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Chronique illustrée, 8 janvier 1876.


Les nouvelles peintures de Saint-Sulpice par Charles Landelle.


L’art byzantin, tel que nous le décrit dans son Guide de la peinture Denys, moine de Fourna, consiste à couler dans un moule convenu la représentation de saintes figures. Reproduire dans les mêmes attitudes, avec la même expression de visage, avec les mêmes gestes, avec la même ordonnance et la même couleur de draperies, les personnages célestes, tels que les a tracés le Raphaël byzantin. Manuel Panselinos, c’est tout le travail, c’est tout le talent des peintres de cette école.

Rien n’est donc laissé, ni à leur initiative, ni à leur génie, c’est en quelque sorte une marqueterie habile perpétuée depuis des siècles, une formule consacrée et suivie jusqu’à nos jours. Hélas  ! la peinture religieuse n’en est-elle pas presque arrivée là, en France, malgré les récentes révoltes de certains qui, comme Humbert, se jetant dans les bras de l’école vénitienne pour échapper au ressassement moderne, se sont, les vaillants, lancés à toute bride dans les voies les plus diverses par haine et horreur du banal. Le chef de l’école religieuse, le Panselinos français, est Ingres, le peintre des froides nudités, le saint Antoine exorciste des teintes vives, l’auteur du Christ remettant à saint Pierre les clefs du Paradis, le tableau-modèle, le tableau-type de ce genre de peinture, tel qu’on le conçoit aujourd’hui.

Un seul, à cette époque, le maître redoutable, Eugène Delacroix, rompit du premier coup avec la tradition, fit éclater le moule, déborda du cadre dés le premier jour, avec ses fougueuses peintures de la chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice : « l’Héliodore chassé du temple, la lutte de Jacob avec l’ange. » Aussi toutes rémarquables qu’elles soient, ces oeuvres détonnent-elles furieusement aver leur tapage de couleurs, leurs jetées de figures, leurs ardeurs de vie, à côté des grisailles qui les avoisinent ; c’est, dans un autre genre, le groupe de Carpeaux qui bondit, tournoie, s’élance du piédestal, empiète sur la rue tandis que les autres, calmes, impassibles, demeurent sans mouvement, sans vie sur leur socle de pierre.

Je songeais à cette tradition imposée par Ingres à cette forme hiératique adoptée sans murmures par les peintres de sujets religieux, hier matin, alors que je me rendais à Saint-Sulpice pour examiner les peintures murales exécutées par M. Charles Landelle dans la chapelle de Saint-Joseph.

A vrai dire, cette oeuvre ne m’était pas absolument inconnue. M. Landelle, si je ne me trompe, nous en avait donné des esquisses et des fragments au Salon de l’année dernière. Isolées, telles qu’elles étaient alors, ces figures m’avaient semblé faire grand honneur à l’artiste qui les avait conçues ; réunies et faisant partie intégrante d’un tout, elles n’ont pas, à peu de chose près, modifié le jugement que je portais sur elles.

Le tableau de droite, en entrant dans la chapelle, est la paraphrase des versets 20 et 21 du premier chapitre de l’Evangile selon Saint Mathieu.

Saint Joseph s’étant aperçu que la Vierge n’était pas enceinte de ses oeuvres, veut la renvoyer dans sa famille.

« Comme il était dans cette pensée, un ange du Seigneur lui apparut et lui dit : Joseph, fils de David, ne craignez pas de prendre avec vous Marie, votre femme, car ce qui est né en elle a été formé par le Saint Esprit. »

« Et elle enfanta un fils à qui vous donnerez le nom de Jésus, c’est-à-dire Sauveur, parce qu’il sauvera son peuple en le délivrant de ses péchés. »

Telle est la donnée du premier tableau, Joseph dort, la tête appuyée sur son bras qui s’étend le long de l’établi, sa hache a roulé par terre avec les copeaux, un ange aux ailes nuancées de bleu se dresse à son côté et lui annonce les volontés du Seigneur. Derrière l’ange, gît à terre un lys brise. A parler franc, je n’ai pas bien compris la signification de ce symbole. La Vierge est restée vierge avant comme après son mariage, la fleur immaculée devrait dès lors, ce me semble, rester debout radieuse et sereine, mais passons et venons-en à l’oeuvre.

La figure du charpentier est belle, le corps se développe en de belles lignes ondulées, les draperies brunes et bleues en suivent heureusement les contours ; l’ange est charmant avec sa robe blanche toute rayonnante de lumière ; ce que j’aime moins, par exemple, c’est en haut du tableau, la Vierge, l’enfant Jésus, les saints anges qui les entourent, lui présentant, les uns le calice et l’hostie, les autres s’envolant avec l’instrument du supplice. Sans doute, ces figures sont consciencieusement dessinées et peintes ; mais ce que je leur reproche, c’est leur banalité ; tout peintre qui connaît son métier les aurait aussi bien faites d’après la formule soi-disant obligatoire de l’école moderne. Les nuages qui servent de support aux groupes du haut sont également bien opaques et bien lourds.

Le second tableau, la mort de saint Joseph, est une oeuvre remarquable à tous les points de vue.

Un ange, aux ailes déployées, jaillit du ciel et étend les bras au-dessus du vieillard qui se meurt. Le lancé est très réussi, les raccourcis sont heureux, le visage est empreint d’une grâce charmeresse, c’est vraiment une figure de grand style. Le Christ est près de lui debout, dans sa robe blanche sur laquelle tombent les flots de ses cheveux blonds  ; il prend la main de Joseph dont le corps se dessine roidi par la mort, sous la bure qui l’enveloppe, et dont le visage épuisé, exsangue, aux paupières mi-closes, aux lèvres bleuies, aux traits émaciés et comme idéalisés par l’approche de Dieu, est réellement superbe  ; à droite, une des saintes femmes, vêtue de bleu, lui tient la main ; à gauche, derrière le Christ, deux autres femmes sont agenouillées, une vieille qui prie, les mains jointes, et une jeune qui ramène les bras sur sa poitrine. Rien qu’à voir cette pâle et charmante jeune femme, l’on reconnaît dans Landelle un élève de Delaroche, et l’on peut dire que si certains artistes se sont affranchis des idées et de la facture de leurs maîtres au point que l’on ne puisse souvent reconnaître dans quels ateliers ils ont étudié la pratique de leur art, M. Landelle n’est certainement pas de ceux-là. En résumé, si nous faisons la part des conventions aujourd’hui admises et suivies par tous, nous pouvons affirmer que si les peintures de la chapelle Saint-Joseph n’accusent pas une originalité bien franche, elles sont néanmoins l’oeuvre d’un excellent artiste, et nous engageons toutes les personnes qu’intéresse encore une belle page décorative à les aller voir aussitôt que la chapelle sera terminée et livrée au public.


J.-K. Huysmans.