bon compagnon

Le Bon Compagnon

Frans Hals (1580-1666)


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Le Muséee des Deux Mondes, 1 novembre 1875.


‘LE BON COMPAGNON’


Musée du Trippenhuys (Amsterdam)



L’ENFANT de maître Peter Hals, échevin et membre de la Société des orphelins de Haarlem, fut placé chez Karel Van Mander, plus connu par ses biographies de peintres que par ses oeuvres mêmes. Frans Hals était un maître quand il sortit de cet atelier. Jamais, jusqu’alors, on n’avait vu semblable fougue. La palette craque sous l’amoncellement des couleurs, la toile plie dans son cadre de bois, c’est une balayure furibonde des couleurs, un va-et-vient des brosses, un écrasement des pinceaux, un éclaboussement, une tempête de l’huile ! Hals a le diable au corps ! il brosse ses fonds, bride abattue, plaque ça et là ses empâtements, fouette de zébrures tapageuses, flagelle de zigzags tumultueux la toile qui recule et revient quand la pesée cesse, et, dans ce gâchis de forcené qui me fait souvent penser à la cuiller à pot dont Goya se servira pour peindre, dans ces frottis, dans ces martelages d’enragé, jaillit avec une impétuosité terrible une tête qui vit d’une vie étrange. L’oeil s’allume, la collerette bouillonne et se dentelle sous la descente et la montée du pinceau, le torse se cambre, l’homme, la femme, s’élancent de la toile, fiers, vivants, irréstibles ! une joie démesurée, une grandesse tout espagnole, un maintien de matadore, une gravité de syndic, une allure de soudard aviné sortent furieusement du tapage des toiles ! et souvent le pinceau de Hals, c’est la main. Vous rappelez-vous ses grands tableaux du musée de Haarlem :la Réunion des archers de Saint-Adrien, les Régents de l’hospice Sainte-Elisabeth, le Repas des archers de Saint-Georges dont Vollon a fait une si fière copie pour l’ancien musée ; vous rappelez-vous certaines ébauches traitées à coups de pouce, modelées presque à coups de poing, cela rit, cela est grave, cela respire, cela vit d’une vit intense ; du rouge, du jaune, du blanc, ce sont des chairs qui palpitent et s’étalent glorieusement, deux filées de pinceau trempé dans le noir, ce sont des méches qui débordent du feutre et se tordent le long des tempes. Le Bon Compagnon, dont la belle eau-forte de Flameng a reproduit toute la fougueuse énergie, fut acheté 385 florins à la vente de la baronne Leije, par le musée d’Amsterdam. Il est étonnant, ce vieux drôle, avec son feutre noir planté sur l’oreille et qui fait à sa face boucanée comme une auréole de jais sous laquelle s’échappe à flots une emmêlée de cheveux roides ! La figure se gaudit, avec ses yeux allumés par la braise des vins, ses lèvres vermillonnées par le sang des pampres, ses moustaches de chat ébouriffées, ses poils plantés au hasard du menton, sa mine truculente, débridée par la joie des ripailles ! La collerette tombe, lâche et fripée, sur le justaucorps d’un jaune d’ocre (ce jaune que Hals emploiera si souvent) ! la main droite tient un verre par le fond et le vin ondule sous le roulis du bras, l’autre main écarte les doigts. Oh ! ce gaillard n’est pas un vulgaire ivrogne ! ce n’est pas lui qui s’ingurgiterait rouges-bords sur rouges-bords et ferrair carrousse au galop des verres ! Malgré la joie qui l’emplit, le biberon respecte encore la divine liqueur et il regardera, tout énamouré, le vin qui papillotte dans le verre et va pétiller dans sa gorge, avec de joyeux glougous ! Et comme il est troussé, cet admirable reître ! quelle vigueur ! quelle maestria ! l’habit se dessine à grands coups, les balafres de jaune se croisent et s’entrecroisent, c’est de l’étoffe ; les chairs se piquettent de points lumineux, éparpillés ça et là avec une sûreté magistrale, au bout du nez, au coin de la prunelle, sur le rebord humide de la bouche, partout enfin où la vie domine ! ce sacripant va parler, va boire ! Voyez au musée Lacaze, au Louvre, cette tête de jeune fille, cela lui a fait perdre dix minutes quand il l’a tracée, c’est un fouillis de couleurs qui s’étouffent et c’est à peine si le rouge du corsage égaie le morose des teintes, et pourtant c’est superbe ! Rappelez-vous ses deux toiles du musée Van der Hoop, celle du musée Royal belge, ses grands tableaux de Haarlem, son portrait d’homme au Louvre, ses tableautins si grands (Van Heythuijsen Scrivenius, etc.) des collections de MM. Double et Wilson, aux Alsaciens-Lorrains, et l’admirable portrait qu’il a laissé de lui et de sa seconde femme, une bonne grosse commère qui rit à gorge déployée et semble ne pas devoir mépriser ces fameux tronçons de chère lie dont parle maître Alcofribas dans sa vie de Gargantua, et vous comprendrez quelle grandeur, quelle force, quel génie avait ce terrible peintre, l’un des plus grands portraitistes de l’école Hollandaise, une école qui compte en tête de ses maîtres des hommes comme Rembrandt, comme Rubens, comme Van Dyck.



J.-K. HUYSMANS.

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