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La République des Lettres, 20 mai 1876.


Les Natures mortes.


Nature morte, cela veut parfois dire nature vivante. Jamais terme plus impropre à désigner un genre de peinture ne fut aussi volontiers admis — Qu'il peigne, en effet, des êtres animés, tels que des oiseaux, des papillons, des mouches, ou qu'il représente du gibier pendu par une patte, des poissons cuits à l'étuvée ou baillant mi-morts sur un lit d'algues, qu'il reproduise des bijoux ruisselant sur le velours des écrins ou de simples chaudrons, posés sur une table, des tronçons d'armures ou des buires en cristal de roche, des tresses de fleurs ou des éventaires de fruits, tout artiste qui fait de l'un de ces êtres ou de l'une de ces choses le sujet principal de son oeuvre est un peintre de nature morte.

Il est à remarquer aussi que deux seulement parmi les anciennes écoles ont excellé dans ce genre : l'École hollandaise et l'École française. — Les Espagnols, les Italiens, les Anglais, n'eurent jamais de grands maîtres en l'art de dérouler le zeste d'or d'un citron ou d'allumer sur une potiche les flammes multicolores des tulipes. En France nous avons eu Chardin et son élève Roland de La Porte, l'auteur du cette glorieuse cruche et de ce mirobolant verre d'eau légués par M. La Caze au musée du Louvre ; en Hollande, les peintres de nature morte foisonneront jadis, — Les fleuristes du Nord les voici : van Huysum, Seghers, Rachel Ruysch, Roepel, Elias van den Broeck ; les peintres de bibelots et de fruits : Willhem Kalf, les trois de Heem, Abraham Mignon ; les peintres de gibier : Fyt et Weenix ; de papillons : les Withoos, de poissons : Snyders, Gillig, van Beijeren.

Mais, il faut bien le dire, malgré tout le talent de ces spécialistes, les plus grands maîtres en ce genre me semblent encore être ceux qui ne s'y adonnèrent que par caprice. Je n'en veux pour exemple que Rembrandt. Il branche un jour un boeuf par les pattes, l'éventre et l'on dirait de ces cascades d'entrailles rouges des floraisons d'escarboucles, des grappes de rubis et de grenats serties dans de l'or pâle ! Quel peintre idolâtre de la splendide horreur des boucheries, quel peintre, eût-il voué sa vie à l'étude des viandes saignant sur l'étal, eut ainsi trempé de pourpre le ventre béant d'un boeuf ? Et n'en est-il pas de même des bijoux et des fleurs ? N'avez-vous pas vu piquées dans les cheveux blonds soufrés des petites infantes de Vélazquez des roses aussi fraîches et aussi odorantes que toutes celles du jésuite Leghers, et maint portrait du van Rhin ne porte-t-il pas, enlacées au col ou enroulées autour du velours noir de la toque, des chaînes d'or qui avec leurs arêtes égratignées de lumière, égalaient toutes les orfèvreries, ciselées grain à grain, serties, pierre à pierre, des plus fameux peintres joailliers ?

Ces exemples pourraient se multiplier à l'infini, mais à quoi bon discuter plus longtemps. — Le genre existe et doit exister ; la question à résoudre est celle-ci : étant donné un tableau intitulé : Chrysanthèmes ou Ivoires sculptés, voyons si le peintre a rendu avec talent, ou du moins avec habileté, la fleur ou l'objet qu'il s'est proposé comme modèle.

Je constaterai tout d'abord que les natures mortes sont excellentes, cette année ; mais les meilleures, selon moi, sont celles qui portent la signature de MM. Philippe Rousseau et Berne-Bellecour.

Procédons par ordre, M. Rousseau expose deux toiles — La première ainsi composée : au centre, un plat d'huîtres surmonté de deux citrons dont l'un coupé par le milieu ; au second plan, un vase rempli de fleurs qui s'épanouissent en gerbes violacées, purpurines, blanches ; à gauche des écailles vides ; à droite une bourriche débordant de varech, un couteau grand ouvert, ça et là les coquilles bleues des moules, une fleur brisée et c'est tout. C'est tout et c'est superbe ! Le ton vitreux et glauque, la mouillure nacrée de l'huître sont rendus avec une justesse inouïe, une ampleur de louche et une bravoure d'exécution vraiment admirables. Toutes ces qualités se retrouvent d'ailleurs dans le second de ses tableaux. Celui-là se compose simplement d'un bocal dans lequel trempent des tiges vertes de fleurs et d'une buire d'argent, chevelée de pivoines et de pavots ; comme cela est grassement peint et dextrement enlevé, comme la pourpre des fleurs ressort sur le vert sombre des feuilles, comme l'argent du vase fulgure et pétille sous les lueurs qui le caressent et allument des points étincelants sur son bec allongé, son ventre rond, son anse en courbe !

Un fait curieux a signaler, c'est que si le rival de M. Rousseau, M. Antoine Vollon n'expose cette fois ni poissons, ni cuirasses, mais bien une femme de pêcheur, M. Berne-Bellecour qui peignait des figures vivantes nous donne cette année une nature morte.

Imaginez une table couverte d'une fine nappe damassée, à gauche un compotier de cristal, une assiette de biscuits, un carafon, au centre une vasque à pieds de cuivre regorgeant de fruits de toutes espèces : oranges aux boules d'or, raisins aux bleuissements pourprés, pêches laquées de rouge, fraises au carmin saignant, framboises aux buées rosés, mûres à la pourpre sombre, et, devant, au premier plan, scintille tout un service d'argenterie, sucriers, cafetière, tasses en vermeil, tout un fouillis qui rutile et forme comme un brasier de flammes blanches, à droite, près de tasses d'un vert tendre, s'étage une pile d'assiette de Chine et une serviette ondule fouillonnée et fripée au hasard des plis.

La partie la plus remarquable de ce tableau est bien certainement celle qui comprend les métaux orfévris. Jamais Heda le vieux peintre de Hollande, l'amoureux copiste des aiguières et des gobelets, n'a plus merveillement rendu le blanc ruissellement de la lumière sur l'éclatante blancheur de l'argent. Cette toile est vraiment prestigieuse et c'est je crois l'une des meilleures qu'ait jamais signées M. Berne-Bellecour.

Arrivons maintenant aux innombrables panneaux de bibelots fleurs qui tapissent les murs. Je signalerai tout d'abord une toile de Mlle Annie Ayrton, un pot japonais incendié au col par les flammes rouges des coquelicots et la braise sanglante des pivoines, la grenade ouverte, et le pot bleu turquoise de M. Germain Ribot, un chaudron de M. Claude enlevé à grands coups comme faisait Vollon et je m'arrête quelques instants devant : « Envoi de trois fleuristes ». M. Jeannin nous présente une manne posée à terre et pleine de bouquets vêtus de collerettes en papier blanc ; ses fleurs sont largement peintes, éclatantes de ton et bien groupées. Le même éloge pourrait s'appliquer à Mlle Desbordes qui brosse avec vaillance et sincérité des pavots et des pivoines ; quant à M. Dubourg, sa bourriche de pensées au velours violet et satiné d'or, mériterait réellement une mention spéciale.

Je demanderai maintenant à M. Kreyder pourquoi il enferme dans une si grande toile un si petit sujet, à M. de Los Rios pourquoi peignant bien les cuivres et les brocarts d'or doublés de soie bleue il m'offre par la même occasion des poires en métal et des fruits en cire. Je ne m'arrêterai pas devant un chat qui rénverse un encrier sur un catalogue du musée d'Angers ; c'est peut-être spirituel, mais à coup sûr c'est mal peint. Je citerai au passage les porcelaines japonaises, les narghilés, les kandjars étincelants de M. Lépaulle, je n'essayerai même pas de comprendre les aillusions philosophiques de M. Paezka qui entasse les uns sur les autres, tête de morts et rideau rouge, sablier et christ, une série de natures mortes nous réclame ailleurs : les gibiers et les poissons.

Pourquoi M. Cauchois a-t-il peint en d'énormes proportions un éventaire de marchand de comestibles ? Une toile grande comme la main suffisait pour un si piètre sujet. Voyons, Monsieur, si les tableaux immenses de Snyders vous obsèdent, faites alors comme lui, tâchez d'y introduire des figures humaines. Je préfère, pour ma part, un curieux et petit tableautin de Mlle Cuno, un chien barbotant dans un fourré de broussailles vertes. Ce chien est un vrai chien spirituellement rendu.

Les artistes qui s'adonnèrent exclusivement a la représentation des poissons furent rares autrefois. Je n'en connais guères que deux qui passèrent toute leur vie à peindre la cuirasse opaline du merlan et le corselet d'acier bleu du maquereau. Chardin exposa bien une fois une superbe raie, mais il ne renouvela point ce tour de force, et il nous faudrait retourner en Hollande pour retrouver deux grands poissonniers presque inconnus en France Jacob Gillig et van Beijeren ; le Salon de cette année, à défaut des poissons aux teintes irisées de gris perle et de rose, de Vollon, contient deux raies brossées d'après le procédé de Baptiste Chardin. Elles ont pour auteur MM. Valadon et Villain. Je préfère de beaucoup celle de M. Valadon. Sa raie est d'une étonnante fraîcheur avec son ventre d'un blanc de crème teinté, ça et là de lilas et de nacre, d'ailleurs M. Villain qui entoure la sienne de bocaux de verre et de rougets, a eu le tort de la faire surmonter d'un mou qu'il a certainement découpé dans un morceau de tôle rose.

Arrivons maintenant, si vous le voulez bien, dans la galerie des aquarelles et des faïences. Les lilas blancs et les fleurs de Mlle Lemaire, et de M. de Longpré, les papillons de M. Mermet, un successeur des Withoos, sont charmants et plus que tout autre j'admire cet empilement de vieux livres, reliés en basane et en parchemin, cette loupe, cette lanterne peints sur la faïence grand feu par M. Schopin.

Systématiquement, j'ai cru devoir écarter de cet article toutes les natures mortes conçues d'après le procédé d'Abraham Mignon, cet odieux artiste qui rendit avec la même touche patiente et dure, le velours rosé du fruit et les cassures brillantes du caillou. J'ai peut-être eu tort, car ce genre de peinture fait lajoie d'une certaine partie du public qui, si elle n'admire pas les coups de brosse superbes de Vollon et de Rousseau, moutonne, extasiée, devant une fleur ou un vase peints en relief. Plus ils seront blaireautés et léchés, plus il les admirera. Au reste, je n'ai rien à dire, car, moi aussi, je trouve les oeuvres de ce genre extraordinairement précieuses, pas au point de vue de l'art, par exemple, mais au point de vue de l'ingéniosité et du burlesque. Cela me fait songer aux pendules en verre filé ou aux noix de coco travaillées par les forçats. Je ne les achète point, mais j'aime à les voir acheter. Cela me donne une meilleure opinion de moi-même.


J.-K. Huysmans