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La République des Lettres, 30 juillet 1876.


L'ART


EXPOSITION POUR LE GRAND PRIX DE ROME (1876)


Aussitôt que leur fut donné ce sujet tiré du 24e livre de l'Iliade : « Priam demanda à Achille le corps d'Hector. Le vieillard alla à la partie de la tente où était Achille. Les compagnons du jeune héros étaient assis à l'écart. Le grand Priam s'approcha, sans être vu d'Achille, lui prit les genoux et baisa ses mains terribles. Achille, songeant à son père, sentit le besoin de pleurer, » les peintres admis à prendre part au concours du grand prix de peinture pour l'année 1876 se rappelèrent l'adresse du frelampier qui conserve, pendus à des clous et dans des porte-manteaux remplis de camphre, les Achille et les Priam, les César et les Lucrèce, imités de l'antique.

Le difficile était de faire un choix entre tous ces héros, les uns bouffis et vêtus de rouge et de blanc, les autres maigrelets et tout nus, ceux-ci râblés comme des hercules, ceux-là joncés comme des vierges. Chacun décrocha du vestiaire une fripe selon son goût, puis ils passèrent dans la salle « aux Priam », emportèrent le pauvre roi, reblanchirent sa barbe et revernirent sa robe. Il ne s'agissait plus dès lors que d'accommoder tous ces restes avec une ravigotte quelconque, et presque tous firent aussitôt emplette d'un certain nombre d'oranges qu'ils placèrent sur la table à manger d'Achille ; l'un d'eux même, un alsacien sans doute, remplaça ces fruits peu nourrissants par un superbe jambon aux chairs roses.

Les effets de jour et de nuit étant facultatifs, le numéro 8 représenta Achille, accoudé près d'une lampe, mais la lumière tombant sur un tas d'oranges avec ces teintes sanglantes des rouges fumignons plantés dans la charrette des marchandes qui hurlent à tue-gorge dans les rues : la Belle Valence ! ne m'a que médiocrement séduit. J'ajouterai encore que son Achille est un rustre qui devrait être vêtu du vert bouteille, avoir une plaque sur l'estomac, un crochet sur le dos, et faire cariatide à la porte d'un marchand du vins, ce qui n'empêche pas, que si cette figure est ainsi que la majeure partie du tableau absolument manquée, en revanche le vieillard qui se traîne dans sa robe blanche et lève un regard suppliant sur le meurtrier de son fils, est sans contredit l'un des meilleurs Priam de la présente exposition.

Je passerai sous silence le numéro 10, le numéro 3, le numéro 7, le numéro 5, qui semble un vieux souvenir des tableaux Empire, avec son Achille à tête de sphinx, le numéro 6 enfin, qui coiffe le corps du vainqueur d'une tête à la Mounet-Sully, et je ferai une courte halte devant les numéros 1, 2, 4 et 9.

Je commence par le dernier. Je n'insisterai pas sur certains défauts peintre, le manque de proportion surtout, et j'avoue lui pardonner bien des tâtonnements et bien des erreurs, car son Priam qui gît, abîmé dans sa douleur et prosterne aux pieds du héros sa robe violette, réveillée d'un furieux coup de jaune, me semble se rapprocher plus que tout autre du type rêvé par le poète. Que dire du numéro 2, sinon que son Achille roux ne manque pas d'allure et que je le préfère à cet androgyne, casqué de cheveux flaves que nous représente le numéro 4 ? Cette figure bouffie, ces seins qui renflent sous la cuirasse aux ramages d'or, représentent, paraît-il, l'invincible fils de Thétis et de Pelée. Soit, la confusion put exister un moment puisque sa mère le déguisa en femme et le cacha chez Lycomède, à Scyros, mais l'impitoyable guerrier qui traina le cadavre d'Hector autour des murailles de Troie ne devait plus avoir cet aspect gracile et cette ambiguïté de sexe ; et puis, ce qui ne représente la jambe de personne, pas plus celle d'une femme que celle dun héros ou d'un bancroche, c'est cette affreuse masse de chairs repliée sur elle-même et bardée d'un mollet horrible.

J'aime mieux, à coup sûr, la toile qui porte le numéro 1. Celle-là est bien certainement la plus pittoresque de toutes. L'artiste a tenté d'échapper à cette vaste banalité qui s'accommode si bien, en poésie comme en peinture, des sujets Grecs. Il y a dans son oeuvre une certaine recherche, un certain ragoût de couleurs qui ne me déplaît point. Ses blancs et ses verts crayeux ne sont pas sans analogie avec les teintes favorites d'Alma-Tadéma, mais je suis, malgré tout, reconnaissant au peintre des flambés rouges de ses casques, de ses détails curieux, de la belle lumière enfin qu'il a jetée sur sa toile.

Allons, voilà qui est fait ! Achille aux pieds légers et Priam le Grand vont retourner, pendant une année encore, dans le magasin des accessoires, et le regrattier époussettera à nouveau ta barbe blanche, ô roi désespéré, et il récurera ton beau corps de bronze, ô amant de Deidamie, et pendant de longs siècles encore, des générations de peintres viendront, désolées, regarder au travers des vitres vos silhouettes calamiteuses, et se creuseront la tête pour réaliser le rêve de leurs nuits : obtenir, grâce à vous, une première médaille !


J.-K. Huysmans