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La Revue Independante

Février 1885.


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Le nouvel Album d’Odilon Redon.(*)

Ce fut tout d’abord une énigmatique figure, douloureuse et hautaine qui surgit des ténèbres, çà et là percées par des rais de jour : — une tête de mage de la Chaldée, de roi d’Assyrie, de vieux Sennachérib ressuscité, regardant, désolé et pensif, couler le fleuve des âges, le fleuve toujours grossi par les emphatiques flots de la sottise humaine.

Il pose sur ses lèvres une main fine et maigre, semblable à la main fuselée d’une petite infante, et il ouvre un oeil où semblent passer les éternelles douleurs qui se transmettent et se répercutent dans l’âme des couples, depuis la Genèse. Est-ce le primitif pasteur d’hommes contemplant le défilé des immortels troupeaux qui se bousculent et se massacrent pour une touffe d’herbe ou un bout de pain ? — Est-ce la figure de l’immémoriale Mélancolie qui convient enfin, devant l’impuissance avérée de la Joie, de l’inutilité absolue de toute chose ? — Est-ce enfin le mythe, une fois de plus rajeuni, de la Vérité qui reconnaît, au passage, sous des oripeaux et des masques divers, le même homme, affligé des mêmes vertus et des mêmes vices, le même homme, dont l’originelle férocité ne s’est nullement amoindrie sous l’effort des siècles, mais s’est simplement dissimulée derrière cette grâce des peuples civilisés, la pénétrante et discrète hypocrisie ?

Quoi qu’il en soit, ce mystèrieux visage me hantait ; en vain je voulus scruter son regard perdu au loin ; en vain je tentai de sonder sa face qu’une souffrance seulement personnelle eût été incapable de creuser ainsi ; mais la hiératique et douloureuse image disparut, et, à cette moderne vision des anciens âges, succéda un paysage atroce, un marais d’eau stagnante, morne et noire ; cette eau s’étendait jusqu’à l’horizon fermé par un ciel semblable à un panneau d’ébène d’une seule pièce, sans blanche soudure de Voie lactée, sans vis argentées d’étoiles.

De cette eau enténébrée, sous ce ciel opaque, jaillit soudain la monstrueuse tige d’une impossible fleur.

On eût dit d’une baguette d’acier rigide sur laquelle poussaient des feuilles métalliques, dures et nettes. Puis des bourgeons sortirent, pareils à des tétards, à des chefs commencés de foetus, à de blanchâtres boulettes, sans nez, sans yeux et sans bouche ; enfin, l’un de ces bourgeons, lumineux et comme enduit d’une huile phosphorée, creva, s’arrondissant en une pâle tête qui se balança silencieuse sur la nuit des eaux.

Une douleur immense et toute personnelle émana de cette livide fleur. Il y avait dans l’expression de ses traits, tout à la fois du navrement d’un pierrot usé, d’un vieux clown qui pleure sur ses reins fléchis, de la détresse d’un antique lord rongé par le spleen, d’un avoué condamné pour de savantes banqueroutes, d’un vieux juge tombé, à la suite d’attentats compliqués, dans le préau d’une maison de force !

Je me demandais de quels maux excessifs cette face blafarde avait pu souffrir et quelle solennelle expiation la faisait rayonner au-dessus de l’eau, comme une bouée éclairée, comme un fanal annonçant aux passagers de la Vie les lamentables brisants cachés sous l’onde qu’ils allaient sillonner en cinglant vers l’Avenir !

Mais je n’eus même point le temps de discerner la réponse qu’il importait de faire à cette question que je me posais. L’effroyable fleur d’ignominie et de souffrance, le fantastique et vivant nelumbo s’était fané et son nimbe phosphorique s’était éteint. Au pâle avoué, à l’exsangue clown, au blême lord, s’était substituée une vision non moins horrible.

Une nappe d’eau. teigneuse et sourde, mais sans firmament cette fois, une nappe d’eau baignait un immense bassin, un gigantesque réservoir à colonnes, tels que ceux de la Dhuis et de la Vanne. Un silence de sépulcre tombait des voûtes ; un jour fade filtrait par le verre dépoli des hublots cachés ; un vent glacé de tunnel vous fripait les moëlles et, dans cette solitude, une peur irrépressible, intense, vous clouait, haletant, sur la banquette de pierre qui s’étendait, ainsi qu’un quai, le long de cette eau morte.

Alors sous ces formidables et muettes voûtes, bondirent tout à coup des êtres étranges. Une tête, sans corps, voleta, ronflant comme une toupie, une tête trouée d’un oeil énorme de Cyclope, pourvue d’une bouche en gueule de raie, séparée par une large gouttière, d’un nez, d’un sordide nez d’huissier, bourré de prises ! — Et cette tête échaudée et blanche sortait d’une espèce de coquemar et s’irradiait d’une lumière qui lui était propre, éclairant la valse d’autres têtes presque amorphes, des embryons à peine indiqués de crânes, puis d’indécis infusoires, de vagues flagellates, d’inexacts monériens, de bizarres protoplasmes, tels que le Bathybius d’Haeckel, déjà moins gélatineux et moins informe !

Et voilà que cette formation de la matière vivante disparut à son tour, que le type ignoble de cette tête s’effaça, que l’obsession de cette eau immobile cessa enfin.

Il y eut dans ce cauchemar une courte trêve. — Soudain, un soleil, au noyau d’encre, émergea de l’ombre, éclatant ainsi qu’un crachat de décoration, avec des rais d’or, inégaux et mesurés. En même temps, des pétales de fleurs tombèrent d’un espace inconnu, des caïeux où louchaient d’imperceptibles prunelles bondirent comme des billes et un van de marchand de café resta suspendu dans l’air que rama de son bras nu un jongleur surhumain avec des yeux effroyables, agrandis et travaillés par la chirurgie, des yeux ronds avec une pupille emmanchée ainsi qu’un moyeu, au milieu d’une roue.

Il y avait dans cet homme qui escamotait des planètes, des ustensiles d’épicerie et des fleurs, une cruelle allure de dur Gaulois, une mine impérieuse de sanguinaire barde ; — et l’horreur de son oeil dilaté comme par un anneau de fer vous fascinait et vous glaçait le poil de sueur froide.

Enfin une accalmie eut lieu ; l’esprit, emporté dans ces hallucinations, tenta de s’accrocher et de s’amarrer à une rive ; — mais le spectacle parcouru défila encore rappelant un ancien et analogue spectacle presque oublié depuis des ans. Ce fut à la place de la fleur des marais, une autre fleur humaine naguère vue dans une exposition qui revint et s’installa, montrant la variante de cette conception lugubre.

Alors, l’eau, cette eau d’épouvante, se tarit, et à sa place surgit un steppe désolé, un sol disloqué par des éruptions volcaniques, ravagé par des boursouflures et des crevasses, un sol scorifié comme du mâchefer. Il semblait que l’on visitât, en un artificiel voyage accompli sur la carte de Béer et de Maedler, un de ces cirques muets de la Lune, la mer du Nectar, des Humeurs ou des Crises, et que, sous une atmosphère nulle, dans un froid comme on n’en sentit jamais, l’on errât au milieu de ce désert silencieux et mort, effrayé par l’immensité des monts qui dressaient, tout autour, à des hauteurs vertigineuses, leurs cratères en forme de coupes, tels que le Tycho, le Calippus, l’Ératosthène !

Et dans la planète désolée, sortait du sol blanc la même tige qui jaillissait tout à l’heure de l’eau noire, des boutons éclosaient aussi sur des branches métalliques et une tête ronde et pâle se balançait également ; mais sa douleur plus ambiguë se fondait dans l’ironie d’un affreux sourire.

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Subitement le cauchemar se rompit tout à fait et le réveil effaré s’opéra, alors que l’inflexible figure de la Certitude apparut, me ressaisissant dans sa main de fer, me ramenant à la vie, au jour qui se lève, aux fastidieuses occupations que chaque nouveau matin prépare.

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Telles les visions évoquées dans son nouvel album dédié à la gloire de Goya, par Odilon Redon, le Prince des mystérieux rêves, le Paysagiste des eaux souterraines et des déserts bouleversés de lave ; par Odilon Redon, l’Oculiste Comprachico de la face humaine, le subtil Lithographe de la Douleur, le Nécroman du crayon, égaré pour le plaisir de quelques aristocrates de l’art, dans le milieu démocratique du Paris moderne.

J.-K. HUYSMANS.

(*) Cette album de lithographies a paru, le 1er février 1885, chez Dumont, à Paris, quai des Grands Augustins.