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La Revue Independante

Nouvelle série, No. 2, Décembre 1886


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CHRONIQUE D’ART

LE NOUVELLE SALLE DU LOUVRE

J’ai retrouvé dans cette salle des Etats, récemment inaugurée au Louvre, un grand nombre de tableaux que j’espérais bien ne jamais revoir. Je les croyais égarés dans les cryptes du Luxembourg ou enterrés dans les autres sépulcres de l’art, et, pas du tout, voici qu’on les exhume et qu’on les allonge, en plein jour, du haut en bas des murs rafraîchis d’une opulente salle.

Gérard et Pagnest, Scheffer et de la Berge, Gleyre et Heim, Vernet et Gros, Léopold Robert et Deveria, Regnault et Daubigny reparaissent embaumés dans leurs cadres réveillés d’or. D’aucuns étaient restés, depuis des années, sans sépulture, dans l’abandon d’une salle perdue prés du Sénat ; d’autres avaient été déposés dans des tombes ouvertes, relégués dans une salle du Louvre, veillés par un gardien qui gisait, hébété d’ennui, sur une banquette toujours neuve ; quelques-uns enfin, avaient été ensevelis on ne savait où et l’on pouvait espérer qu’aucun obituaire n’avait conservé leurs noms.

De bureaucratiques ambitions les ont retrouvés, — et l’heure de l’injustice a sonné pour eux, car on va les respecter et le public visite déjà, d’un air recueilli, ce gibet de toiles pendues, plein de Romains en bois et de paysages de famille fabriqués avec des cheveux. Mais dans cette promiscuité de morgue une oeuvre resplendit dont le comique furieux vous crispe, un tableau de Guérin, une offrande à Esculape, ainsi conçue : un trépied, surmonté du buste cher aux pharmacies, devant lequel un vieillard frisotté se gratte, alors que deux statues de jeunes gens avancent une jambe et tendent un bras. Il va sans dire que ces jeunes gens sont nus le plus qu’ils peuvent et qu’une jeune fille accroupie devant eux est habillée de tuyaux d’orgues qui lui remontent la taille sous les bras, et lui coussinent le menton par l’appui des seins. Cette peinture morne et sèche, emphatique et mesquine nous déconcerte à l’heure présente et cependant cela n’est-il pas supérieur au portrait du Maréchal Prim dont le vagabondage du dessin et le cabotinisme édenté des couleurs font vraiment peine ?

En somme, il n’existe de réellement intéressant dans cette pendaison de châssis que les Delacroix et que les Ingres.

Delacroix posséde là quelques-uns de ses grands tableaux : le massacre de Scio, la barque de Dante, les femmes d’Alger. Ces oeuvres sont trop polluées par la vue pour que je les décrive ; elles ont figuré depuis un temps immémorial dans les musées et récemment encore, à propos de l’exposition du quai Malaquais, elles ont été reproduites dans tous les journaux à images et pilonnées par toute la presse.

Je m’occuperai plus spécialement de l’entrée des Croisés à Constantinople qui, après avoir été enfouie pendant des années dans la nécropole oubliée d’une province, a fini par demeurer acquise au Musée du Louvre.

Ce tableau est la pièce maîtresse de la nouvelle salle et c’est dans l’oeuvre de Delacroix, la toile la plus personnelle, peut-être la plus parfaite.

Pour la première fois, une entrée de vainqueurs dans une ville qu’on met à sac, n’est pas ordonnée dans une tempête de hourras, dans des triomphes de fanfares, dans des salves d’apothéose. Ici, les Croisés arrivent, exténués, presque mourants ; les chevaliers s’affaissent sur leurs selles et leurs yeux rentrés, comme vernis par la fièvre, voient à peine les vaincus que leurs chevaux piétinent. Un écrasement de fatigues immenses ravine leurs faces et creuse leurs bouches qui divaguent, maintenant que le succès amène la détente du système nerveux exaspéré par tant d’efforts. Et cependant, sur ces physionomies dont l’expression de lassitude est telle qu’aucune autre ne semblerait pouvoir plus en altérer les traits, des fumées de sentiments passent, une férocité non éteinte encore chez quelques-uns, une vague pitié chez d’autres qui regardent un vieillard agenouillé, tenant dans ses bras sa femme et criant gràce. Ce triomphe si mélancolique et si vrai est en même temps qu’un délice spirituel, un régal des yeux. C’est une des pages les plus nettes du peintre, une concorde admirable de tons, un autodafé aux sels crépitants, sonore et clair, un touffe de flammes de couleurs, sur un fond d’océan et de ciel d’un splendide bleu !

Il faut bien le dire, surtout après la malencontreuse exhibition d’une trop copieuse fournée de Delacroix qu’on nous servit, pèle-mêle, dans la galerie des Beaux-Arts, ce peintre n’a pas toujours été aussi vibrant et aussi ferme. Artiste inégal et saccadé, Rubens dégraissé et affiné par les névroses, débarrassé du gros côté d’art peuple et de peinture bouchère que posséda, malgré son prodigieux talent, le diplomate sanguin d’Anvers, Delacroix a la grâce des maladies qui se terminent et des santés qui reviennent. Rien en lui du train-train coutumier de la vie assise et du retiré du commerce de l’art posé, sage, mais des sursauts, des exultations, des cabrements de nerfs mal dominés mais sautant quand même par dessus l’étisie et la mâtant ; par contre, c’est aussi un casse-cou perpétuel, un hasard de migraine, une chance de réveil, et si la déveine d’une passagère dysénergie de la vue s’en mêle, tout rate et il devient singulièrement inférieur ; sa fougue qu’il s’efforce de fouetter rebiffe et alors les tons s’épaississent, le dessin inachevé erre et chancelle. Homme étrange, incomplet presque toujours, rageur et languide, superbe quand sa fièvre flambe, cabotin et vieux mélo quand elle charbonne, il a été un tétanique puissant contre le coma de l’art, une strychnine électrisant le vieux julep prescrit par les recettes teinturières du grand art. En somme, il a infusé, à défaut de santé, dans la peinture de son temps, une bravoure acculée, un fluide nerveux, une force intermittente de colère, une pulsation d’amour ; en somme, il a commencé à ramoner, avant Manet, et à éclaircir le cul de four des étoiles ; il a prononcé le rejet des anciennes ombres noires ou bistre et les a fait dériver de la couleur même de l’objet qui les donne ; il a ouvert la voie aux impressionnistes du temps présent. En dépit des lointains qui semblent séparer le peintre de la barque du Dante des peintres de la modernité contemporaine, il leur a laissé les traces héréditaires d’un aïeul. L’un des promoteurs de la nouvelle formule, M. Cézanne, descend même directement de lui et c’est à son école que M. Degas doit cette science des couleurs qu’il manie en maitre.

A côté de Delacroix, un seul peintre, installé dans cette même salle du Louvre, parvient à ne pas trop fléchir, c’est le vieil Ingres. Je ne parle pas ici de son Apothéose d’Homère, cette glaciale transposition dans la peinture d’un bas-relief déjà médiocre. Je laisse également de côté sa mongolfière à forme humaine qu’il dénomme Angélique et son Bain si rigidement ennuyeux, avec sa femme, coiffée d’un madras, nue, nous tournant le dos, alors que derrière les tubulures d’un rideau de tôle apparaît crachant dans une invisible piscine une tète de lion, dérobée au ceinturon d’un artilleur auquel elle servait certainement de boucle.

Sorti du portrait, Ingres n’est rien ; c’est un calligraphe patient, un Chouilloux des Radrets de la peinture, un pète-sec laborieux, un chef de bureau de la préfecture des arts, et encore dans le portrait se dédouble-t-il, étant, tour à tour, odieusement pataud et curieusement subtil.

Pataud, dans le portrait de Madame Moitessier, une femme aux chairs conservées dans l’appareil frigorifique d’une Morgue, un mannequin congelé, assis dans une robe à fleurs blanches sur une ottomane rose et dont le dos se reflète dans une glace. Et quel reflet de porcelaine sur un fond d’acier ! et puis quelle pose de Keapsake, une tête de sydonie appuyée sur un bras, avec un doigt posé sur une tempe et des yeux de raie morte ! C’est le papier peint dans toute sa gloire ! c’est cru, sec, rêche, enjolivé par des simagrées d’étoffes tricotées au petit point et lapidifiées de même que les chairs frottées ensuite comme un parquet au siccatif.

Subtil, dans le portrait de Madame de Vançay dont la vie mystérieuse vous prend aux moelles, un portrait peint à plat, n’avançant comme aucun des portraits habituels et ne reculant pas comme ceux de M. Whistler. C’est fixe, collé sur placard, fantômatique et muet. Madame de Vançay est ainsi posée sur fond vert : assise, en robe décolletée de velours noir, elle porte, négligemment jeté sur son bras, un manteau, une sorte de peplum, cachou, barré comme par des bàtons de cire à cacheter commune ; et les étoffes sont peintes ainsi que dans des aquarelles persanes, précieuses et peinées ; mais sous ses bandeaux châtains et plats, la figure pâle jaillit et vous regarde d’un oeil si fascinant, si bizarre, qu’on s’arrête, subjugué par l’énigme de cette physionomie qui ferait songer à celle d’une Ligeïa naturalisée, après une cure au bromure, en France.

Ce portrait est vraiment étrange, vraiment subtil ; à force de travail et de bonne foi, le vieil aphasique est parvenu à pousser un cri et à allumer la petite flamme qui sourd dans cette toile si diflérente de son oeuvre d’habitude grincheuse et morne.

Ce portrait a, lui aussi, aidé au mouvement de l’art actuel ; la conscience des détails, le labeur de boeuf, la franchise brutale, la volonté d’être réel et juste du peintre ont porté. L’école impressionniste s’est souvenue de ce plaquage japonais, de cette naïveté presque féroce des tons, de cette gaucherie imagière, voulue, de cette sincérité de primitif. L’un deux même s’est inspiré de ce portrait jadis : M. Forain, qui a peint Madame M***, allégée des étoffes oiseuses mais privée aussi de l’entière sincérité du vieux peintre.

Le portrait de Madame de Vançay n’appartient malheureusement pas au Louvre, mais un autre s’y trouve qui le rappelle un peu et soutient le panneau de la déplorable salle qu’il honore, le portrait de Madame Rivière, assise sur un divan d’azur et vous regardant, fixe sous des coques de cheveux bruns. Là encore la fidélité de l’artiste nous poigne. Les chairs sont burgautées, sans granules, lisses, le châle qui est placé près d’elle est pointillé comme une aquarelle indienne, mais cette femme respire et ses yeux inquiètent ; elle vit, comme Madame de Vançay, d’une vie glacée, si l’on peut dire ; c’est une ressuscitée encore un peu froide : c’est par la magie de l’oeil qu’Ingres anime ses effigies et leur insuffle ce mystère qu’un artiste moderne, M. Redon, obtient, lui aussi, souvent, par ses savantes déformations de la prunelle.

L’on peut signaler encore, dans la salle des Etats, le portrait de M. Rivière, peint lèches à lèches, un tantinet fantasque pourtant, mais rentrant un peu déjà dans la catégorie de ces travaux de maisons de force dont Ingres a si souvent obtenu l’entreprise.

En résumé, cinq ou six toiles de Delacroix et une d’Ingres pourraient justifier les clabaudantes clameurs qui s’élevèrent dès l’ouverture de la nouvelle salle. Pour moi, je me réjouis surtout de la voir installée, parce que ses luisants et ses ors attirent la foule piétinante des visiteurs qui s’y entassent et laissent libres les couloirs où s’entassent les admirables primitifs italiens et flamands qu’il m’est maintenant permis de contempler, sans être dérangé, tout à mon aise.



J.-K. HUYSMANS.