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L’Artiste, 16 juin 1878


COURRIER DE PARIS.


Exposition universelle. — Écoles Espagnole, Portugaise, Américaine et Grecque.


I. — ESPAGNE.


Le 25 avril 1875, j’allai voir àla salle Drouot, l’exposition des oeuvres de feu Mariano Fortuny. — Je sortis enthousiasmé. — J’avais humé une senteur nouvelle, reconnu un talent raffiné jusqu’au précieux, large jusqu’àl’ampleur. Le premier peut-être, Fortuny avait retrouvé l’enivrement des couleurs japonaises pour aquarelle: toute une série de gris-perle, de jaunes saumonés, de blancs opalines, de bleus d’acier, de rouges feu, de carmins saignant, de verts prasins poussés àleur force extrême. Dans sa façon de jeter ses bonshommes, de leur donner cette allure naturelle, si vive, on sentait aussi une patiente étude des albums d’Oksaï. — Les maîtres de Fortuny ne sont certe point Domingo Soberano et Claudio Lorenzale, une sorte d’Overbeck ! Ce sont les merveilleux artistes de Yeddo, c’est aussi un peu Gavarni dont il a dû feuilleter et admirer les planches ; il serait plus difficiles, dans les paysages qui servent souvent de fond àses toiles, d’indiquer les maîtres dont il procède. — A dire vrai, il ne semble dériver d’aucun. — Il a dû travailler longuement en plein air, contempler la nature avec passion et mieux que tous les orientalistes même les plus célèbres qui l’ont précédé, il est parvenu àrendre ce qu’il avait vu: les plages éclairées furieusement, les ciels que pas un nuage ne trouble, les étés terrible, sans espoir de pluie, les grand éclats de soleil sur les plâtres blancs !

Plus de trois années se sont écoulées depuis l’exposition posthume de ses tableaux et mon opinion n’a point changé. Je viens de revoir, accrochée dans la section Espagnole, au Champ de Mars, son oeuvre mutilée, tronquée de ses meilleurs morceaux, car son admirable plage de Portici, sa sortie de procession, par un temps de pluie, de l’église de Santa-Cruz, sa Vicaria, ne figurent, ni sur la rampe, ni sous les corniches. — En revanche, sa boucherie arabe, oû un homme debut, les couteau en main, regarde deux de ses aides en train de dépecer et de souffler un boeuf, nous est revenue avec des rouges fleurs de sang et des pulvérulences de lumière sur les pavés des cours et la craie des murs.

La plupart des tableaux qu’il peignit àRome, àTanger, manquent àce rendez-vous — la plupart de ceux qui y furent amenés sont miniscules et inférieurs àd’autres que j’ai vus jadis ; et cependant il n’en est aucun, même parmi les moins importants, qui ne porte la glorieuse marque de ce grand artiste.

C’est que cela remmue, s’agite et vit! C’est que dans cette furie, dans cette mêlée de couleurs, dans ce mariage forcé de tons ennemis qui devraient hurler et qui s’accordent par un miracle d’art, il n’y a pas le papillottage que ses élèves n’ont pu éviter, il n’y a pas de manque d’équilibre dans les figures , de vacillement dans les chairs qui, beurrées au couteau et jetées dans un fouillis de verdures et de plantes, rentrent dans la toile au lieu d’en sortir. — Coloriste àoutrance, il ne l’est pas àla façon du piètre Regnault qui l’a maladroitement copié et dont les machines surfaites nous font aujourd’hui hausser les épaules. — Seul, Fortuny pouvait se hasarder dans la voie dangereuse qu’il avait ouverte. — Les élèves qu’il a eus sont restés en route. Cela dit, ce qui me dispensera de m’occuper des ses pastiches qui fourmillent dans l’école d’Espagne, je fais exception toutefois pour le Don Quichotte de M. Carbonero, qui est gaiement conçu et brossé largement. Je m’arrête, pendant quelques minutes, devant un bien étrange portrait, l’un des plus curieux, àcoup sûr, que Fortuny ait peints.

Imaginez une tête de vieillard s’enlevant sur un fond de vermillon intense. — Le crâne presque chauve et tanné comme un cuir, semble une noix de coco qui aurait conservé quelques filaments. — Deux grandes rides, deux rigoles que la bonne chère et les joies qui suivent ont certainement creusées, relient les yeux àla bouche lippue comme la gueule d’un satyre. Assis devant nous, dans une sort de houppelande rose, il regarde d’un oeil trouble où perce cependant la dangereuse finesse d’un vieux dépravé qui a beaucoup goûté et beaucoup vu.

Près de cette toile, une autre petite toute charmant — une posada, ensoleillée, festonnée de plantes grimpantes — ça et là quelques poules picorent — accoudés sur une table, des reîtres fument et boivent — c’est grand comme l’ongle et c’est plus ample que des toiles de cent coudées. J’arrive maintenant àses oeuvres capitales, àun panneau délicieux où dans un jardin tout fleuri de pivoines et de roses trémières des seigneurs assis sur un banc, regardent une scène de comédie, un homme en bottes molles qui déclame tenant dans ses bras une femme deecolletée, vêtue d’une robe stain-crême, chausée de soie d’un puce très-tendre, et de mules couleur des près tachetées de rouge vif. Avec quel art exquis tous ces hommes sont campés ! quelle diversité de figures amusante et bien observée! chacun eecoute, applaudit, pince les lèvres, retient un mot d’esprit, une bourde, une observation bienveillante ou aigre, d’une manière qui lui est propre. Cet art d’exprimer l’idée des personnages par un jeu de physionomie, sans grossissement ou posture convenue, sans sourire d’une finesse prétentieuse et bête, comme l’a toujours fait M. Meissonnier est plus visible, plus étonnant encore dans ce tableau célèbre qui s’appelle, je crois, le modèle du peintre.

La femme est posée, nue, presque de dos, la tête un peu retournée, sur une grande table de marble sérancolin, soutenue par des cariatides, accroupies, en bronze doré. L’atelier est d’un luxe étrange, genre rocaille, avec des boiseries tarabiscotées, des choux d’or, des chicorées, des volutes d’un maniérisme vraiment exquis. Le modèle, une rose piquée dans ses cheveux soufre, le museau polisson et friand, lève les bras dans une attitude de danseuse — un bout de sein ferme et gonflé s’entrevoit — les reins se creusent, la croupe rondit ; les jambes se séparant un peu, àpartir des genoux, doivent avoir, au déduit, des souplesses félines ! A terre, le tas des hardes s’affaisse, jupon et robe bleue brochée de fleurs comme un vêtement japonais — neuf ou dix visiteurs, d’âge respectable, sont en arrêt, l’examinent, la lorgnent. Il y a là, un vieux birbe, le nez chevauché de besicles, qui s’effare et qui hennit, un autre admire franchement le torse, la tache rose des chairs sur la soie plus rose du rideau placé derrière, celui-ci a l’oeil allumé, et sa bouche slaive et baîlle de convoitise, celui-làse penche, cligne de l’oeil, a l’air désintéressé et réjoui, et il faut voir le fringant bouquet des habits de couleur ! les teintes prune, feuille-morte, pensée claire-olive, caca dauphin, lait trempé de mauve, le tout relevé, par les coups de rouge cramoisi et de jaune-citron des habits et des gilets, par l’éclair des pommeaux de cannes dites àla Tronchin, par les griffes que la lumière accroche sur toutes ces culottes d’un satin cassant. Ce tableau est un éblouissement. — J’en dirai autant de son remouleur arabe, penché en avant, essayant près de sa roue, le fil d’un sabre, se découpant en plein soleil sur une muraille blanche, tandis que par une large baie, un pan de ciel s’étend d’un gris lilacé extrêmement fin. Mais, plus que toutes ces toiles, je signale, dans cette exposition unique, une femme nue, étendue sur le ventre, dans un fond sardiné, brouillé d’argent et de bleu. Les charnures jeunes et fermes, comme Fortuny les fait, sont là, plus palpitantes, plus admirables que jamais, on croit voir le corps se soulever, la bête frémir, c’est l’oeuvre la plus étonnante peut-être de toute l’exposition !

Après cette prodigieuse merveille, il ne me reste plus grand chose àdire de l’École Espagnole. Quand j’aurai cité M. Zamacoïs, dont les oeuvres sont aujourd’hui fanées, quand j’aurai parlé de M. Madrazzo qui expose des portraits, deux entr’autres, une petite fille, en rose, assise sur un fauteuil grenat et repoussée par une draperie d’un bleu dur, une autre estampée sur fond métallique d’un rouge pâle, et enfin une jolie pierrette tricolore ; quand j’aurai oublié nombre de machinettes emphatiques, dignes des prix de Rome français, j’aurai fini et je pourrai passer au Portugal, qui me retiendra peu de temps d’ailleurs.

II. — PORTUGAL.

Si j’en crois le dictionnaire géographique d’un parfait imbécile qui s’appelait Vosgien, les Portugais sont « des habitants polis, généreux, braves, spirituels, propres aux sciences et aux arts » — soit — je serais désolé d’affliger des gens aussi riches en qualités et en virtus.

Je ferai donc acte de haute courtoisie en ne parlant pas des dix ou douze toiles qu’ils ont déballées.

III. — AMÉRIQUE.

Il n’y a pas d’école américaine. Les quelques personnes que les hasards de la maternité ont fait naître dans le Nouveau-Monde et qui ont éprouvé, dès qu’elles ont eu atteint l’âge de deraison, le besoin de jouer avec des couleurs, habitent toutes à Barbizon ou travaillent sagement dans l’atelier de M. Bonnat — résultat: néant. Voir toutefois un beau tableau représentant une femme agaçant un perroquet — cela rappelle certains Carolus Duran et certains Manet.

IV. — GRÈCE.

Après l’Amerique, la Grèce — résultat identique. — Une seule exception en faveur de M. Pantazis qui devrait figurer parmi les impressionnistes français. Celui-làest un peintre, audacieux, sincère, un chercheur auquel je ne ferai qu’un reproche, celui d’abuser un peu des couleurs lugubres. Il a exposé plusieurs paysages, des effets de neige charmant, une plage par un temps de brouillard, très-étonnante, très-neuve, une cuisinière, entourée de victuailles et de légumes, un violoneux misérable et poignant; et enfin une petite toile que j’ai vue, il y a deux ans, au cercle artistique de Bruxelles. Je ne puis que répéter ce que j’écrivais sur elle, àcette epoque, dans une des revues d’art de Paris : « M. Pantazis nous montre une table couverte d’une nappe blanche, trois poires, une pomme, un pot de fleurs, un oiseau mort et àmoitié caché par le pot et par la rondeur côtelée de la pomme, un enfant qui passe un bout de tête et saisit l’une des poires — c’est, comme vous voyez, étonnamment simple, mais c’est si naivement et si bravement rendu que cette galopinade prend les allures d’une oeuvre. »

Il ne me reste plus maintenant qu’àfuir les salles de la bourse aux huiles et àretourner chez les Espagnols savourer lentement un verre d’amontillado, un vin paradisiaque et couleur d’or pâle, qui, après l’exposition des oeuvres de Fortuny, est àcoup sûr ce que ces braves guitaristes nous ont envoyé de plus délicieux.


J.-K. Huysmans