la Sequane au Dilucule, ils déambulaient à travers les compites de l'inclyte Urbe. M. Huysmans fait trucider les Innocents, il revêt Jésus de la talaire, il ratiocine sur les pêcheurs rédimés ; il entre en liesse à la pensée de l'Incogltable, et, en déambulant, il s'avère en des ires insanes contre les tépides épiscopes, sacerdotes et sacristes.

Puisqu'il étudie le XVIe siècle, il n'ignore pas, sans doute, la classique exclamation que provoqua l'érudition linguistique de l'écolier limousin. La latinité flamande ou limousine de Durtal a quelque chose d'ineffablément puéril.

Les habiletés littéraires sont peut-être encore plus amusantes. Au temps ou nous scandions les églogues de Virgile, nous avons tous commis quelque description d'orage, et qui de nous a négligé de montrer, en quelque narration dramatique, l'éclair sillonnant la nue ? Dans La Cathédrale, l'éclair fêle la nue (page 338), ce qui est bien plus neuf. M. Huysmans ne déploie pas une habileté moindre pour atténuer l'ennui intense qui se dégage de sa prose. Quand il a suffisamment disserté sur l'esthétique et la liturgie, il éprouve le besoin de se reposer et de nous reposer par des réflexions du genre que voici : « Quelle bise ! s'écria Durtal. — Et Durtal exulta. Et l'ahurissement de Durtal était grand. — En somme, grogna Durtal, etc., etc.. » Tout d'abord ces interruptions nous amusent, car elles font songer aux exclamations parlementaires les plus fatiguées ; mais, au fur et à mesure que le récit s'avance, elles nous ennuient et nous exaspèrent. On a toujours envie de dire à Durtal : Que nous importe votre ahurissement ? Puisque c'est Durand de Mende qui a la parole, laissez parler Durand de Mende et les docteurs que l'abbé Plomb a mis entre vos mains.

M. Huysmans confesse à plusieurs reprises qu'il s'est ennuyé « à crever » en composant La Cathédrale. Il y parait malheureusement !

J'ai pu consulter une douzaine de personnes ayant lu La Cathédrale. Presque toutes ont reconnu que l'oeuvre était prodigieusement ennuyeuse. Un prêtre, un professeur de séminaire, m'a dit : « Je me suis appliqué pourtant, j'ai poussé jusqu'à la page 182, mais là j'ai dû m'avouer vaincu, et j'ai fermé le livre. » En fait, La Cathédrale est un assemblage bizarre d'épisodes et de hors-d'oeuvre. Comptons : Lourdes, la Salette, le Sacré-Coeur, Solesmes, Mme Bavoil, Mme Mesurat, une tirade sur le roman, une dissertation sur le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico (ce couronnement était-il destiné à figurer dans une église gothique??), un parallèle entre la vie parisienne et la vie de province, digne d'une bourgeoise du Marais, une plaidoirie pro domo, une vingtaine de satires environ, littéraires, artistiques ou commerciales, une caricature des fêtes officielles à Chartres, des essais de psychologie qu'on a loués dans une revue grave, toute une collection de clichés photographiques, quelques vues vraiment artistiques de la cathédrale... Arrètqns-nqus là.

Que valent ces épisodes ? Ils ressemblent aux épigrammes de Martial ; il en est de bons, il en est de mauvais, il en est beaucoup de médiocres...

Mai 1898.



(1) Voir cette abominable plaidoirie, de la page300 à la page 310 de La Cathédrale.

(2) Soûler ma vengeance et ton avidité. (CORNEILLE Médée.)

(3) Au surplus, voila l'oraison qui termine les litanies du Saint Nom de Jésus : Sancti Nominis tui Domine timorem pariter et amorem fac nos hàbere perpetuum...

(4) Il est évident que je ne m'attaque pas à M.Huysmans personnellement ; je ne le connais pas. Mes observations visent le lettré, l'homme public, dont la conversion constitue un petit événement littéraire et un sujet de controverses religieuses.

(5) Se rappeler à ce propos la définition du dilettantisme donneé par M. Paul Bourget : « Le dillettantisme est une disposition de l'esprit très intelligente (oh !) à la fois et très voluptueuse qui nous incline tour à tour vers les diverses formes de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces formes, sans nous donner à aucune. » En français très simple, cela veut dire que les dilettantes s'intéressent aux miracles et aux austérités des saints, exactement comme aux faits et gestes des héroïnes de Flaubert.



APRES SAINTE LYDWINE


Malgré d'innombrables et très graves défauts, Sainte Lydwine témoigne des progrès sérieux et, pour ainsi dire, tangibles, que Durtal-Huysmans a faits, depuis quelques années, dans la voie qui conduit au vrai catholicisme. J'ai lu avec un plaisir qui a souvent faibli, hélas ! les 326 pages dont se compose cette vie de sainte. Durtal commet bien des imprudences, il se complaît toujours dans les impertinences anticléricales, et dans les descriptions scabreuses ; mais il ennuie moins ses lecteurs, et il loue la sainte hollandaise avec une sincérité d'accent évidente. Même il essaya, un jour, d'atténuer son insupportable égotisme. Durant son voyage à Schiedam, ville peuplée de protestants et de jansénistes, il connut les joies désintéressées de la solidarité et de l'apostolat catholiques. A quelque point de vue qu'on se place, Sainte Lydwine est une oeuvre infiniment supérieure à La Cathédrale.

Le moment serait-Il donc venu d'immoler le veau gras en l'honneur de Durtal ?

Non, point encore.

Que les admirateurs de M. Huysmans fournissent, je ne dis pas, à notre curiosité, mais à notre timidité intellectuelle, des renseignements, à la fois édifiants et précis, sur la vente d'A-rebours et de Là-bas ; et bien volontiers nous nous associerons, sinon à leurs enthousiasmes littéraires, du moins à leurs éloges et à leurs sympathies.

Pour l'instant, il ne semble pas qu'il y ait lieu de renoncer à l'expectative défiante qu'adoptèrent, lors de l'apparition de En route, un grand nombre de catholiques. Aussi longtemps qu'il n'aura pas fait à ses convictions nouvelles un sacrifice héroïque, le mystique panégyriste de sainte Lydwine déconcertera notre ignorance des moeurs littéraires, et provoquera peut-être les mauvais sourires de nos ennemis.

Mai 19003.