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Les Chefs-d’oeuvre d’art au Luxembourg, Librairie Ludovic Baschet, Paris: 1881.

Ziem

M. Félix Ziem appartient cette génération d’artistes qui, grisée de couleurs par le romantisme, cingla à toutes voiles vers les Eldorados inconnus du vieil Orient. Aussi faut-il se reporter à l’évolution déterminée par cette école pour bien comprendre le talent de M. Ziem.

L’Orient était à la mode; les poésies d’Hugo, avec leurs fanfares de rimes, leurs vifs bariolages de teintes, leurs éclats fracassants de tons, dominaient, hantant les oreilles et les yeux des poètes et des peintres.

Après les désolantes grisailles et les douloureuses filandres des classiques, les exubérances du grand poète et les fièvres superbes de Delacroix étaient justement acclamées ; la réaction contre les routines hébétantes était venue, seulement elle s’attaqua tout à la fois et à l’art et à la vie moderne ; la France fut soi-disant usée, rabâchée, rebattue, par suite de son manque de mâchicoulis et de pourpoints, d’étendards et de turbans ; l’existence contemporaine fut conspuée, déclarée incapable de fournir les motifs d’une grande oeuvre; Paris fut traitée de ville banale ayant perdu, depuis le Moyen Age, toute son originalité, toute sa grandeur, tandis qu’au contraire, là-bas, dans de lointaines contrées, de nouvelles toisons d’or attendaient depuis des siècles d’audacieux Jasons qui les découvrissent. D’aucuns furent alléchés, et précédés par Delacroix, Decamps, Marilhat, s’embarquèrent pour l’Orient. D’années en années, le mouvement s’accentua; le nombre des emigrants grossit, et parmi eux, un beau jour, figura M. Ziem, qui alla se fixer à Venise.

Chose étrange ! Peu de peintres de talent s’éprennent de cette bizarre ville. Etant donné cette sorte de fièvre chaude qui s’attrapait par contagion, à la lecture des poètes, il est surprenant que les ravages n’aient pas été plus considérables et plus violents. Venise, chantée par Byron, par Alfred de Musset, par Théophile Gautier, apparaissait comme la terre promise des coloristes et des rêveurs; sans arrêt, sans repos, les tubas ronflaient, célébrant le Lido, le palais des doges, les gondoles, les argosils, les galiotes, le môle, la piazzetta, les barcarolles, les lions héraldiques et les croix de Saint-Marc; une constante apothéose flambait autour de Venise la Belle, cette vieille cité des vieux palais rouges qui affecte sur le plan la forme des bottes à entonnoirs de Bassompierre !

Nul doute que cette réclame furieuse n’ait décidé de l’avenir de M. Ziem, et il faut même croire qu’il trouva dans cette ville les enchantements promis, puisqu’à part quelques tableaux représentant Stamboul et l’entrée de la Corne d’Or, il se voua à l’éternelle reproduction de la cité des doges, et après Canaletto, Joyant et William Wyld, il fit de Venise son bien, sa chose.

Seulement, il ne la posséda jamais qu’à certains moments: le matin, lorsque le soleil mûrit, ou le soir, quand il tombe mourant sur son lit de nuages. Jamais de temps couverts, jamais de pluie, jamais de mélancoliques crépuscules avec M. Ziem; et c’est ici qu’il se rattache bien au mouvement de 1830 qui voulait du pittoresque à tout prix et n’admettait la nature qu’à certaines époques, qu’à certaines heures. L’or et la pourpre des couchants étaient fort prisés; l’insolation de l’art primait tout, aussi le jaune d’oeuf et la laque carminée coulent-ils à flots dans les toiles de M. Ziem.

Qui a vu l’un des tableaux de ce coloriste les connaît tous. Celui du Luxembourg, qui figura au Salon de 1852, est peut-être, cependant le meilleur, le plus sincère qu’il ait fait. En voici l’ordonnance en quelques mots: l’eau coule devant nous emplissant la toile; au loin s’étage la ville, avec ses flèches, ses campaniles, ses dômes, la tour carrée de son arsenal, qui s’élancent dans un ciel dont le bleu se pommelle de nuages blancs en haut, et coule à l’horizon, derrière les édifices en une masse jaune irradiée de lumière, réverbérée par l’eau qui a perdu sa couleur propre et qui scintille réfléchissant les monuments renversés, et la flottille des barques fendant ce miroir la tête en bas, les voiles conduisant la coque, en dessous comme une hélice.

Jamais peinture plus ensoleillée et plus limpide n’a été exécutée par M. Ziem; des parties sont même de tous points excellentes, le ciel entre autres, qui fait songer à ces grands firmaments roux de Claude Gelée, si étonnamment baignés d’air et si fluides; et puis M. Ziem a su, cette fois, éviter ce papillotage qui agace l’oeil dans plusieurs de ses toiles, et notamment dans une vue plus petite de Venise, cataloguée au même musée sous le no. 271 : la couleur en est opaque et mouchetée de blessants paillons; l’on dirait d’une verroterie mise en tas, après une fête; le décor d’opéra-bouffe qu’est Venise a perdu, cette fois, son allure spéciale, l’étrange atmosphère rose et bleue qui l’enveloppe n’est plus.

Mais peu importe si, çà et là, des défaillances se sont glissées dans l’ouvre de ce peintre qui, s’étant immobilisé dans la reproduction d’un seul sujet, l’a nécessairement rendu, en raison de son uniformité, avec un talent variable. C’est, en effet, une inéluctable vérité qu’à force de reproduire la même scène, le même site, la main marche seule et le procédé domine.

Quoi qu’il en soit, cet artiste occupera une place à part dans l’art du siècle. Son oeuvre marque le stage d’une époque, la passion exotique d’un temps, et Venise, la Mecque du romantisme, n’aura pas eu, en peinture, de plus assidu et de plus amoureux pèlerin.

J.-K. Huysmans