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Gil-Blas9 janvier 1889


‘L’Accordant’


Il était deux heures. Je longeais le parvis de l’église qui foisonnait d’une importante foule à l’affût des vêpres et je lus sur un porche ouvert, dans le flanc de l’édifice, cette pancarte « on peut visiter les tours ».

Je m’arrêtai ; j’hésitai ; tenter l’escalade d’une série désordonnée de marches, c’était absurde ; il bruinait, l’air était en eau ; des nuages noirs fuyaient comme des fumées d’usine dans un firmament limoneux, si bas, que les tuyaux en fer blanc des cheminées semblaient entrer dedans et le créneler, au-dessus des toits, d’entailles claires. Il était évident que du sommet de la tour, mes yeux plongeraient simplement dans le lac gris caoutchouc des brumes.

Puis, je me fis cette réflexion qu’après tout il m’était indifferent d’aller là ou autre part, de marcher au hasard ou de monter sans but, et je m’enfournai sous le porche ; un petit fumignon d’essence, pendu à un clou, éclairait, au fond du caveau, une porte basse ; c’était l’entrée des tours.

Longtemps, je grimpai dans les ténèbres d’un escalier en pas de vis. Je me demandais si le gardien n’avait pas délaissé son poste, quand une lueur rougeoya sur le mur et je me heurtai, en tournoyant, contre un quinquet, devant une porte. J’entrevis le cordon d’une sonnette que je tirai. La porte disparut ; j’avais au-dessus de moi, à la hauteur de ma tête, les pieds d’une femme perdus dans l’ombre.

— Le sonneur est dans le clocher, allez jusqu’à ce que vous trouviez une porte à claire-voie entr’ouverte : c’est dix sous.

Et une main baissée m’apparut dans la lumière, coupée au ras du poignet par les ténèbres dans lesquelles elle entra dès qu’elle eut saisi la pièce.

Je repris ma marche, tâtonnant dans le noir, suivant les courtes lueurs jaillies des meurtrières, retombant dans la nuit, retrouvant, au moment où je me perdais, des filets de jour.

Cette ascension ne finissait pas. J’aboutis à la porte à barreaux, poussée contre ; j’entrai, je me trouvai sur un rebord de bois, au-dessus du vide, sur la margelle en planches d’un double puits ; l’un creusé à mes pieds, l’autre élevé au-dessus de moi.

J’étais au milieu d’une tour qu’emplissaient du haut en bas, des madriers énormes, en forme d’X, des poutres assemblées, frettées par des barres de fer, boulonnées par des rivets de fonte, réunies par des vis grosses comme le poing.

Je regardai, — personne. Je tournai sur ma console, le long du mur, me dirigeai vers la lumière qui pénétrait par les auvents inclinés des abat-son.

Penché sur le précipice, je discernais maintenant, sous ses jambes, de formidables cloches pendues à des sommiers de chêne blindés de fer, des cloches au vase de métal sombre, des cloches d’un airain gras, comme huilé, qui absorbait, sans les réfracter, les rayons du jour.

Et, au-dessus de ma tête, dans l’abîme d’en haut, en me reculant, j’apercevais de nouvelles batteries de cloches ; celles là, frappées dans leur fonte d’une effigie d’évêque en relief, allumées, au dedans, à la pause, à l’endroit usé par le battant, d’une lueur d’or.

Rien ne remuait ; mais le vent claquait par les lames couchées des abat-son, tourbillonnait dans la cage des bois, hurlait dans la spirale de l’escalier, s’engouffrait dans la cuve retournée des cloches. Soudain, un frôlement d’air, un souffle silencieux de vent moins aigre me fouetta les joues. Je levai les yeux, une cloche rabattait la bise, entrait en branle. Et tout à coup, elle sonna, prit son élan, et son battant, semblable à un gigantesque pilon, broya dans le bronze du mortier des sons terribles.

La tour branlait, la margelle sur laquelle je me tenais, trépidait comme le plancher d’un train, un grondement, continuel, énorme, roulait, brisé par le fracassant éclat des coups.

J’avais beau explorer le plafond de la tour, je ne voyais personne. Je finis pourtant par entrevoir une jambe lancée dans le vide qui culbutait l’une des deux pédales de bois attachées au bas de chaque cloche et, me couchant sur les madriers, j’aperçus enfin le sonneur, retenu par les mains à deux crampons de fer, se balançant au-dessus du gouffre, les yeux au ciel.

Je le regardai longuement, car jamais je n’avais vu une telle pâleur et une si déconcertante face. Il n’avait pas le ton de cierge des convalescences, sous lequel transpercent les ramilles azurées des veines, il n’avait pas non plus ce ton mat des parfumeuses auxquelles les odeurs ont décoloré le derme ; ce n’était pas encore la chair poussiéreuse, tournée au gris des porphyriseurs des tabacs qu’on prise, c’était le teint livide exsangue des prisonniers au Moyen Age, le teint maintenant ignoré de l’homme interné jusqu’à sa mort dans un cachot pluvieux, dans un noir in-pace, sans air.

L’oeil était bleu, proéminent, en boule, l’oeil à larmes mystiques, mais il était singulièrement contredit par une moustache en chiendent sec de Kaiserlick ; cet homme était tout à la fois dolent et militaire, en somme indéfinissable, sans expression, avisée, nette.

Il lança un dernier coup de pied sur la pédale de sa cloche, et, d’un recul de reins, reprit son équilibre. Il s’essuya le front, me vit, souleva son vieux chapeau de feutre, descendit et me pria de le suivre.

Nous rentrâmes dans l’escalier, et l’ascension recommença dans la mèche à vrille. Nous débouchâmes enfin sous la voûte en pierre de taille de la tour. De là, l’oeil plongeait jusqu’au fond de l’abime. C’était la vraie marglle de moellons d’un veritable puits, et ce puits semblait être en réparation, car l’echafaudage croisé de poutres qui soutenait les cloches, paraissait être dresé, là, du haut en bas du tube, pour étayer les murs.

— Montez, Monsieur.

Et le sonneur me désigna une échelle de fer scellée dans la muraille même, et qui s’élançait, droite, jusqu’au plafond, percé d’une petite porte. Je me senais mal à l’aise dans ce vide, attiré en bas par ce trou beant, d’ou s’échappait par bouffées, le tintement lointain de la cloche qui oscillait sans doute encore, avant de rentrer, immobile, dans un complet repose.

Nous redescendîmes et le sonneur, Carhaix, ouvrit une nouvelle porte. J’avançai dans une immense remise qui contenait des statues colossales et cassées de saints, des apôtres patraques et lépreux, des saint Mathieu amputés d’une jambe et perclus d’un bras, des saint Luc escortés d’une moitié de boeuf, des saint Marc bancroches et privés d’une partie de barbe, des saint Pierre érigeant des moignons dépourvus de clefs.

Autrefois, dit le sonneur, il y avait ici une balançoire. C’était plein de gamines, on a abusé de tout... Au crépuscule, il se passait, pour quelques sous des choses ! Le curé a fini par faire enlever la balançoire et fermer la pièce.

Et cela ? dis-je, apercevant dans un coin un énorme fragment de métal rond, une sorte de demi-calotte géante, veloutée de poussière, treillissée par de légères toiles semées, ainsi que des éperviers granulés de boulettes en plomb, de corps repliés d’araignées noires.

Ça, ah ! Monsieur ! — Et l’oeil de l’homme se récupéra et prit feu. Ça, c’est le cerveau d’une très vieille cloche qui rendait des sons comme il n’y en a plus ; celle là, Monsieur, elle sonnait du Ciel !

Et subitement il s’emballa :

— Voyez-vous, c’est fini, les cloches ! ou plutôt, c’est les sonneurs dont il n’y a plus !... à l’heure qu’il est, ce sont des garçons charbonniers, des couvreurs, des maçons, des bouffiats, des gnaffs, ramassés pour un franc sur la place, qui font la manoeuvre ! Ah ! faut les voir ! — Mais c’est pis que cela ; si je vous disais, il y a des curés qui ne se gênent pas pour me dire : Racolez dans la rue, des soldats pour dix sous, ils feront l’affaire. Oui, si bien qu’il y en a eu un dernièrement qui n’a pas retiré sa jambe à temps ; la cloche est revenue à toute volée dessus et l’a coupée nette, comme un rasoir.

Et ces gens-là, ils dépensent des trente mille francs pour des baldaquins, ils se ruinent pour des musiques, il leur faut du gaz dans leur église, un tas de tra-la-la, est-ce que je sais, moi ? Quant aux cloches, ils lèvent les épaules quand on leur en parle. Savez-vous, Monsieur, que nous ne sommes plus à Paris que deux accordants, moi et le père Michel, un vieux poivrot, qui n’est pas marié et qu’on ne peut, à cause de ses moeurs, attacher régulièrement à une église. Cet homme-là, c’est un accordant qui n’a pas son pareil ; mais, lui aussi, il se désintéresse ; on lui paye sa volée deux francs, saoul ou pas saoul, il travaille, et après cela, il se recole dans le gosier un rasotin et il dort.

— Ah ! oui, que c’est bien fini ! Tenez, ce matin, Monseigneur fait sa tournée pastorale en bas. A huit heures, il fallait sonner son arrivée ; les six cloches que vous avez vues ici, marchaient. Nous étions attelés à seize dessus. Eh bien, c’était une pitié ! Ces gens-là ils brimballaient comme des propres à rien, ils ruaient à contre-temps, ils sonnaient la gouille !

Nous descendions, l’homme gardait maintenant le silence.

— Les cloches, fit-il en se retournant et en me fixant de ses yeux dont l’eau bleue entrait en ébullition ; mais, Monsieur, c’est la véritable musique de l’église, cela !

Nous débouchâmes au-dessus même du parvis, dans la grande galerie couverte sur laquelle sont posées les tours. Alors le sonneur sourit et me montra tout un jeu de minuscules clochettes, installé entre deux piliers, sur une planche. Il tirait les ficelles, agitait le frêle cliquetis des cuivres, écoutait, ravi, les yeux hors du front, la moustache retroussée d’un coup de lèvres, le léger saut des notes que buvait la brume.

Et subitement, il rejeta ses ficelles. — C’était jadis ma toquade, dit-il, j’avais voulu former ici des élèves, mais va te faire fiche, mon fils même n’a pas d’oreille ; puis il est comme les autres, il se soucie peu d’apprendre un métier qui rapporte de moins en moins, car on ne sonne même plus les mariages et personne maintenant ne monte aux tours.

— Au fond, reprit-il en descendant, moi je ne me plains pas. Les rues d’en bas m’ennuient ; ça me brouille quand je mets les pieds dehors ; je ne suis heureux que dans mon tour, aussi, je ne la quitte que pour aller chercher des seaux d’eau au bout de la place, mais ma femme s’ennuie à cette hauteur ; puis, l’hiver c’est terrible ; la neige entre par toutes les meurtrières, ça souffle à vous renverser ; à six heures du matin, quand il faur sonner l’Angelus avec une lanterne qui devient comme folle dans ces bourrasques, c’est tout de même dur !

Nous étions arrivés à son logement.

Il était énorme, voûtée, taillé en plein pierre, éclairée près du plafond, par des fenêtres en demi-roues ; l’odeur d’un pétulant pot-au-fer, éperonné par une pointe de céleri, s’échappait de cette pièce.

— La bourgeoise est sortie, il faut que j’écume la marmite, fit-il, et nous nous quittâmes.

Je rêvassai, lorsque je me retrouvai dans le brouhaha des rues. Je me disais : ne pourrait-on pas, en agençant cette froide chambre, s’installer au-dessus de la ville un séjour balsamique et douillet, un havre inaperçu, un rade tiède.

Ne pourrait-on pas mener, seul, dans les nuages, là-haut, la réparante vie des solitudes, et parfaire pendant des années, un livre ? Puis, ne serait-ce pas aussi un fabuleux bonheur que d’exister enfin, à l’écart du temps, et alors que le raz de la sottise humaine viendrait déferler au bas des tours, de manger, en paix, ce robuste bouillon, en feuilletant de très vieux bouquins, sous les lueurs rabattues d’une ardente lampe ?

Je souriai de la naïveté de ces rêves.

Quand une phrase du sonneur me revint, cette phrase où il affirmait que la véritable musique de l’Eglise, c’était celle des cloches. Et ma rêverie, subitement reculée de plusieurs siècles, évoque parmi de lents défilés de moines au Moyen Age, la troupe agenouillée des ouailles qui répondait aux appels des Angélus et suivait comme le dictame du vin consacré les gouttes flûtées de leurs sons blancs.

Et tous les détails autrefois connus des séculaires liturgies me hantèrent ; les invitatoires des Matines, les carillons s’égrenant en des chapelets d’harmoniques bulles sur les rues tortueuses et serrées, aux tourelles en cornets, aux pignons en poivrières, aux murs percés de chantepleures et armés de dents, de carillons chantant les heures canoniales, les primes et les tierces, les sextes et les nones, les vêpres et les complies, célébrant l’allégresse d’une cité par le rire fluet de leurs petites cloches ou sa détresse, par les larmes massives des douloureux bourdons !

Et c’étaient alors des maîtres sonneurs, de vrais accordants, qui répercutaient l’état d’âme d’une ville avec ces joies ou ces deuils de l’air ! Et la cloche qu’ils servaient, en fils soumis, en fidèles diacres, s’était faite à l’image même de l’Eglise, très populaire et très humble.

A certains moments, elle se dévêtait, comme le prêtre se dépouille de sa chasuble, de ses sons pieux. Elle causait avec les petits, les jours de marchés ou de foires, les invitait, par les temps de pluie, à débattre leurs intérêts dans la nef de l’église, imposant, par la sainteté du lieu, aux inévitables débats des durs négoces, une probité qui demeure à jamais perdue !

Maintenant, les cloches parlaient une langue abolie, baragouinaient des sons vides et dénués de sens. Le livide sonneur ne se leurrait point ; cet homme qui vivait, en dehors de l’humanité, dans une aérienne tombe, croyait à son art, n’avait plus par conséquent de raison d’être. Il végétait, superfétatif et désuet, dans une société que les rigaudons des concerts amusent ; il apparaissait, tel qu’une être caduc, rétrograde, tel qu’une épave refluée sur la berge des âges, une épave surtout indifférente aux misérables soutaniers de cette fin de siècle qui, pour attirer les foules en toilette dans le salon de leur église, ne craignent pas de faire entonner des cavatines et des valses sur les grandes orgues que manipulent, en un dernier sacrilège, maintenant, les usiniers de la musique profane, les négociants en ballets, les fabricants d’opéras-bouffes.


J.-K. HUYSMANS