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Les Maîtres Artistes : Raffaëlli

Troisième année, No. 6, 10 janvier 1903.


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La Belle Matinée.

Dans un lit capitonné, en bois blanc laqué, Louis XV, une femme dort ; le livre qu’elle parcourait est là, ouvert, sur la place vide du lit, près de l’oreiller désert qui l’avoisine ; le monsieur s’est levé et sans doute a fui : la femme lasse s’est rendormie. Ce qui étonne dans cette ouevre, c’est l’extrême véracité de cette femme qui, la tête un peu renversée, souffle doucement, les cheveux dénoués, le cou un peu tendu, les paupières talées, les membres las ; puis tout le ragoût du lit qui nous fait face, avec ses oreillers, ses draps, est épicé vraiment à point. C’est un hymne blanc, un hymne dans lequel le peintre a trahi le symbole de la couleur chaste, hystérisé la candeur, impregné la volupté, la fraîcheur des tons communiants, cantharidé les teintes évangéliques, les nuances d’épithalame ! Oeuvre d’une distinction mitoyenne, voulue, oeuvre précise, d’un réalisme absolu, d’une observation acérée, d’une vigueur intense, ce tableau détonne, dans la pièce où il chante à tue-tête son hosanna libertin des blancs, au milieu des antiennes multicolores moulues par les orgues de barbarie de ses confrères.

De Raffaëlli, mais exposées, cette fois, avec des paysages de Jersey, chez M. Georges Petit, d’extraordinaires aquarelles reproduites dans le numéro du Paris-Café-Concert, édité par M. Baschet.

L’une d’elles nous montre un quadrille aux Ambassadeurs : deux blanchisseuses qui ont laché le fer à repasser, le « gendarme » deux lavasses roulées sur tous les canapés sans ressort, des marchands de vin, secouent, les pieds au ciel, dans un furieux chahut, l’étal moulé de leur chairs ; et il faut voir le sourire carnassier de ces bouches, la danse de ces fanons, le cancan de ces yeux de fille à trois francs, qui allument le fond des corridors où attirent, pour de courtes besognes, dans la nuit des terrains vagues !

Les deux hommes qui leur servent de vis-à-vis sont encore plus turpides ; l’un d’eux tord une gueule de garçon de cuvette et l’autre un mufle de camelot ou d’acteur ; eux aussi se dégingandent, battent avec les moulinets de leurs bras une rémolade de poussière dans les jets de gaz, font avec les manches de veste de leurs jambes les digue-digue-don d’une crampe atroce.

C’est de l’élixir de crapule, de l’extrait concentré d’urinoirs transporté sur une scène, de la quintessence de berge, de dessous de pont, enrobée dans une musique poivrée de cymbales et salée de cuivre.

Peintre des paysages suburbains dont il a, seul, rendu les plaintives déshérences et les dolentes joies, M. Raffaëlli a voulu suivre la créature humaine échappée de la banlieue et jetée en pâture sur des tréteaux, aux ruts oculaires des quartiers riches ; et sous les paillons de ce carnaval, sous les teintures de ces faces, sous l’emphase de ces ventres en sortie et de ces tétons sautés, il a retrouvé la canaillerie alcoolique des gestes, l’indécence intéressée des yeux et il les a peintes, comme vues au travers d’un tempérament d’anglais, d’un pinceau naïf et féroce, brutal et dur.


JORIS KARL HUYSMANS