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La Revue Independante

Nouvelle série. No. 5, Avril 1887


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CHRONIQUE D’ART

LES INDÉPENDANTES

Le musée du Luxembourg a, dit-on, cédé pour l’Exposition des Indépendants qui s’ouvre dans le Pavillon de la Ville, le trop plein de ses resserres. Une cargaison de toiles dont nous ignorions l’existence a été tout à coup déballée et pendue dans ces salles. D’aucunes méritaient cependant d’être exhibées à demeure dans le Palais du Sénat auprès des Cabanel et des Henner, des Gérôme et des Duran dont les oeuvres, comme chacun sait, me requièrent. Je citerai entr’autres toiles : une poupée qui tient une petite fille de M. Perrot, je pense ; une femme vêtue de jaune et faisant le grand écart, panneau décoratif intitulé par le penseur qui le rédigea « Les Convulsionnaires » ; enfin une série de petits tableaux surmontés d’un point d’interrogation et d’une palette.

Dans cette série, une imperfectible artiste, Mme Ernesta Urban nous raconte la genèse d’une vocation de peintre. Elle nous fait longer la vie de son héroïne, nous la décèle danseuse et adulée, puis brancardière, puis amoureuse et débitant au bras d’un jeune homme, dans une langue que je m’efforce dc croire neuve, les très ingénieuses pensées que lui suggèrent les amollissantes douceurs d’un printemps sous bois. Elle nous la montre enfin gravissant, en robe de bal, les marches tapissées d’une opulente échelle, symbole manifeste des maisons riches ; enfin, elle termine les étapes de cette intéressante vie par l’explosion de la douleur humaine ; veuve du beau jeune homme, l’héroïne pleure toutes ses larmes sur une tombe.

Cette peinture est pleine de coeur, cela est sûr, et elle témoigne aussi d’une certaine élévation d’idées, j’ajouterai même d’idées touts féminines. L’esprit rare et profond de la femme s’affirme, une fois de plus, dans cette oeuvre, sans balbuties et sans ambages. C’est tout à la fois specieux et délicat, cordial et grand. Malheureusement, l’aise très particulière que je ressens devant le concept de ce « Roman sans paroles » est attiédie par l’impersonnalité de la facture qui est orthodoxe et timide, modeste devant le faire d’un maître tel que Bonnat, et pour tout dire, presque obséquieuse !

Mais laissons là ces peintures de haut lard. Si apéritif que puisse être le fumet qu’elles dégagent, elles ne laissent point que de rentrer dans la catégorie de ces oeuvres de large envolée dont le Musée du Luxembourg est plein. Négligées jusqu’à ce jour par un Conservateur qui les relègue dans les Calédonies d’invisibles salles, elles finiront bien par reposer, elles aussi, sur les cimaises qu’occupent les paysages suisses de M. Cabat et les villageoises de beuglant de M. B. Lepage.

Tôt ou tard, il nous sera donc permis de les revoir, et des articles rédigés par des Havard et des reproductions en photogravure éditées par des Baschet les divulgueront aux besoins impérieux des foules. Point n’est donc besoin d’insister sur leurs mérites et de les décrire toutes ; mieux vaut, je crois, s’occuper des indociles peintres dont aucun Musée, dont aucun objectif, ne se soucie de réclamer les toiles.

Ils sont là, campés ensemble dans la même salle ; chacun a organisé son petit bivouac, ainsi que les nomades qui vident le curieux intérieur des maringottes.

Peu nombreux, M. Pissarro père n’expose pas ; aucun maître non plus de l’impressionnisme. Mme Morizot, MM. Forain, Guillaumin, Gauguin font également défaut. Reste un billon de bon aloi, MM. Seurat, Signac, Dubois-Pillet, Pissarro fils, Angrand.

L’an dernier, M. Seurat exposait, en sus de sa vue de la Grande Jatte, plusieurs marines vraiment belles, des mers apaisées sous des cieux calmes ; ces toiles claires et blondes, enveloppées d’une poudre égrisée de jour, décelaient une saisie de nature très personnelle et très juste. A ce point de vue, en tant que paysagiste et sitier, M. Seurat était parmi les nouveaux venus de l’école dite impressionniste, celui qui apportait la note la plus originale et la plus neuve.

Les paysages de mer qu’il expose, cette année, ses vues de Honfleur, surtout son Phare, affirment le très réel talent dont il avait déjà fourni les indiscutables preuves. Ils appuient encore sur cette sensation qu’il exprima, d’une nature plus assoupie que mélancolique, d’une nature qui repose, anonchalie, sous des firmaments sans courroux, à l’abri des vents. Libres à quelques-uns de préférer des impressions moins frigides ou plus vives, ou d’aimer des plages plus bousculées ou plus dolentes, plus sinistres ou plus gaies ; pour moi, ces oeuvres ont un charme particulier et dont je ne me défends point. J’y trouve, dans une plénitude de grand air, une sieste d’âme quiète, une distinction de pâle indolence, un dorlotement câlin de mer qui endort les ennuis et les décante.

Chose étrange ! ce paysagiste dont les marines peuvent aider à de monotones rêves, devient tout en façade et demeure insuggestif, alors qu’il met en scène des personnes peintes ; et c’est ici que le procédé dont il use, le pianotage des petites touches, les tricots aux minuscules mailles, les mosaïques en points colorés, le leurrent. Ce faire qui exige d’invraisemblables reculs, qui peine visiblement, sent la contrainte et la pioche, et dont la fonte hasardeuse si souvent rate, a, de même que tous les procédés, du mauvais et du bon. Du bon, quand c’est M. Seurat qui l’applique dans ses paysages, car il rend merveilleusement alors les pulvérulences de l’air, les frissons irisés de l’eau, les ondulations blondes des sables (1) ; mauvais quand d’autres, moins experts que lui, l’assument ; mauvais aussi, lorsqu’il l’adapte à des figures ; ses pointillés grouillent quand même, tapotent avec des notes acides d’harmonicas, marient douloureusement la juxtaposition de leurs grêlures de variole peinte, dont l’union, mal agrégée, va et vient, sans repos assuré, sans assises fermes.

Puis — et ceci est plus grave — avec sa conscience d’artiste probe et sa méritante ténacité de vrai peintre qui tâtonne encore dans l’obscurité des essais, M. Seurat aboutit à rendre — mais non mieux que ses prédécesseurs, les maîtres impressionnistes — la vision de la figure humaine dans la lumière ; et à force de concentrer tous ses efforts sur ce but, il oublie de pénétrer plus avant et plus loin. Décortiquez ses personnages des puces colorées qui les recouvrent, le dessous est nul ; aucune âme, aucune pensée, rien. Un néant dans un corps dont les seuls contours existent. Ainsi que dans son tableau de la Grande Jatte, l’armature humaine devient rigide et dure ; tout s’immobilise et se fige.

J’ai décidément peur qu’il n’y ait trop de procédés, trop de systèmes, et pas assez de flamme qui pétille, pas assez de vie !

Cette observation peut s’appliquer non moins justement à M. Signac dont le tempérament néanmoins diffère. Autant le talent de M. Seurat est concentré, presque en recul, sobre, autant celui de M. Signac s’avance et exubère. Coloriste enragé, il emmarseille Asnières ; il voit les banlieues gaies, met un Midi redondant dans les voiries suburbaines dont les occultes détresses lui échappent. C’est un oeil acéré, curieux, un oeil de sincère et beau peintre, mais l’impression s’arrête là ; elle est bue, vidée jusqu’à la lie par la rétine ; elle ne suscite dans le cerveau aucune pensée qui le détienne.

L’an dernier, M. Signac a exposé, rue Laffitte, de très vibrantes toiles. Lâché en plein dans la luxure effrénée des couleurs, il a brossé des paysages vraiment poignants. Je me rappelle surtout une vue de Seine couchée sous un extraordinaire ciel. C’était largement peint, à la Monet, sans les tiquetis dont maintenant il use. C’était une Seine féerique, vue par un tempérament de santé bruyante et ferme. Le peintre qui avait créé cette oeuvre pouvait, un jour, être quelqu’un. Je retrouve, cette année, la côte d’aval d’où malgré la contagieuse manie des ponctuations peintes, sourd le talent certain de ce peintre ; mais je trouve aussi « une salle à manger » dans laquelle les personnages sont en une superficie, en une fleur de peau, qui godillent encore ébranlées par les reflets d’une carafe éclairant la nappe. Et j’insiste sur ce que j’ai dit plus haut, il y a autre chose dans la face d’un homme qu’un épidémie coloré par des jeux plus ou moins vrais de jour, il y a des traits qui se muent suivant des pensées, suivant des impressions, suivant des états momentanés d’âme ; il y a enfin la vie sans laquelle l’art n’est qu’un labeur stérile et qu’un vain jouet !

La même remarque pourrait s’adapter encore à M. Dubois-Pillet qui punaise les tons à son tour. Ses portraits qui décelant une très réelle sincérité sont, eux aussi, anguleux et durs. Sur ses fonds tapotés, ses visages se picotent et chancellent; et, malgré tout, je me sens attiré vers eux, tant le désir de vérité qui s’en dégage, me requiert. Deux paysages témoignent, du reste, de la première véracité de ses impressions : un bateau-lavoir à Saint-Maurice et un vapeur au port de Rouen. — Je l’avoue, comme pour M. Signac, je préfère ses anciennes oeuvres plus souples et plus franches, moins empêtrées dans les ligaments d’un étroit système qu’ils suivent tous maintenant à la queue-leu-leu, en outrant certains des tricots inventés par M. Renoir, et cela, saris tenir compte des aptitudes et des sensations différentes, des sujets à traiter, des saisons et des heures.

Sous les mêmes réserves, j’ai a citer encore M. Pissarro fils dont l’apport est presque nul, cette fois. Quelques tableautins et des gravures qui semblent détachées d’un journal anglais. M. Pissarro avait été moins chiche de ses toiles, dans les expositions précédentes où il exhiba d’intéressants tableaux qui avaient ce rare mérite de ne pas être les pastiches des anciens paysages si puissants du père.

Pour mémoire, je signale encore M. Angrand, qui, dans les baraques des Tuileries, cloua deux sincères et bonnes toiles, une vue de chemin de fer et une vue de rivière, scrupuleuses et pressantes. Cette année, il amène « une Inondation » dont la véridique impression vous poigne, et puis un « Accident » qui nous offre la caricature de la tactique du pointillage.

En dehors de ces nouvelles recrues de l’impressionnisme, M. Redon exhale l’étrange fumet de son capiteux talent, des « Paysages » fusinés bizarres, un « Profil de femme » attentive et fruste, un terrible « Cyclope » au crâne mangé par un oeil douloureux et fixe, une « Suggestion » incarnée en un être démoniaque, à la gueule en tenaille, enfin une terrifiante araignée dont le bouclier dorsal est remplacé par une tête de fruitier véreux, en larmes.

Tout cela dessiné avec cet inoubliable caractère qu’il a su imprimer à toutes ses oeuvres, ces véhicules assermentés pour les voyages aux Autre-part !



(I) Dans les admirables marines que possède M. Durand-Ruel, M. Claude Monet est, le premier, parvenu, sous tout ce métier de tapisserie sèche et aride, à rendre les vapeurs des ciels et la poudre d’eau des mers qui se brisent.



J.-K. HUYSMANS.