LE TABLEAU DE BIANCHI AU LOUVRE
JAMAIS on ne vit copiste dresser son chevalet devant cette toile. Personne, parmi les rares visiteurs fourvoyés dans la galerie des Primitifs Italiens, au Louvre, ne s’arrête devant cette oeuvre huchée sur un mur de refend, en un coin de porte. L’artiste même qui l’a créée, Francesco Bianchi est ignoré. D’après une chronique de Lancilotti, on le suppose né en 1447 et mort en 1510. Il peignait en 1481, dit Vasari qui l’inhume en quatre lignes. Sa désignation demeure aussi confuse. D’aucuns le nomment Bianchi Ferrari, d’autres Frarre, d’autres il Frate Francesco. Tous s’accordent pour attester qu’il fut le maître du, Corrège, mais en admettant que la date de son décès soit authentique, il serait mort alors que son disciple avait seize ans ! Les biographies sont muettes sur ses oeuvres qui seraient perdues. Alôrs que tous les peinturlographes s’extasient devant les sourdes médiocrités de Raphaël, aucun ne paraît même soupçonner la singulière personnalité de Bianchi. D’où venait-il, quelle fut sa vie ? nul ne le sait. A quelle école appartenait-il ? Ecole de Modène, dit Vasari ; école Lombarde, affirme un catalogue ; école de Ferrare, prétend un autre. Et chacun passe, heureux de rentrer dans une voie battue et de retrouver les séculaires éloges dédiés au triomphant Allegri, son incertain élève.
Le Louvre possède un seul tableau de Blanchi et de cette toile s’exhalent pour moi des émanations délicieuses, des captations dolentes, d’insidieux sacrilèges, des prières troubles.
L’ordonnance de cette oeuvre est telle : La Vierge assise sur un trône tient entre ses bras l’enfant Jésus, paré de bracelets minces, la chair nue, serrée au-dessous du menton par le fil d’un collier d’or. Derrière elle, entre deux pilastres que gravissent en tournoyant de précieuses tiges, un lointain paysage, traversé par un fleuve, disperse les cimes arrondies de ses monts dans un ciel calme ; au pied du trône, un séraphin en robe verte joue du théorbe, un autre, en robe rose, joue de la viole. De chaque côté du cadre, debout, deux extraordinaires faces : un vieillard revêtu d’habits abbatiaux, tient à la main un livre à fermoir, relié en rouge ; un jeune homme bardé comme un chevalierde fer, regarde, la main appuyée sur une épée à la poignée en forme de croix.
D’après la tradition confirmée par l’avis des hagiographes, le vieillard est saint Benoît, et saint Quentin le jeune homme.
L’imposant aspect du vieillard livide et chauve, au visage rigide, à l’oeil nu, à l’allure sacerdotale et princière, s’adapte, en effet, au formidable saint, au patient semeur qui laboura les âmes en jachère et fit germer en elles les claustrales moissons de son grand Ordre. Le livre qu’il tient entre ses doigts fuselé, dans ses mains lentes, renferme les règles qu’il promulgua, ces règles qui, réformées ou intactes, courbent encore, dans tout l’Occident, sous la discipline des cloîtres, des milliers d’êtres !
Ce regard si triste, si profond, si clair, dans lequel passent les récurrences d’horribles luttes, peut être celui de l’homme qui, réfugié dans le désert de Subiaco, râlait d’angoisses et consumait les abois de sa chair, en la roulant sur les vertes braises des orties et des ronces.
L’on conçoit également son sourire hautain et navré. Le pli de sa bouche dure rappelle, en effet, l’écrasante tâche qu’assuma ce Directeur d’un contentieux divin, ce Gérant des dépendances terrestres du ciel, ce Régisseur du bienfonds des âmes. Le sourire mort de ses lèvres s’explique aussi lorsqu’on se souvient des haines qui l’assaillirent, des attentats surtout de ce prêtre qui voulut l’empoisonner et s’efforça de pervertir ses moines en prière, par la vue de filles dont les pâles nudités s’ouvraient en de séditieuses danses, dans le jardin même du monastère qu’il avait fondé.
La complexe expression de ce visage se comprend donc ; mais comment définir la troublante figure du saint Quentin, un éphèbe au sexe indécis, un hybride à la beauté mystérieuse, aux longs cheveux bruns séparés par une raie au milieu du front, et coulant à flots sur sa gorge corsetée de fer. N’étaient les pieds qui, au lieu d’être insérés dans les pédaliers d’armure, sont nus et chaussés de sandales rattachées par des bandelettes au bas de la jambe, l’on dirait du traditionnel costume d’une Bradamante ou d’un saint Georges.
Puis que penser de cette adorable tète dont une inétanchable douleur a voilé lus traits ? que penser de ces yeux clairs mais dont le bleu évanoui cache comme un fond de bourbe ? — Ce ne sont plus les yeux navrés, les yeux purs, les yeux aux eaux de source, limpides et froides, du saint Benoît, ce sont des yeux brûlés par des tentations qui aboutirent, ce sont des prunelles d’eaux remuées et réfléchissant, quand elles se tranquillisent, des firmaments d’automne roux, ce sont de belliqueuses prunelles mal pacifiées par la pénitence, après la faute. Et l’aspect entier du saint fait rêver. Ces formes de garçonne, aux hanches un peu développées, ce col de fille, aux chairs blanches ainsi qu’une moelle de sureau, cette bouche aux lèvres spoliatrices, cette taille élancée, ces doigts fureteurs égarés sur une arme, ce renflement de la cuirasse qui bombe à la place des seins et protège la chute divulguée du buste, ce linge qui s’aperçoit sous l’aisselle demeurée libre entre l’épaulière et le gorgerin, même ce ruban bleu de petite fille, attaché sous le menton, obsèdent. Toutes les assimilations éperdues de Sodome paraissent avoir été consenties par cet androgyne dont l’insinuante beauté, maintenant endolorie, se révèle purifiée déjà, comme transfigurée par la lente approche d’un Dieu.
Car elle n’est pas encore venue pour lui, la combustion de l’âme qui fond et s’écoule en le Seigneur ; cet état parfait de l’extase, où l’esprit s’enivre de délices dans l’existence essentielle, n’a point été acquis par l’androgyne dont les abandons n’ont sans doute pas été assez pressurés par le remords. L’inconsolable détresse de sa physionomie l’atteste. Il semble bien que Lus cette attitude la Renaissance éclose et qu’elle peigne un épisode intermédiaire d’âme que le Moyen Age, plus absolu, eût supprimé.
Mais toutes ces idées compréhensibles, alors qu’elles s’appliquent à des saints qui, après s’être internés dans les maladreries exquises de la chair, ont été subitement illuminés par la grâce, deviennent inexplicables alors qu’on les adapte à saint Quentin. Ni le martyrologe, ni la monographie de l’abbé Mathieu, ne concernent un hermaphrodite cuirassé de fer, un chevalier qui, après avoir été affamé de tracas luxurieux, agonise sous le poids de ses peines. La légende le représente simplement comme le fils d’un sénateur romain qui vint, dans le Vermandois, confesser son Dieu, et que le préfet de Dioclétien, Varus, fit torturer.
De Tillenioiit relate les successions de son supplice. Il fut d’abord pendu à des poulies et étiré de tulle sorte que ses genoux, déboîtés, flottèrent ; il fut ensuite flagellé par de courtes chaînes, puis on lui tisonna le dos avec des torches ranimées par de la poix et l’on emplit sa bouche d’une pâte mouillée de chaux vive.
Ces préludes terminés, le bourreau voulut qu’il reprît haleine et le déposa dans une cave. Pansé par le froid des ténèbres, il se recouvra, et alors le tortionnaire le transperça, du col aux cuisses, de deux barres aiguës, puis il lui fit jaillir des clous sous les ongles et, enfin, il le perfora de longues pointes dont l’une, mal dirigée, pénétra dans la cervelle et mit fin à son martyre.
Or, rien, dans la figure, dans les attributs du saint ne rappelle les incidents de ce supplice. Le sujet du tableau demeure donc mystérieux, et, ce qui ai oute encore à l’énigme de la scène, c’est le visage de la Vierge, douloureux et altier, sous ses yeux baissés, des yeux qu’on devine pareils à ceux du saint Quentin, limpides à la surface et troubles au fond. Aucun des personnages ne concourt, du reste, à l’explication du groupe. Indifférents à la Madone et à l’Enfant Jésus qui sourit et joue, les saints regardent fixement, tristement, devant eux et aucun lien ne semble rattacher entre elles ces hautes figures dont la vie vous poursuit et vous presse.
Et alors l’on s’aperçoit que toutes cependant se ressemblent. On dirait du saint Benoît, le père, de Marie et du saint Quentin, la soeur et le frère, et du petit ange vêtu de rose jouant de la viole d’amour, l’enfant issu du diabolique accouplement de ces Saints. Le vieillard est un père qui a résisté aux aguets d’épouvantables stupres, et dont le fils et la fille ont cédé aux tentations de l’inceste et jugent la vie trop brève pour expier les terrifiantes délices de leur crime ; l’enfant implore le pardon de son origine, et chante de dolentes litanies pour détourner la souveraine colère du Très-Haut.
Telle peut étre la signification de cette toile où la rousse et flexueuse purversité d’une Renaissance sourd déjà de la rigide blancheur du Moyen Age. Sans doute, Bianchi a tout bonnement peint, ainsi que la plupart des artistes de son temps, une famille de donateurs qui lui avaient, pour la parure d’une chapelle, commandé cette oeuvre ; il a travesti en de religieux costumes des podestats usés par les déboires du bonheur et les joies du vice ; en acceptant cette donnée d’une simple série de portraits, de quel sentiment surhumain, de quel subtil et impérieux talent n’a-t-il pas imprégné son oeuvre ! Sans rémission, les amateurs louent le chancelant sourire de la Joconde ; mais combien plus mystérieuses, plus dominatrices, sont ces lèvres closes, augustes et navrées, douces et mauvaises, vives et mortes ; combien les yeux attendus, sûrs, du Vinci, sont vides, si on les compare à ces prunelles en eau de roche ou en eau de rivière qui, frappée par la foudre, s’épure après l’orage !
Inexplicable malgré tout, cette toile d’une couleur lisse et meurtrie, d’un dessin solennel et svelte, d’une tristesse infinie, d’une allégresse, indicible d’art, vous arrache à la vie présente et vous suggère d’inquiétantes rêveries, alors que, chassé par l’heure de la solitaire salle, l’on redescend sur la place du Carrousel et qu’on rentre dans le fracassant tohu-bohu des voies publiques.
J.-K. HUYSMANS.