nana

Nana

Edouard Manet (1832-1883)


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L’Artiste, 13 mai 1877.

La Nana de Manet.

Le tableau de Manet que le jury du Salon de 1877 a refusé d’admettre, à l’unanimité des voix, vient d’être exposé aux vitrines de la maison Giroux.

Inutile d’ajouter que, matin et soir, l’on s’entasse devant cette toile et qu’elle soulève les cris indignés et les rires d’une foule abêtie par la contemplation des stores que les Cabanel, Bouguereau, Toulmouche et autres croient nécessaire de barbouiller et d’exposer sur la cimaise, au printemps de chaque année.

Le sujet du tableau, le voici : Nana, la Nana de L’Assommoir, se poudre le visage d’une fleur de riz. Un monsieur la regarde.

Je déclare tout d’abord que je reconnais, dans cette nouvelle oeuvre de M. Manet, de singulières défaillances, j’y trouve également cette gaucherie d’exécution tant insultée par ces aimables peintres qui soufflent des princesses en baudruche et les suspendent au plafond satiné des boudoirs avec ces étiquettes imbéciles : Premier trouble, Jours heureux, Puis-je entrer ?, Rêverie, mais j’y vois aussi ce qu’aucun des peintres non impressionnistes n’a encore su faire: la fille !

Rendre l’attitude irritante des hanches qui se torillent, rendre la polissonnerie des regards noyés, faire sentir l’odeur de la chair qui bouge sous la batiste, rendre le luxe des dessous entrevus, exprimer les prostrations, les énervements, la bestialité joyeuse ou la résignation fatiguée des filles, tout cela n’a pu être réussi par ces milliers de peintres que l’Ecole des Beaux-Arts lâche, en des jours de malheur sur le pavé de la capitale.

Mais revenons-en au tableau de Manet. Nana est debout, se détachant sur un fond où une grue passe, effleurant les touffes cramoisies de pivoines géantes; elle est en corset, les épaules et les bras sont nus, la croupe renfle sous le jupon blanc, les jambes serrées dans des bas en soi grise, brochés sur le coup de pied, d’une fleur éclatante, se perdent, sans plis, dans des mules à hauts talons, d’un violet intense. Nana lève le bras et approche de son visage, sur lequel foisonne sa tignace couleur de paille, la houppe qui va le nuer et couvrir de sa poussière embaumée par l’ihlang les minuscules points d’or qui mouchettent sa peau.

Comme dans certains tableaux japonais, le monsieur sort du cadre, il est enfoui dans un divan, les jambes croisées, la canne entre les doigts, dans cette attitude de l’homme qui détaille nonchalamment la femme quand lentement elle se harnache. — Il a gardé son chapeau, il est comme chez lui — pour l’instant du moins. — Nana n’a point à se gêner; son amant ne doit plus rien ignorer d’ailleurs des joies que lui ont promises ses toilettes de bataille, le premier soir qu’il la rencontra. Si je ne craignais de blesser la pudibonderie des lecteurs, je dirais que le tableau de M. Manet sent le lit défait, qu’il sent en un mot ce qu’il a voulu représenter, la cabotine et la drôlesse.

Observation profonde: les bas que des personnes peu habituées sans doute aux déshabillés emphatiques des filles, trouvent invraisemblables et durement rendus, sont absolument vrais; ce sont ces bas à la trame serrée, ces bas qui luisent sourdement et se fabriquent, je crois, à Londres.

L’aristocratie du vice se reconnaît aujourd’hui au linge ; la plus piètre histrionne arbore des toilettes tapageuses, mais la veritable opulence éclate plus dans la dentelle des chemisettes et dans les bas et dans les bottines mignonnement ouvrés, que dans les robes ornées de fanfreluches et les chapeaux surmontés de panaches et d’oiseaux. J’ajouterai encore que la convoitise, que le rêve, que l’idéal des filles du peuple qui, après avoir longtemps piétiné sur le fumier des rues ont pu sauter, un beau jour, sur la plume des lits, est de se tailler des vêtements et de coucher dans cette étoffe. — La soie, c’est la marque de fabrique des courtisanes qui se louent cher.

Nana est donc arrivée, dans le tableau du peintre, au sommet envié par ses semblables et, intelligente et corrompue comme elle est, elle a compris que l’élégance des bas et des mules était, à coup sûr, l’un des adjuvants les plus précieux que les filles de joie aient inventés pour culbuter les hommes.

Il serait puéril de le nier. Les bas d’azur à jarretière citron, les bas cerise, les bas noirs brodés de ramages blancs, les bas à damier cramoisi et soufre, les bas mauve ou fleur de pêcher, diaphanes et laissant discrètement percer le rose de la peau ou épais et dessinant seulement le contour troublant du mollet, sont aussi bien que les pierres serties, que les gazes très claires, que le fard de Chine, le blanc de perle, le bleu myosotis, aussi bien que les pâtes musquées et le kh’ol d’Orient, les poivres longs, les rouges piments, les sauces incendiaires, habiles à réveiller la torpeur des estomacs lassés.

Manet a donc eu absolument raison de nous représenter dans sa Nana, l’un des plus parfaits échantillons de ce type de filles que son ami et que notre cher maître, Emile Zola, va nous dépeindre dans l’un de ses plus prochains romans. Manet l’a fait voir telle que forcément elle sera avec son vice compliqué et savant, son extravagance et son luxe des paillardises.

Ces quelques observations sur les attraits maquillés des femmes m’ont semblé nécessaires pour expliquer les details du tableau et l’artiste volupté qui s’en dégage. Je passe maintenant à la facture de l’oeuvre même.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, Manet est loin d’être un peintre irréprochable, mais sa Nana est incontestablement l’une des meilleures toiles qu’il ait jamais signées. Le bras cerclé d’or, la main qui tient la houppe de cygne, une petite main assouplie par les crèmes et armée d’ongles en amande, soigneusement limés, sont, de tous points, charmants, les jambes sont fermes, on sent sous l’enveloppe brillante qui les couvre, la chair et non l’étoupe. Le seul reproche que je fasse à M. Manet, ainsi qu’à la plupart des impressionnistes, c’est l’abus des blancs crayeux, des rouges sales, des noirs brutalement plaqués; la tête de Nana n’est pas heureuse, l’attache du cou médiocre, mais tout le corps, depuis l’épaule jusqu’aux plantes, est absolument bien. Le monsieur assis, le ’voyant’ est également parfait ; quant aux accessoires, ils sont brossés avec une largeur que les Desgoffe et autres léchotteurs devraient bien lui envier! Le divan, la robe bleue, jetée, au hasard des plis, sur une chaise, l’azalée qui s’épanouit, rouge, dans son cache-pot, tous les petits meubles du boudoir enfin, sont enlevés avec une vigueur et une bravoure vraiment remarquables!

Telle qu’elle est, avec ses qualités et avec ses défauts, cette toile vit et elle est supérieure à beaucoup des lamentables gaudrioles qui se sont abattues sur le Salon de 1877; je me demande si vraiment il faudra, pendant longtemps encore, que pour être admis dans ce temple du bric à brac, un artiste passe par le jugement des messieurs vieillis qui s’imaginent qu’un peintre ’fait distingué’ quand il se garde de rendre simplement l’être humain ou la nature, ainsi que son tempérament les lui a fait voir ?

J.-K. HUYSMANS