vatard cover

Les Soeurs Vatard (1879)

blue  Chapitre I-IV.
blue  Chapitre V-VIII.
blue  Chapitre IX-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.
blue  Chapitre XVII-XX.


A ÉMILE ZOLA
son fervent admirateur et dévoué ami.


back
Chapitre XVII

Céline s’étonnait parfois de l’apathie de sa soeur, lui disait : tu vas être en retard, dépêche-toi. Désirée répondait : mais non, je n’ai pas donné d’heure exacte à Auguste ; je lui ai simplement promis de le rejoindre entre huit et neuf heures. Il n’est que la demie, j’ai bien le temps. Céline partait. — Désirée attendait que l’eau fût chaude pour se laver les mains. Cela lui faisait bien perdre dix minutes ; cinq encore pour s’attifer et descendre les marches ; avant qu’elle n’eût franchi le couloir et la porte d’entrée, Auguste croquait le marmot depuis plus de trois quarts d’heure.

Un soir, elle ne vint pas. C’était la première fois qu’elle manquait ainsi, complètement, à un rendez-vous.

Il se promena sur le boulevard, monta jusqu’au carrefour de l’observatoire, demanda dans la bibine où ils s’étaient souvent retrouvés, si on ne l’avait pas vue. Il errait comme une âme en peine, surveillant les trottoirs, épiant la chaussée, n’osant entrer chez un marchand de tabac de peur qu’elle ne passât tandis qu’il aurait le dos tourné. Il n’osait non plus aller plus loin que la rue du Montparnasse, la petite pouvant gagner le boulevard par cette rue ou par celle du Départ ; et il restait là, debout, sur cette route mal éclairée, frôlé par deux sergents de ville qui marchaient sans se presser, regardaient avec défiance cet homme planté contre un arbre ou le long d’un banc.

Désirée n’arrivait décidément pas. Alors il redescendait lentement le boulevard, se retournant, toutes les trois minutes, sondant l’horizon borné, attendant que les points noirs qui remuaient au loin eussent grossi, se fussent changés en des femmes autres que celle qu’il espérait.

L’heure s’était écoulée depuis longtemps déjà qu’il ne croyait pas encore qu’elle lui ferait faux bond. Quelquefois, il apercevait, venant en sens inverse, une tournure qui ressemblait à celle de Désirée et il courait au-devant d’elle, s’imaginant que la petite avait pris par un chemin différent, s’était rendue au quai, et, dépitée de ne pas le voir, retournait chez elle. De plus près, il trouvait une femme qui n’avait rien de commun avec la sienne. La femme le fixait, alarmée ou ravie du pas qu’il avait fait vers elle ; — ou elle souriait, ou elle décrivait une courbe brusque pour l’éviter. Il arrivait au pont St-Germain, et désolé, il haletait ; — puis, lentement encore, il longeait les grilles de l’Entrepôt, examinait, aux lueurs chassieuses de lanternes posées aux quatre coins d’un trou, l’amas en réparation des tuyaux à gaz, des conduites à eau ; traversait la rue, s’accoudait sur le parapet au-dessus de la Seine qui coulait, noire, zébrée, çà et là, de tortilles de feu par le reflètement des réverbères. Onze heures sonnaient. — Pas de Désirée. — Ah ! elle n’était vraiment pas gentille ! elle avait paressé au coin du feu, s’était couchée chaudement sans penser à lui ! Puis il essayait de se persuader qu’elle était souffrante ; — mais non pendant la journée, elle avait jaboté et ri comme de coutume. — A six heures, elle avait quitté l’atelier, joyeuse et bien portante. Il eût été, en vérité, très-étonnant qu’elle fût tombée malade en rentrant chez elle. Peut-être son père l’avait-il retenue ? C’était encore peu probable. — Vatard ne sortait guère qu’à des jours fixés. — Désirée connaissait les soirs où il allait faire sa partie chez Tabuche. — Elle savait, par conséquent, quelles étaient les heures où elle était libre ; le père d’ailleurs ne la tracassait plus, la laissait se balader. En admettant même qu’il eût voulu, comme autrefois, la guetter et la tenir en laisse, elle aurait pu prétexter l’achat d’une pelote de fil ou d’un paquet d’aiguilles, courir jusque chez le marchand de vins, le prier de prévenir Auguste quand il viendrait, retourner chez elle au grand galop si réellement elle était trop pressée pour pouvoir l’attendre.

Il essayait de se rappeler les paroles qu’elle avait prononcées depuis plusieurs jours ; n’avait-elle pas dit que les tempes lui battait, qu’elle était mal à l’aise ? Après tout la migraine s’était peut-être ruée sur elle et l’avait jetée la tête sur un lit, au moment où elle allait partir. Avec l’égoïsme des gens épris, il eût préféré d’ailleurs qu’elle fût malade plutôt qu’indifférente. Il se répétait pour la vingtième fois que, tandis qu’il l’accusait de paresse et de froideur, elle geignait et pleurait sans doute. Il ne pouvait parvenir à se convaincre.

Le même fait se reproduisit à des intervalles peu séparés. Le lendemain, pressée de questions, la petite répondait : — J’ai été souffrante.

La première fois, il la questionna avec inquiétude, avec angoisse ; la seconde, il l’engagea vivement à voir un médecin, se gendarma lorsqu’elle prétendit que ça n’en valait pas la peine, que ça se passerait comme c’était venu ; les fois suivantes, il devint très perplexe, pensant qu’elle avait trop bonne mine pour une malade. Un jour il laissa percer un doute. Elle eut une pointe d’incarnat aux joues, se fâcha, se fit demander pardon, ne l’accorda qu’après de longues instances.

Mais comme ces défaites se renouvelaient, les jours de froidure et de pluie surtout ; comme cette maladie qu’elle prétendait la poigner le soir, ne lui laissait aucune trace, le lendemain matin, il fut persuadé qu’elle mentait et il le lui fit doucement comprendre, intimidé malgré tout, incertain même s’il avait raison, lorsqu’éclatant en reproches, elle s’étonnait d’être ainsi mal reçue, trouvait étrange qu’on la soupçonnât, déclarait que dans tous les cas, c’était ainsi, que ce ne serait pas autrement, que c’était à prendre ou à laisser. — Il prenait.

La vie leur devint épineuse. Quand, après avoir manqué à ses promesses, Désirée s’apprêtait, le lendemain, à revoir Auguste, elle ne venait plus au-devant de lui que hargneuse et prompte aux colères. Il allait falloir supporter des criailleries, répéter vingt fois : Je n’ai pas pu ! se tenir en garde pour ne point se contredire, lui clore la bouche avec des airs boudeurs et des menaces, entendre des soupirs qui en disaient long, subir des emportements qui se contenaient, des défiances qui couvaient l’injure !

Pour un peu, elle serait encore restée chez elle.

Leurs réunions si joyeuses, dans les premiers temps, devenaient lugubres. Elle avait avec cela, sans peut-être s’en rendre compte, des observations, des mots qui cassaient bras et jambes. Jadis, ils se promenaient ensemble ; tout à coup, il pleuvait. Elle acceptait gaiement l’aventure ; — maintenant elle grognait : Allons, bon, voilà de la pluie, je vais être trempée ; il ne manquait plus que cela !

Leur amour semblait vaciller par moments sous une poussée de mille bêtises, de mille riens qui, comme des termites, faisaient leurs trous, rongeaient sourdement les derniers liens qui les rattachaient. Lui, se désespérait, sentant sa femme lui échapper ; elle, se cabrait, le voyant résolu à la combattre. Auguste finissait par plier pourtant, avouait des torts qu’il ne reconnaissait plus lorsqu’il était loin d’elle, baissait la tête, la remerciant presque d’être venue, lorsqu’ironique et mauvaise, elle lui laissait entendre qu’elle aurait encore pu mentir à sa parole, en ne quittant pas sa chambre.

Et cependant que de leçons il avait apprises, avant que d’aller à sa rencontre ! Comme il s’était promis de ne pas céder ! Puis, au premier regard qu’elle lui jetait, toutes ses fermetés se fondaient en incertitudes et en peurs. Il était comme un homme qui jugerait miséricordieux l’adversaire qui, après l’avoir terrassé et meurtri, consent à ne point l’achever.

Certains soirs d’attente, au milieu du boulevard St-Germain, quand il marchait, l’oeil au guet, et à petits pas, il était accosté par une ambulante, une blonde triste, qui errait, les mains dans un manchon et la tête nue. Elle lui disait : Bonjour, beau blond ! — Mais il continuait sa route sans l’écouter. Alors que, ne voyant pas la petite, il revenait sur le trottoir et frôlait à nouveau cette femme, elle le regardait, lui faisait curieusement : Eh bien, elle ne vient donc pas ? — À force de se croiser ainsi, ils échangèrent quelques paroles. — Elle était d’ailleurs très-douce quand elle était à jeun. — Puis Auguste était si malheureux, si enfiévré par tous ces espoirs déçus qu’il laissait échapper quelques plaintes, mais toujours cette fille donnait raison à Désirée. Est-ce que les hommes pouvaient savoir ! Les femmes ne font pas ce qu’elles veulent ! Ah ! les hommes ! quels égoïstes ! ils soupçonnent toujours le mal ! Ça y était arrivé à elle. Son premier amant l’avait battue parce qu’elle n’était pas exacte et alors elle n’y mettait pas de mauvais vouloir ! Il est vrai qu’il la rossait aussi pour des vices qu’elle n’avait pas encore à cette époque-là. Ah ! vraiment, les femmes étaient à plaindre ! — Et elle défendait opiniâtrément la petite, sans la connaître.

Ces soirs-là, Auguste retournait chez lui plus réconforté. — Les jours où il apercevait Désirée, il quittait précipitamment la femme qui s’éloignait aussitôt, recommençant, à vingt enjambées plus loin, sa promenade lente, roulant dans sa gorge de bois le gravier d’une chanson de soldat en marche.

Et les deux amoureux s’essayaient à retrouver les ferveurs, les ravissements qui les laçaient jadis l’un à l’autre ; ils s’essayaient à faire renaître l’allégresse des rencontres passées, les voluptés douloureuses des séparations exigées par l’heure. Les redites qu’ils épelaient maintenant, rataient comme des pièces mouillées ; ils demeuraient, l’un devant l’autre, déconcertés et tristes.

Ils finissaient par ne plus souffler mot, écoutaient le refrain qui leur arrivait parfois de l’ambulante en arrêt, remontaient dans la direction du boulevard Saint-Michel, sentant leur passion se détraquer comme un joujou que l’on aurait manié avec des curiosités brutales d’enfant. Chacun se faisait ses réflexions, une fois seul. — Auguste se disait : Ah ! si je l’avais possédée, bien sûr qu’il n’en serait pas ainsi ! Elle, au contraire, pensait : ah ! si j’avais cédé, il n’en serait sans doute ni plus ni moins ; j’ai eu une fière chance de m’en être tirée sans aucun dommage !

Les petites vilenies, les bassesses, les aigreurs, la lie du caractère qui s’étaient séchés et tus quand l’affection qu’ils se portaient étouffait en eux toute idée de froissement et de lutte, commençaient à se montrer comme se montre, sous la trame usée d’un vêtement, une doublure grossière. — L’obéissance, le dévouement d’Auguste, Désirée ne s’en rendait déjà plus compte.

Au fond, elle était peut-être la plus malheureuse. — Elle se donnait, malgré tout, tort à elle-même et se gardait bien d’en convenir devant lui. — Elle lui en voulait d’avoir raison, était furieuse lorsqu’il hasardait un mot qui le lui faisait comprendre, presque méprisante lorsqu’il ne disait rien, semblant croire aux excuses banales de ses absences.

Il y avait des jours d’ailleurs où elle ne se reconnaissait plus. — Elle pleurait sans savoir pourquoi, voyait des papillons noirs voleter devant ses yeux, souffrait des reins, était fatiguée des jambes comme une femme qui aurait effectué de longues courses, sautait avec un cri d’alarme lorsqu’un objet quelconque tombant à terre faisait du bruit, s’irritait à propos de tout, répondait à peine aux questions de son père, aux câlineries de sa soeur. Le médecin vint, prononça le grand mot d’anémie, et il prescrivit des réconfortants, des quinquinas, des huiles et des fers. Elle avala ces drogues, pendant huit jours, puis elle se lassa et jeta dans les lieux les fioles et les boîtes.

Céline tenta de l’égayer, de secouer cette torpeur, ce nonchaloir désolé qui l’abattait sur une chaise, les yeux éteints et les membres lourds. Un jour que Vatard, plus inquiété que jamais par la pâleur de sa fille, demandait à Céline d’aller chercher le médecin, celle-ci lui répondit simplement : Ce n’est pas la peine, il n’y pourrait rien. Désirée a besoin de se marier ; l’herboriste ne guérit pas ces maladies-là. — Vatard garda le silence, mais il devint, à son tour, méditant et triste.

Auguste, lui, commençait à relever la tête, à croire qu’il aurait dû montrer plus de bravoure, plus de vigueur. Ses amis de l’atelier, qui étaient forcément au courant de la situation, le pressaient de brusquer la petite. — Vous manquez de poil, disait l’un. Ah ! bien, elle vous en fera voir de drôles lorsque vous serez mariés ! reprenait un autre. Eh ! secouez-la comme un prunier et, au besoin, dégradez-y le portrait ! criait le vieux Chaudrut ; et tous citaient leurs exemples, des maîtresses qu’ils avaient mâtées en les rudoyant. — Des gifles comme aux enfants qui crient ! Et voilà tout ! ça allait tout seul après !

Auguste se refusait à user de ces arguments ; mais, après bien des irrésolutions, bien des combats, il se décida à lui parler ferme, à l’engueuler même s’il le fallait. Seulement, comme les poltrons qui veulent se montrer braves, il dépassa, ce soir-là, toutes les bornes.

Désirée fut stupéfaite, si stupéfaite, qu’elle ne trouva pas un mot à répondre. Indignée, elle tourna le dos et, sans plus s’occuper de lui, elle se disposa à rentrer chez elle.

Auguste se tint à quatre pour ne pas la rappeler, la suivre ; puis, il eut une berlue, s’élança sur le boulevard derrière elle. Désirée marchait vite. Il s’arrêta, se supplia de ne pas aller plus loin ; il reprit sa course et la rejoignit. Il lui demanda pardon, mais elle persistait à ne pas l’écouter. Il voulut lui prendre le bras, elle le retira. Il insistait, l’implorait plus haut. Quelques passants s’étaient attroupés et ricanaient.

Elle lui dit sèchement : Laissez-moi, vous voyez bien qu’on nous regarde. — Alors, il marcha silencieusement à ses côtés. Quand ils arrivèrent devant sa maison, il murmura d’une voix tremblante : Désirée, je t’en supplie, écoute-moi, viens demain soir, tu verras. Le vantail de la porte se ferma sur elle.

Il sentit un grand froid. Il lui sembla que toute sa vie s’écroulait devant cette porte. Son amour qui se mourait flamba plus fort ; il rentra chez lui avec l’inconscience, les balbuties, les haltes chancelantes d’un homme pris de boisson, et, une fois couché, il en eut le sommeil alourdi, les réveils effarés, les pensées décourageantes.

Pendant toute la journée du lendemain, il éprouva à l’atelier, des secousses, des détentes ; il eût voulu crier, l’invoquer à genoux, la battre. Elle, ne paraissait pas autre que de coutume. Elle manoeuvrait, jacassait, cousait comme d’habitude. Il remarqua seulement une certaine affectation à ne pas le voir.

Le soir, il s’en fut, très agité, au rendez-vous. Il se répétait : Elle ne viendra point ; c’est ma faute, j’ai eu tort ; et il aurait voulu tenir, dans un coin, Chaudrut, ses camarades, les étrangler, les uns après les autres, se venger ainsi de leurs sots conseils ; puis il cherchait des phrases d’excuses, des formules d’adoration ; il préparait des histoires joyeuses pour la faire rire lorsqu’elle hésiterait à pardonner. — Il faisait sonner l’argent qu’il avait en poche, se proposait de lui offrir des croquets et de la bière.

Et il redevenait très gai, se disant : Tout cela, c’est des bêtises, nous nous aimons ; nous allons recommencer nos bonnes soirées d’autrefois ; et, il s’arrêtait court, son coeur battait la chamade, il était subitement convaincu qu’elle lui ferait encore faux bond.

Il reprenait sa marche, la tête basse. — La grande blonde le rencontrait pendant son quart, et, regardant sa figure chagrine, lui disait : Eh bien ! les amours, ça ne va donc pas ? — Il étranglait, éprouvait le besoin de crier à n’importe qui ses anxiétés, ses espoirs, de se faire assurer que Désirée viendrait. La femme l’écoutait mais ne répondait rien. — Il la pressa. — Si vous étiez à sa place, n’est-ce pas que vous seriez venue ? Elle murmurait : Je ne sais pas ! — Elle semblait ne pas vouloir lui dire comment elle aurait agi. — Il comprenait et il la poussait à parler avec instances. Elle finit par murmurer : Si vous ne l’aviez pas suivie hier, elle serait déjà arrivée, maintenant dame ! je ne sais pas ; elle est sûre que vous tenez à elle, tout ça, ça dépend des caractères, vous comprenez, moi, je ne peux pas vous dire !

Tout à coup Désirée parut. — Elle avait fait halte sur le trottoir en face et considérait, très étonnée, Auguste causant avec cette femme. Elle traversa la chaussée et se plaça derrière eux. La fille la dévisagea effrontément, puis, sans prononcer un mot, elle pivota sur ses talons et s’en fut faire sonner plus loin la cloche ballonnante de son jupon blanc.

Auguste n’eut pas le loisir d’ouvrir la bouche. Désirée lui jeta précipitamment qu’elle ne continuerait plus des relations avec un homme qui noçait chez des saletés comme cette femme-là !

Il déclara que c’était faux, que cette créature était une brave fille, qu’il causait avec elle pour tuer le temps, qu’il ne savait ni son nom, ni même l’endroit où elle demeurait, qu’elle exerçait un métier pas propre, c’était évident, mais qu’enfin elle n’était pas mal polie et rosse comme toutes les femmes de sa sorte.

— C’est pour vous tirer de l’argent qu’elle se fait comme cela, dit sèchement la petite.

Mais lui, niait qu’elle l’eût même invité à monter chez elle ; il ajouta, pensant que Désirée serait désarmée par cette sympathie : Elle est bonne enfant, je t’assure, la preuve, tiens, c’est que lorsque tu ne venais pas, elle te défendait toujours.

L’amour-propre de Désirée saigna sous ce coup. Elle fut horriblement froissée d’apprendre que cette baladeuse était dans leurs confidences et la soutenait alors qu’elle était en faute. Cette sorte de complicité la révolta. Devant sa fureur hautaine, Auguste resta abasourdi ; — ce rendez-vous qui devait les rapprocher, les écarta davantage. Après avoir été blessée dans son affection par les doutes et les outrages d’Auguste, Désirée, blessée dans son orgueil, fut intraitable.

Il se rendit enfin compte qu’il avait été stupide ; et, exaspéré contre lui-même, il apostropha véhémentement, le lendemain, Chaudrut qui le narguait sur ses amours. — C’est vous qui êtes cause de notre brouille avec toutes vos bêtes d’idées, lui criait-il, — tandis que le vieux, préparant une absinthe, hochait sa tête époilée, sans interrompre le récit que son camarade lui faisait de ses bévues.

— Faut-il que vous soyez mélasson pour vous être ainsi fourré la gueule dans le beurre ! lui dit-il enfin. Fallait laisser croire, tout en niant d’un air pas convaincu, que vous rigolbochiez avec cette dame ! Désirée aurait essayé de vous reprendre. Ça vous aurait donné, après deux jours de disputes, huit jours de bon temps ! Et dame ! huit jours sans qu’il grêle avec une femme, ça en vaut la peine ! Faut pas faire la bête comme ça, voyez-vous ; quand on a du sentiment à en revendre, on bazarde le tout, sans en garder. J’en ai connu, moi, sans compter ma vraie bourgeoise qui est morte, des râleuses qui vous auraient fiché plus de tapes que de pain si on les avait laissées faire ! Minute, Eugénie, faut pas jouer avec le peuple, v’là mon plébiscite ! Et j’y cabossais l’urne. Elle chignait raide, comme de juste ; mais elle se repliait dans la cuisine et on ne l’entendait plus. Faites comme moi, nom de dieu ! Ne vous laissez pas frire ! fichez-moi un coup de soulier dans la poêle, et vite ! Maintenant, vous savez, je vous dis ça moi, ça m’est égal ; vous pouvez bien vous disputer, tous les deux, comme des architectes, cela ne me regarde pas ; ce que j’en fais, c’est parce que ça m’offusque de voir des hommes mis dans l’embarras par des morveuses qui ont à peine l’âge ! ça me fait mal, c’est plus fort que moi ; mais en voilà assez, la messe est dite ; m’est avis qu’il serait temps de voir à se la gambiller ; et il sortit, laissant son absinthe à payer au jeune homme en échange de ses bons conseils.

— Ah ! que ça aille comme ça voudra, se dit Auguste, très indécis sur la conduite qu’il aurait dû suivre, et sur le parti qu’il devait prendre. Il éprouvait une lassitude de coeur énorme. Toutes ces luttes à coups d’épingles, toutes ces déconvenues, toutes ces froideurs, toutes ces moues, toutes ces rebuffades lui avaient brisé toute énergie, tout ressort. Il était comme ces gens qui, après avoir ardemment convoité un objet, finissent, un beau jour, avant même que de l’avoir possédé, par n’y plus tenir.

Il regrettait le temps où, désirant une maîtresse, il allait, avec les camarades, se galvauder dans les magasins de blanc du quartier de Montrouge. Quelle tranquillité alors ! Quelle existence dénuée de soucis et de peines ! Ah ! sans doute, après avoir traîné pendant quelque temps cette vie, après avoir bu dans le verre de tout le monde pendant des mois, il en avait eu assez ! Il avait eu des élans, des postulations vers des femmes autres, il avait aspiré après une amie qui fût gentille et bonne, il avait rêvé d’une chambre bien close, d’une ménagère dont toutes les pensées convergeraient sur lui ! — À quoi, toutes ces appétences, toutes ces ardeurs l’avaient-elles mené ? Aux ennuis sans nombre d’une liaison chaste, aux avanies, aux douleurs d’une passion exaltée par les obstacles, refoulée, affaiblie et comme usée par un heurt quotidien, par un frottement continu des caractères. — Il se retrouvait aujourd’hui plus seul, plus abattu, plus désorienté que jamais ! Il allait maintenant à la dérive, le voyait, n’avait même plus le courage de se rattraper aux branches. Une seule idée surnageait dans cette débâcle, une idée obsédante et fixe : le mariage. Il voulait, à tout prix, trouver une délivrance, un havre, où il pourrait s’échouer ; il songeait après ces bourrasques à un long repos ; et ces pensées le hantaient, surtout depuis qu’il était allé voir un ami qui s’était marié. Il était bien heureux celui-là ! Il n’avait eu aucun ennui avec sa future ! Ils s’étaient épousés, simplement parce qu’ils se plaisaient. Le mari ne gagnait pas plus de cinq francs par jour et la femme n’en rapportait que deux. Ils n’en étaient, ni moins à l’aise, ni moins contents. — Auguste les enviait de toutes ses forces, maudissait cette espèce d’aristocratie ouvrière, ces hommes comme Vatard, qui, parce qu’ils ont quelques sous et une fille âpre au travail, ne la veulent marier qu’à un ouvrier hors ligne, et puis, plus il réfléchissait, moins il voyait d’issue à ses amours avec Désirée.

Il apercevait maintenant le fond de l’impasse où il était entré. Il devait ou retourner sur ses pas ou se butter contre les murs. — Découvrir un emploi plus lucratif que le sien ? Il n’y fallait plus prétendre. Il avait, par tous les moyens possibles, tenté de remplir l’office de voiturier, dans une maison de brochure, une bonne place celle-là ! Soixante francs par quinzaine, le profit du fumier vendu, les pourboires cachés, les rabiaus sur le fourrage, les petits bénéfices chez les éditeurs pour porter, le dimanche, leurs prospectus aux bureaux de poste. — Partout il avait échoué.

Un jour ou l’autre, son salaire pourrait s’augmenter un peu, mais ce serait tout. En travaillant d’arrache-pied, il touchait, en moyenne, quatre francs quatre-vingts centimes par jour. Il se faisait donc un gain presque égal à celui de son ami. Il occupait son temps à comparer sa situation à la sienne. — Il retournait voir souvent ce camarade, passait la soirée avec ses parents, et la soeur de sa femme, une blondine de dix-huit ans, qui avait de jolies lèvres, des dents blanches comme des quartiers de noix fraîches, et qui les découvrait soudain, riant, avec de jolis tintins quand elle battait toute la tablée au rheimps.




Chapitre XVIII

Il eut tout loisir d’ailleurs pour fréquenter cette maison qui apaisait, avec sa placidité béate de gens heureux, les angoisses et les transes qui l’opprimaient.

Désirée ne venait plus à l’atelier, depuis quelques jours. Sa mère allait subir une ponction et, très inquiétés par le coup de foret qui devait lui percer le ventre, Vatard et ses deux filles gémissaient et pleuraient.

Les soirées d’Auguste n’étaient donc plus occupées par les rendez-vous et, peu à peu, l’habitude qu’il avait prise de fréquenter par tous les temps le quai, se changea en la coutume de monter, le soir, chez des amis où l’on trouvait du feu plein la cheminée, du vin plein les verres, du rire plein les bouches. Il s’acagnardait maintenant chez eux, lutinait Irma, la belle-soeur de son ami, une petite folle qui chantait à tue-tête, gaminait ou cousait, le taquinait sur son air chagrin, était, quelque temps qu’il fît, d’humeur également réjouie.

Cette tiédeur de bien-être, cette entente contre la misère, cet amortissement de toutes les idées tristes, l’affermissaient dans sa volonté de se créer enfin un chez-soi. Le mariage qu’il ne comprenait jadis qu’avec Désirée pour femme, il le convoitait aujourd’hui pour le mariage lui-même. Son amoureuse ne se présentait plus naturellement à sa pensée, quand il songeait à cette fin tant de fois enviée. N’ayant sous les yeux d’autre fille honnête et tentante que la petite Irma, il l’associait nécessairement à ses projets d’avenir, se disait qu’après tout elle remplissait aussi bien que Désirée les conditions requises pour lui rendre la vie agréable et douce.

Comme figure elle était même plus jolie, plus fraîche que l’autre ; mais, malgré tout, la fille de Vatard lui plaisait davantage. Il en convenait, puis il devenait très philosophe, se consolait avec ce proverbe mélancolique : Lorsqu’on n’a pas ce que l’on veut, l’on prend ce que l’on a. Et il était assuré d’avoir s’il le voulait. Son ami lui avait, un jour, laissé clairement entendre qu’il ne déplaisait pas à la jeune fille, et qu’il avait par conséquent toutes les chances d’être accepté, s’il se présentait.

Il hésitait cependant encore, retenu quand même par le souvenir de Désirée qui ne le quittait point, mais les dernières attaches qui le liaient à elle commençaient à se desserrer. Il sentait avec joie qu’elles tomberaient bientôt ; et il se disait avec une certaine rancune, attisée par le rappel des poses qu’il avait subies : Je ne veux plus de rendez-vous ni de lambinages comme autrefois ; ou j’épouserai Irma tout de suite, ou je ne l’épouserai pas. Ce qu’il appréhendait le plus par exemple, c’était de revoir Désirée. Il avait cependant un bon motif pour rompre avec elle. Il pouvait tout simplement lui dire : c’est ta soeur qui m’a proposé le mariage, j’ai dit oui, ton père a dit non. A-t-il, ou n’a-t-il point changé d’avis ? Moi, je ne peux pourtant pas attendre qu’il décède ou qu’il girouette, par un jour de bon vent, du côté où je suis.

Un vendredi, il se répéta : Voyons, raisonnons, et tâchons, pour une fois, de nous décider. C’est demain samedi, jour de paie ; Désirée viendra sûrement toucher l’argent qu’elle a gagné dans les premiers jours de la semaine ; soyons braves, sautons le fossé avant que de la revoir, et, le soir, il pressa vivement Irma, lui offrit le mariage. Après s’être un peu défendue pour le principe, l’enfant tendit sa main et alors, dans un engloutissement de marrons grillés, dans une versée de vin blanc, ils échangèrent le retentissant baiser des fiançailles.

Il eut, quand il partit, un poids énorme de moins sur la poitrine. Il n’y avait plus à se dédire cette fois, ça y était. Sa mère, qui connaissait Irma depuis sa naissance, poussa des cris de joie lorsqu’elle apprit cette bonne nouvelle. Auguste s’étonna presque de n’avoir pas épousé cette fille-là plus tôt et ses amours avec Désirée lui semblèrent, à ce moment, enfantins et vides.

Le lendemain, quand il entra dans l’atelier, il y avait le brouhaha des jours où l’on brasse des comptes : une femme, debout, un peu penchée, les mains sur la table, proposait de mettre, près du bureau du patron, une petite sébile où chaque ouvrière déposerait une pièce blanche ou des sous, afin de venir en aide au frère de l’une d’elles qui était tombé d’un échafaudage et s’était démis le bras. — Toutes les brocheuses acceptèrent. — Ni Désirée ni Céline n’étaient présentes. — La contre-maître inscrivait sur un grand livre le travail des filles. — Les hommes aplatis, sur les tables de l’assemblage, s’absorbaient dans leurs chiffres ; maman Teston, très émue et très pâle, lança : J’arrive de chez Vatard, la pauvre chère femme a bien supporté l’opération. Elle a dit Ouf ! ça été tout.

— Elle n’en n’a jamais tant dit dans sa vie, ricana Chaudrut. Mais cette remarque fut mal prise, la mère Teston s’écria qu’il fallait n’avoir pas de coeur pour rire ainsi du malheur des autres. Toutes les femmes firent chorus et des grognements indignés rejoignirent Chaudrut à sa place.

La contre-maître domina toutes les voix avec son cri : allons, du silence ! J’inscris pour les rubans, voyons, Félicité, combien ?

— Pliure 40, couture 50.

— Ça fait tant, disait la contre-maître.

L’autre trouvait cinq centimes de plus. Tout le monde s’attelait aux additions, espérant trouver la contre-maître en faute.

Pendant ce temps, les hommes, la mine longue, ne s’échappaient plus pour aller boire. Une grosse commère, une marchande de vins était là embusquée dans un coin de la cour, les harpant au passage, attendant qu’ils eussent touché leur paie pour leur soutirer des acomptes sur l’argent qu’ils lui devaient.

Mais c’était presque toujours peine perdue. Alors la grosse femme s’acheminait vers le bureau du patron qui la mettait régulièrement dehors, répondant à toutes ses menaces et à toutes ses plaintes : C’est tant pis pour vous, il ne fallait pas leur faire de crédit ; et elle partait furieuse, et des disputes éclataient dans la cour, surtout lorsque Chaudrut sortait.

Le patron le menaçait chaque samedi, cependant, de le congédier si toutes ses esclandres ne cessaient pas. Grâce à ce flibustier, il ne pouvait plus entrer chez un marchand de tabac sans qu’aussitôt des imprécations ne s’élevassent, et qu’on ne le suppliât de forcer Chaudrut à payer ses dettes accumulées de cassis et d’absinthe.

Il en était réduit, pour éviter toutes ces algarades à acheter son tabac et ses cigares dans un quartier autre.

Chaudrut lui répondait invariablement d’ailleurs : C’est ma souris qui me mange tout, je suis un pauvre vieillard, je n’ai pas de caractère, je le sais ; mais, dès que mes affaires seront en ordre, je ferai mon possible pour payer le monde.

Par bonté d’âme ou par faiblesse, le patron feignait de le croire, et, bien entendu, ces affaires ne s’arrangeaient jamais. Chaudrut était libre du reste de les laisser telles quelles, son salaire ne pouvant subir de retenues puisqu’il travaillait à ses pièces et ne recevait pas d’appointements fixes.

En attendant, la contre-maître rangeait en bataille les colonnes de ses additions ; une ouvrière se précipita dans le magasin criant : Il y a un mariage chouette au bout de la rue ! La fille du pâtissier se marie ! Ah ! bien vrai ! Il y en a un monde !

Des ouvriers qui flânochaient ajoutèrent qu’on donnait des gâteaux pour rien aux personnes qui se présentaient. Une grande rumeur se leva dans l’atelier. Sous prétexte d’aller aux urinoirs ou à la pompe, toute l’escouade des filles se rua dehors. Elles arrivèrent, haletantes, devant la boutique dont les vantaux étaient ouverts. — Des dames bien vêtues mangeaient délicatement, sur une soucoupe, le petit doigt en l’air, des mokas et des tartes. — La maîtresse de la maison demeura surprise devant cette invasion de soussouilles qui ricanaient d’un air bête, et elle leur demanda ce qu’elles voulaient. Elles avouèrent qu’elles venaient pour goûter aux gâteaux. On les flanqua immédiatement à la porte. Alors toute la bande tourna bride, se jeta dans la rue, à la débandade, hurlant, se fichant des coups de poings, courant au milieu des voitures, bousculant contre les vitres des mastroquets les gens en marche, bondissant, échevelées, sur les pavés, glissant dans la boue jusque sous les pieds des chevaux, poursuivies par les gamins qui les huaient, par les chiens qui leur jappaient aux trousses ; elles rentrèrent à l’atelier comme un coup de vent, criant que c’étaient des blagues qu’on leur avait montées, vidant sur la mariée une hottée d’injures, l’appelant : « Sophie de carton, Virginie de rencontre, pucelle de la rue Moufmouf. » Le désordre devint tel que la contre-maître dut user des grands moyens ; — elle régla le compte des plus enragées et les congédia, séance tenante.

Les hommes se tordaient pendant ces disputes, trouvant très drôle la farce qu’ils avaient faite. Le contre-maître les laissa s’ébaudir ; il espérait éviter ainsi les querelles incessantes qui se produisaient entre eux tous les samedis.

Ils travaillaient, en effet, plusieurs, à l’assemblage d’un même livre ; les uns passaient les feuilles, les autres les pliaient ou les mettaient en pile ; ils formaient ainsi une banque, marquaient un chiffre général de l’ouvrage produit pendant la semaine, se partageaient ensuite avec de longues chicanes et d’éternelles récriminations l’argent donné en bloc par le patron.

L’émoi causé par le départ des ouvrières mises à la porte n’était pas encore calmé, lorsque Céline arriva. Elle venait chercher son argent et celui de sa soeur. — On l’entoura et elle confirmait les détails donnés par la femme Teston, annonçait que sa mère allait mieux, que Désirée et elle reviendraient lundi, et, comme elle était pressée de retourner chez le père, elle chercha les petits livres qu’elles possédaient, en leur qualité d’ouvrières payées aux heures, les tendit à la contre-maître qui les vérifia et les marqua d’une croix, et, traversant la pièce des assembleurs, elle dit à Auguste de venir, le lendemain matin, au quai, qu’elle y serait avec sa soeur, qu’ils auraient à causer de choses sérieuses.

Auguste accepta, mais il montra si peu d’enthousiasme que Céline devint très satisfaite.

Depuis deux ou trois jours qu’elles ne bougeaient plus de la maison, les deux filles avaient nécessairement causé de leurs amours. Céline, que l’indolence inouïe de Désirée interloquait, voulait tirer au clair ses pensées sur Auguste. Elle trouva chez elle une froideur, une gêne qui la stupéfia. L’autre ne répondait point, ne s’expliquant pas bien elle-même l’indifférence qu’elle éprouvait maintenant pour lui. Vatard, de son côté, s’affligeait des allures mourantes de sa préférée. Le mot de Céline « que ce n’était pas la peine d’aller chercher un médecin, qu’il fallait simplement la marier,  » avait porté. Il n’hésitait plus aujourd’hui à lui accorder toutes les permissions qu’elle voudrait. Il cherchait seulement à se débarrasser d’Auguste, à faire épouser à sa fille, si cela se pouvait, un autre qu’il avait en vue, Amédée Guibout, un neveu de Tabuche, un contre-maître jeune et gagnant de très bonnes journées. Désirée le connaissait bien d’ailleurs ; ils se voyaient depuis des années ; mais, tout en l’estimant et le trouvant gentil, jamais il ne lui était certainement venu à la pensée qu’ils pourraient se marier ensemble.

Vatard avait fait part de son projet à Céline, qui exécrait maintenant Auguste. Depuis qu’elle savait qu’un soir il s’était permis d’injurier Désirée, elle le considérait comme le dernier des hommes. Et pourtant Anatole lui en avait dit bien d’autres à elle ! Mais elle n’y songeait même plus et réservait son indignation pour l’homme qui n’avait pas craint d’insulter sa soeur. Elle se chargea volontiers d’explorer le terrain. La sorte d’endolorissement qu’elle vit chez Désirée lui donna bon espoir. Elle se résolut à procéder avec franchise, et un jour, qu’assises devant le feu, elles veillaient le ventre de la malade, elle dit simplement : — Si tu tiens tant que cela à Auguste, épouse-le ; papa y consent, mais réfléchis bien avant que de faire cette sottise. — Une rougeur sauta aux joues de l’enfant quand elle apprit qu’elle était libre de se marier avec Auguste, mais elle n’eut pas ce cri de joie que Céline craignait ; elle baissait le nez, écoutant sa soeur qui reprenait : — Après tout, t’as peut-être été la moins bête de nous deux. Tu as voulu te marier, mais sans être dans la misère ; tu as de l’ambition, tu fais bien. Je ne sais pas pourquoi maintenant tu lâcherais la perche en te donnant à un ouvrier de rien-du-tout, à un propre à quoi ? Je te le demande ? Il ne pourrait seulement pas te nourrir. Tu as droit à un contre-maître au moins, que diable ! — il y en a qui sont aussi bons sujets et aussi jolis qu’Auguste, le neveu à Tabuche, tiens, par exemple ; — C’est un beau garçon et il serait un mari autrement sérieux que l’autre ; — On pourrait faire la dame avec lui, le dimanche ; tu aurais une chambre comme tu en as toujours rêvé une, un chien puisque tu les aimes ; tu n’aurais pas à cultiver la débine, tu pourrais être, si tu voulais, la plus huppée et la mieux mise de l’atelier. — Désirée ne répondait rien. Elle réfléchissait. Sa soeur venait de caresser ses convoitises qui, après s’être tues, se réveillaient tout à coup, plus vivaces, depuis qu’elle entrevoyait un moyen de les satisfaire. Sa visée, son idéal, la chambre avec une glace et une gravure coloriée sur les murs, un mari qu’elle commanderait, une situation pécuniaire heureuse, le droit de ne plus se lever d’aussi bonne heure le matin, et de trimer moins longtemps, le soir, dans les ateliers, se dessinait maintenant, nettement, devant elle. Elle ne pensait point à Auguste pourtant sans un certain regret. Ils avaient été amis pendant tant de mois ! Et puis ça lui ferait peut-être un gros chagrin ! C’est dur d’avouer à quelqu’un qu’on ne l’aime plus au moment même où l’on pourrait le rendre heureux ! Mais l’autorisation si désirée autrefois d’épouser cet homme, venait trop tard ; elle était même de nature, dans la situation d’âme où se trouvait la petite, à l’écarter davantage d’Auguste. Les difficultés qui avaient entretenu si longtemps son affection fuyante ayant disparu, ce qui pouvait rester d’amour en elle coulait comme une eau sous une vanne qu’on lève.

A la voir ainsi, incertaine et triste, Céline cherchait à frapper des coups redoublés au bon endroit. Elle lui disait : voyons j’ai-t-y tort ? Avec quoi que tu élèverais les enfants que t’aurais avec Auguste ? dis-moi un peu comment que tu t’y prendrais ! Il ne gagne seulement pas pour lui et il a sa mère à sa charge ! Pour fricasser ta potbouille, faudra que tu en sues de l’ouvrage ! Et avec ça que tu es forte ! Tu y laisserais tes os à ce métier-là ! — Je t’ai parlé d’Amédée tout à l’heure, eh bien ! Papa serait enchanté, et lui aussi, tu lui plais, on le sait. Ah ! Vous seriez fièrement bien assortis ensemble ! Il doit venir, ce soir, baste ! Va, embrassez-vous ! Si ça t’embête de te fâcher avec Auguste, je m’en charge. — Il n’a pas besoin, dans tous les cas, de savoir qu’à défaut d’un autre, le père l’accepterait. Je crois du reste qu’il a des amourettes d’un autre côté, Chaudrut l’assure, et puis il faudra bien qu’il prenne son parti d’être quitté ! Il ne serait pas, après tout, le premier à qui ça arriverait !

Mais Désirée déclara que, si elle rompait avec lui, elle ne voulait pas rompre salement. Elle aimait mieux lui dire franchement la chose. — Alors Céline, qui avait hâte d’en finir, s’écria : Tiens, je vais aller à l’atelier, chercher notre argent, je demanderai à Auguste de se rendre demain au quai. — Nous irons, toutes les deux, ce sera bâclé en un tour de main ; et elle se sauva afin de ne point donner à sa soeur le temps de se raviser.

Vatard, qui se tenait aux aguets, se jeta alors dans les bras de sa fille, et il entama l’éloge d’Amédée, dit qu’elle serait avec lui heureuse comme une reine et que ce mariage serait la consolation des peines qu’il avait eues pendant toute sa vie. Ils s’embrassèrent avec des tendresses. — Désirée causa très sagement de son nouvel amoureux. — Aujourd’hui que ce jeune homme la voulait pour femme, elle s’apercevait de mille détails qu’elle n’avait jamais remarqués alors qu’il n’était pour elle qu’un bon camarade. C’était un beau blond, bien découplé et aimant à rire. Elle n’en était pas amoureuse, mais cela viendrait sûrement. Elle ne raffolait déjà plus d’Auguste, qu’aurait-ce donc été après quelques mois de ménage ? Puis enfin, il n’y avait pas à le nier, ce mariage l’aurait mise dans la misère. — Son père et Céline avaient raison. — Elle se l’était dit bien des fois d’ailleurs, mais un moment était venu où, positivement, elle avait perdu la tête, où son rêve de béatitude et d’aisance l’avait abandonnée. Maintenant qu’elle n’était plus comme autrefois aveugle, elle se rendait parfaitement compte qu’Auguste n’était pas du tout, au fond, l’homme qu’il lui fallait.

Vatard, lui, nageait dans l’allégresse. Il était entendu avec Amédée que, si la noce avait lieu, ils loueraient une chambre au-dessus dans la même maison. Désirée pourrait ainsi soigner sa mère comme par le passé, et, afin de réaliser des économies, les deux ménages prendraient leurs repas ensemble.

Sa crainte d’être laissé, lui et sa femme malade, aux soins de Céline qui désertait son poste tous les soirs, était ainsi écartée. — Ne pouvant empêcher son autre fille de se marier, sous peine de la voir s’étioler et languir, il aspirait furieusement désormais à cette union, résolu à la presser de peur qu’elle ne se brisât, et il se frottait les mains, se répétant :

— Quel finot que ce Tabuche ! comme il avait raison de dire : Si l’on ne se marie pas avec les gens qui vous ont servi à filer le parfait amour, ceux-là vous préparent du moins à en aimer d’autres que l’on épouse ! Le tout, c’est de faire au coeur sa première mise en train ; après cela, il va tout seul, comme sur des roulettes !


*

*           *


Auguste, très ennuyé de la scène qu’il pensait avoir avec Désirée, s’achemina, en retard, à sa rencontre. Il avait rendez-vous pour déjeuner avec sa future. Il fallait en finir, expliquer sans phrases à la petite quelles étaient ses intentions. Il aurait bien donné cent sous pour que ce moment-là fût passé.

Désirée, très-émue, vint avec sa soeur un peu en avance, résolue, elle aussi, à en finir. Quand elles arrivèrent au quai, le jeune homme n’y était point.

Elles revinrent sur leurs pas, et n’ayant rien de mieux à faire, elles s’arrêtèrent devant une montre de photographe. Désirée étouffait — Il n’y avait plus à barguigner maintenant. — Le vin était tiré ; il ne s’agissait plus, dans cette dernière visite à son amoureux, que d’être ferme, et elle renfonçait les larmes qui lui montaient aux yeux, lorsqu’elle songeait au visage éploré d’Auguste. Céline bouillait, elle eût voulu commencer de suite l’attaque ; elle était absolument décidée d’ailleurs, à interrompre les colloques pleurards, les jérémiades, à couper dans le vif, à trancher net.

Tandis qu’arrêtées, devant des cadres en bois noir, Désirée sentait son coeur battre le glas et surveillait avec terreur l’entrée du pont, Céline s’abîmait dans la contemplation de la vitrine. Elle trouvait admirables le caniche assis sur une chaise, avec un rideau derrière ; la femme tressant, dans une attitude langoureuse et avachie, des couronnes de fleurs sur une terrasse ; elle s’enthousiasmait devant des figures d’hommes frisés, avec des moustaches en crocs, des physionomies de gros mufles avec des mines satisfaites, des allures conquérantes, des distinctions de trois minutes, râtées devant un objectif ; elle béait devant des portraits dégradés, piqués comme de chiures de mouches dans le blanc sale qui fuyait des têtes, des portraits de femmes, des dondons décolletées lâchant des tétasses énormes, des visages à guetter aux portes, à faire psit ! psit ! au coin des allées, le soir ; des actrices de quinzième ordre, avec des maillots en coton et des fleurs en taffetas dans les cheveux ; des bonnes avec des tabliers sur le ventre et des engelures aux doigts ; des nouveaux mariés : la femme assise, les mains sur les genoux, l’homme penché sur le fauteuil, l’air discret et malin; des premiers communiants ahuris et repus, des pioupious étonnés et stupides. Mais ce qui la faisait panteler davantage, c’était une famille composée d’un père, d’une mère, d’un enfant, d’un chat, saisie à une fenêtre, entre un pot de réséda séché et un géranium qui perdait ses feuilles : la mère, commune, mafflue et soufflée, dans sa camisole dont le blanc était mal venu, l’homme débonnaire et mastoc, une trogne de charpentier bon enfant et soûl, le gamin étriqué et canaille, le chat effacé, fondu, enveloppé comme d’une brume.

Céline communiquait ses réflexions à sa soeur, mais Désirée s’intéressait peu, ce matin-là, à toutes ces personnes, figées dans des positions prétentieuses ou bêtes ; elle se sentait défaillir à mesure que l’heure s’avançait.

— Ah çà bien ! mais il est en retard, dit Céline qui se planta vis-à-vis du pont. Il faut croire que la perspective de te revoir ne l’émoustille guère !

Et tandis que, lasses de se promener sur un trottoir, elles traversaient la chaussée pour aller sur un autre, Désirée songeait aux attentes qu’elle avait infligées à Auguste ; elle se donnait tous les torts dans cette rupture, et le courage qu’elle s’était promis d’avoir dès qu’il serait devant elle, fuyait.

Céline pensa vaguement qu’il serait utile de distraire sa soeur et de l’empêcher de soupirer après la venue d’Auguste ; elle l’entraîna devant un marchand de bric-à-brac où l’on vendait des chiffons et des os, où s’entassaient des chenêts rongés de rouille, des lampes bossuées, des coquillages poussiéreux, des clysopompes veufs de leurs tuyaux et de leurs becs, des croix de la légion d’honneur, des peaux de lapins, des boîtes à thé, des hausse-cols, des lèchefrites, des bottes, des jumelles sans verres, des mouchettes, des vases de fleurs artificielles, couronnés d’un globe sale avec chenille rouge en bas.

Céline louchait devant une table de nuit à coulisse, un meuble luisant comme du soleil avec son acajou nouvellement plaqué, lorsqu’Auguste apparut sur le pont.

— Le voilà ! soupira la petite toute remuée. Alors, comme si elles arrivaient à la minute, elles allèrent, sans se presser, à sa rencontre.

Désirée restait, à quelques pas, derrière sa soeur. Quand Céline eut terminé une série d’exclamations qui ne voulaient rien dire, ils demeurèrent cois, les uns devant les autres. Auguste, qui s’était juré d’être énergique, n’eut même pas la hardiesse de demander à sa bonne amie de l’embrasser. Inconsciemment, chacun pressentait qu’il n’était plus aimé. Une gêne grandissante les tenait là, les yeux baissés, la bouche sèche. Céline rompit le silence. — Si nous allions prendre un vermouth, hein ? ça vous va-t-il, Auguste ?

Ils accueillirent cette proposition comme une délivrance. Ils s’installèrent au café qui fait l’angle du boulevard Saint-Germain et du quai de la Tournelle ; et, puisqu’il fallait causer, Auguste s’inquiéta de la santé de Madame Vatard. — Elle se portait bien. — Ce colloque dura cinq minutes ; après quoi il se fit encore un long temps de silence.

— Tiens, s’écria tout à coup Auguste, voilà notre amie de la rue du Cotentin ! Ils la hélèrent et Auguste l’invita à prendre un verre avec eux ; mais elle était pressée. Ils s’enquirent de son amoureux. Elle eut un geste très dégagé. — Je ne sais pas, il doit toujours être en garnison à Dax ; il m’a écrit plusieurs fois mais j’ai changé de domicile, je n’ai pas donné ma nouvelle adresse et j’ai oublié d’aller chercher ses lettres. Il doit être en bonne santé ; il n’y a pas de raison d’ailleurs pour qu’il se porte mal ; mais, faites excuse, je me sauve, je suis attendue.

— Eh bien, c’est toujours comme cela l’amour, jeta Céline. Désirée et Auguste n’osaient se regarder en face. Céline continua d’un ton belliqueux : — Ecoutez-moi, vous autres ; faut nous éclaircir. Le père ne veut décidément pas de vous, Auguste ; ma soeur ne peut pas respecter ses fleurs jusqu’à la fin du monde et, soyons justes, vous aussi, vous ne pouvez pas non plus demeurer dans la salle d’attente puisque les guichets doivent rester fermés. Eh bien, voyons, là, entre nous, si vous vous rendiez votre liberté, si chacun de vous se mariait de son côté, ce serait peut-être encore ce que vous auriez fait de moins bête !

Désirée haletait ; elle leva les yeux sur Auguste. Il n’avait pas trop l’air d’un individu qui a reçu un coup sur la tête.

Il dit, à son tour, qu’après tout, Céline avait raison ; que, sans doute, c’était dur de se quitter, que, pour son compte, cela le désolait, mais qu’enfin...

— Alors Chaudrut avait dit la vérité, interrompit Céline ; avouez que, si vous supportez aussi bien la chose, c’est parce que vous allez vous marier ?

Il rougit, balbutia un peu, avoua. Désirée bredouilla qu’elle aussi était sur le point d’agir de même. — Alors ils se regardèrent en face. Ils se demandèrent des renseignements sur leurs futurs, se disant par délicatesse qu’ils auraient préféré être ensemble, mais qu’il fallait pourtant songer au solide, qu’ils n’étaient plus d’âge à s’amuser comme des enfants, et ils ajoutèrent, tressaillant tous les deux : — C’est égal, te rappelles-tu les bons moments que nous avons passés ensemble ? te rappelles-tu la première fois que tu vins à l’atelier, le jour où je t’ai rencontrée à la foire aux pains d’épices, les promenades le dimanche quand nous étions libres, le bon dîner dans les bosquets de la Belle-Polonaise ? Et tous deux évoquèrent leurs échanges de clins d’yeux dans les magasins, leurs bras-dessus bras-dessous du quartier de la Gaîté, leurs baisers dans la rue noire ; puis ils demeurèrent hésitants et rougirent. La scène où, s’il avait été plus hardi, elle serait tombée dans ses bras surgit en même temps devant eux ; ils frissonnèrent et restèrent songeurs, pensant qu’ils se seraient sans doute mariés ensemble si la soirée s’était terminée d’une façon autre.

Auguste s’efforça de chasser le mélancolique regret que ce souvenir lui apporta, et il dit très doucement à la petite qu’il se souviendrait constamment de leur liaison avec plaisir ; et alors, un peu embarrassée, elle lui répondit avec un sourire mouillé : — Je n’ai pas toujours été bien gentille pour toi ; tu ne m’en veux plus, dis ? Mais il soutint que c’était lui qui avait eu tous les torts, qu’il avait été grossier, que c’était elle et non pas lui qui pouvait se plaindre.

Céline voulut arrêter ces effusions qui menaçaient de ranimer toute leur tendresse mal assoupie.

Ils se dévisagèrent en silence, mettant dans leurs regards, toute leur affection, toute leur pitié.

— J’espère que vous serez bien heureux avec elle, balbutia Désirée.

Il lui serra la main par-dessus la table et, la remerciant, il lui souhaitait à son tour toute sorte de bonheurs.

Céline se taisait, très émerveillée. Jamais elle n’avait vu de rupture s’effectuer pareillement, sans injures et sans tapes. Comme vous êtes gentils, criait-elle, en joignant les mains, et tous deux, l’un devant l’autre, se souriaient, le coeur gros. Auguste eut hâte de s’enfuir. Il commençait à suffoquer. Désirée de son côté tremblait et faisait tous ses efforts pour ne pas pleurer. Ces souvenirs qu’ils avaient remués leur jetaient la désolation dans l’âme. — Allons, dit Céline, allons, voyons, Désirée, il faut que nous retournions pour préparer le déjeuner. Ils se levèrent et, dans la rue, sans dire mot, il lui tendit la main, mais elle offrit ses joues et ils s’embrassèrent vivement et s’enfuirent, pris d’une immense tristesse à la pensée que toute leur vie d’autrefois s’était écroulée et qu’ils allaient, chacun de son côté, tâcher d’en réédifier une autre.

L’inquiétude, la peur qu’ils avaient surmontées jusqu’alors, les maîtrisèrent maintenant qu’ils restaient seuls devant cet inconnu où ils s’engageaient sans espoir de retraite.

Les deux soeurs trottinèrent sur le boulevard. Désirée, lasse et secouée, Céline pensive et grognant : — Tout ça c’est très-joli, mais puisque j’ai fini de m’occuper des autres, je vais commencer à songer à moi ou plutôt à mon peintre. Il va voir, lui, la façon aimable dont je vas le lâcher ! Et elle eut un geste de menace qui laissait entrevoir l’amas des turpitudes et des infamies qu’une femme peut vider sur un homme qu’elle hait après l’avoir aimé !




Chapitre XIX

Pour être bien résolue, Céline était bien résolue. Ses amours avec Cyprien étaient par trop tourmentées, par trop âcres. Les dernières hésitations qu’elle pouvait avoir s’étaient évanouies à la vue d’Anatole qui, pavanant ses grâces, lui fit un accueil plein de courtoises défiances, un matin qu’il la rencontra, se rendant à son atelier.

Elle se soulagea l’âme ce jour-là. Contenue par instants, elle eut par d’autres des explosions de fureur, lorsqu’elle lui narra ses déboires avec le peintre, l’entière déroute d’affection où elle se trouvait.

Anatole se tortillait la moustache, affichant, par calcul, un air affecté et surpris. Sa femme bien l’avait à peu près abandonné. Il avait d’elle d’ailleurs par-dessus la tête. Fainéante comme une couleuvre, elle était d’un mauvais rapport et d’une exigence qui croissait à mesure qu’elle travaillait moins.

Et puis, au fond, il avait une certaine amitié pour Céline ; il la jugeait bonne comme du pain, déliée comme une soie, brave à l’ouvrage, rigoleuse et assouplie. Il ne demandait pas mieux que de renouer avec elle ; il voulait seulement ne pas faire d’avances, simuler des indécisions, ne paraître céder qu’ému par des plaintes, vaincu par une pitié qui le désarmait.

— Eh bien et toi, lui dit Céline, qu’es-tu devenu depuis que nous nous sommes quittés ?

— Je me suis laissé aimer, répondit négligemment Anatole, par une ouvrière en corsets, une femme douce comme un verre de fine et tiède comme un bain-marie ! ah ! chaloupe ! c’en est un morceau de roi ! Mais, du reste, tu as dû la contempler, le jour où je t’ai croisée, un ange qui avait un chapeau neuf, t’as pu la voir ?

Céline prétendit ne l’avoir pas remarquée.

— Ça importe peu d’ailleurs, reprit-il ; il y en a qui ont de la veine et d’autres qui n’en ont pas ! — Voilà tout. — Moi j’en ai eu ; toi, tu es tombée sur un tableau qui te méprisait comme un restant de dîner ! Pourquoi aussi que tu as été fade comme cela ? Fallait le faire mariner dans une saumure d’embêtements, s’il refusait de s’attendrir !

Mais Céline, sans se défendre, lui jetait des regards implorants, puis elle eut une rapide étincelle dans les yeux. Le souvenir de la dernière insulte que Cyprien lui avait infligée, revint en mémoire et la crispa.

Un soir qu’ils étaient couchés, le peintre avait reniflé et fait la grimace. Il regarda Céline d’un air drôle, mais il ne souffla mot. Étonnée, elle exigea une explication ; alors il dit : Tu as donc mangé de l’ail ? ça infecte dans le lit ! — Cette observation l’avait plus cruellement blessée que toutes les ripostes aigres, que tous les mots piquants dont il l’avait souvent cinglée. — Je ne puis pourtant pas faire autrement, s’écria-t-elle ! À la maison on larde les gigots d’échalote et d’ail ; le père les aime ainsi. Je ne peux cependant pas me priver de dîner parce que j’ai rendez-vous avec toi, le soir. Cyprien ne disconvenait point qu’elle n’eût raison de manger du gigot, mais enfin, lui, ne pouvait sentir ces parfums-là. Ce fleur âpre, échauffé par l’haleine et décuplé par la chaleur des couvertures, lui soulevait le coeur. La rancune de Céline se ravivait chaque fois qu’elle songeait à cette nuit. — Anatole considérait, sans y rien comprendre, les feux de colère qui flambaient sur ses pommettes. — Le moment lui sembla venu, il se résolut à battre atout. — Eh bien, la gosse, dit-il, je suis content de t’avoir revue ; je te le répète encore, dépose ton marchand de couleurs et décroche-moi un farlampin qui ait de cela ; il se tapa sur la poitrine, à gauche et, comme il faisait un mouvement pour la quitter, elle lui saisit le bras, ne songeant plus à se faire faire des offres, décidée maintenant à mettre bas toute fierté, à lui proposer carrément de la reprendre. — Il semblait irrésolu, mais cédait peu à peu. — Nous lui jouerons un bon coup ensemble ? finit-elle par dire. — Anatole eut un sourire d’acquiescement. — L’idée d’être désagréable à cet homme qui n’était point de son monde et surtout de se venger des peurs que sa canne plombée lui avait fait subir, quand il poursuivait Céline, lui plaisait fort. — Ils convinrent de se retrouver, dimanche, au concert de la Gaîté. — Céline s’y rendrait avec Cyprien. — A l’entr’acte, elle évoluerait de telle façon qu’il devrait garder les places, ou bien elle le perdrait dans la foule et irait rejoindre Anatole, près de la porte, dans la rue.

Ce projet la fit craquer d’aise.

Alors elle fut charmante pour son peintre. — Il exprimait un désir ? Il était de suite exaucé. — Il ne voulait pas sortir ? Elle cédait sans mauvaise grâce. — Son linge était compté, chaque fois, soigneusement plié, reprisé sur toutes les coutures. — Lorsque des amis venaient, elle était accueillante et presque silencieuse ; elle s’occupait du thé, souriait, ne balivernait plus. — Cette douceur de caractère, cette soumission, cette accalmie soudaine de paroles et de gestes étonnèrent Cyprien qui eut un nouveau pressentiment. Mais, il eut beau sonder les yeux grands ouverts de sa maîtresse, chercher à saisir dans un pli de visage, dans un mot imprudemment lancé, ses intentions, il ne put rien découvrir. Si franche, si inconsidérée jusqu’alors, Céline devint impénétrable.

Elle insista, dès le vendredi, pour qu’il la menât le dimanche au concert. — Cyprien n’osa lui refuser cette joie qu’elle demandait avec des grâces suppliantes. — Il accepta de l’y conduire et fut tellement touché de la reconnaissance qu’elle lui témoigna, qu’il devint, lui-même, toute attention, toute caresse. Ils pigeonnèrent à qui mieux mieux. L’on eût pu vraiment croire que ces gens-là s’aimaient.

Au jour dit, vers les six heures, le peintre fit monter de chez le rôtisseur d’en bas, une moitié de poulet, des légumes, et il acheta, chez un épicier, des confitures et du vin. Ils dressèrent la table, avec mille singeries ; il la servait avec prévenance et elle desservait gracieusement, portait les plats torchés dans une soupente, minaudait, lui répétait : « Mais verse-moi donc à boire ! dépêchons-nous, pour être bien placés !  » Une nouvelle embellie d’amour semblait s’annoncer. Cyprien avait perdu toute défiance. — A mesure que le repas touchait à sa fin, Céline devenait plus expansive, plus douce. Elle chantonnait, en mesurant la poudre du café, essuyait le filtre, et, accroupie devant le poêle qui bourdonnait, elle souriait à son amant, attendant que l’eau fût chaude pour la verser. Cyprien se sentait des joyeusetés de merle. Les jambes étendues, les reins douillettement posés sur le velours, il avait allumé sa pipe et, soufflant des tourbillons, il admirait le coquet affaissement de Céline dont le corps émergeait comme d’une mare satinée, de ses jupes épandues sur le parquet. — Elle se releva et, avec de jolies mines peureuses, elle s’enveloppa la main d’un mouchoir afin de prendre, sans se brûler, l’anse de la cafetière et elle versa, de haut, dans les tasses. Elle s’était rassise et, en face l’un de l’autre, ils sirotaient doucement, attendant qu’il fût l’heure de quitter leur chambre. Il lui donnait le carafon de cognac, elle lui approchait le sucrier, ils se remerciaient avec des yeux tendres, se prêtaient leurs cigarettes, batifolaient, le coeur à l’aise, souriaient avec des élans qu’ils croyaient perdus.

Cyprien eût de beaucoup préféré rester là, les pieds au chaud, en vareuse, plutôt que d’aller s’enfermer pour voir des pîtres. Les lourds effluves du poêle lui coupaient bras et jambes, il ne bougeait de son fauteuil, amoiqué et ravi. Céline le traita de paresseux et, gentiment, lui prenant les mains, le tirant à elle, elle le fit lever, lui apporta ses bottines, son chapeau, s’attifa, elle-même, se trifouilla avec les doigts les frisons des cheveux, puis elle embrassa l’atelier d’un regard et, passant devant Cyprien, elle l’attendit sur le carré, pendant qu’il fermait la porte.

Elle marchait, dans la rue, silencieuse et un peu sombre. Sa gaieté s’était évanouie. Il s’inquiéta de ce changement, lui demanda si par hasard elle souffrait, mais elle se mit à rire et lui répondit que non.

Quand ils arrivèrent, toutes les places étaient déjà occupées ; ils durent reculer au delà des portes, enfiler un couloir, descendre quelques marches, suivre un corridor, badigeonné de chocolat, de vert-pomme, et tout imprégné des odeurs salines des urinoirs. Ils se heurtèrent, dans ce boyau mal éclairé qui courait derrière la salle, à des échelles fichées par des crampons aux murs. Une grande rumeur bruissait sur leur tête et à leur droite. Ils remontèrent un escalier et longèrent une cloison de verre qui séparait le théâtre d’un café. Une buée ternissait les vitres. Çà et là, des empreintes de mains se dessinaient, des bouts de doigts qui avaient éclairci le carreau et laissaient entrevoir des couples remuant des cartes, faisant claqueter des dés dans un cornet, flûtant des chopes. Des ombres énormes se découpaient derrière ce rideau de vapeur comme derrière un papier huilé, des ombres chinoises. Des joueurs mettaient du blanc à leur queue de billard et le circuit rapide du bras évoquait je ne sais quel étrange écrasement à ce jeu de lumière qui déformait et rendait immense tout mouvement, toute pose; puis des gestes cassés, des torsions de reins, des penchées de corps, des profils bizarres, des chapeaux exagérés s’estompaient sur ce transparent en de noires ébauches que brouillaient les silhouettes monstrueuses des garçons courant.

Cyprien et Céline appuyèrent sur leur droite et se trouvèrent dans le concert. — Ce coin était plus encombré encore que les places du centre ; ils se replièrent dans le couloir, pour gagner par le souterrain l’autre aile de la salle. — Là, ils finirent par s’installer sur une banquette, le nez sur l’orchestre, voyant les acteurs de côté et de bas en haut, désagréablement rafraîchis par les battants de la porte qui faisaient soufflet.

Céline fut peu satisfaite. Elle était trop près et perdait ainsi ses illusions, puis cet endroit était peu propice à la fuite qu’elle avait projetée. Elle se haussa un peu sur son banc et chercha Anatole. Elle l’aperçut ; ils s’envoyèrent un bonjour et se désignèrent, par un clin d’yeux, la porte. Cyprien n’avait rien vu à cet échange de regards. Il contemplait la salle tandis qu’un turlupin émiettait, dans une sauce rebattue de musique, du patriotisme et de l’amour. Il jugea odieuse cette moitié de cirque avec ses lourds guillochis d’or, ses deux galeries superposées ; l’une teinte en cachou, vernissée et roussie par le feu des gaz, étayée par des colonnes de fonte, drapées jusqu’à mi-corps de velours rouge ; l’autre plus élevée, divisée en des sortes de cages, munies, comme pour enfermer les bêtes, de barreaux peinturlurés de cet horrible vert-bronze, réservé d’ordinaire aux poêles. Le plafond avec ses losanges, ses ramages, ses palmettes qui le faisaient ressembler à ces cachemires de camelotte qu’on fabrique en France, lui donna des nausées.

Il fit d’autant moins attention à Céline qui persistait à jouer de la prunelle, qu’il tentait en vain de se consoler du déboire de couleurs qu’il éprouvait en considérant la scène. Elle ne lui parut ni moins attristante, ni moins minable que le reste. Suffisamment profonde et large, elle était garnie, de chaque côté, de panneaux de fleurs et d’attributs en relief, durement rendus, écrasés encore par d’ignobles masques qui grimaçaient au-dessus. — Le rideau se baissa soudain ; — trois coups frappés sur les planches invitèrent le public à ne pas sortir. Le peintre eut alors comme dernière ressource la vue de ce torchon, avec son acropole de contrebande, son cours d’eau bousillé, ses buissons mal fleuris, son oeil ouvert dans un fût de colonne pareil à un calorifère, et, dans cette salle qui exhalait des relents de carton moisi, de quinquets fumeux, de pipes, de savates et de sueur grasse ; dans ce pullulement de gens en chapeaux mous et en casquettes, avachis, vautrés sur leurs bancs, mal éclairés par huit becs de gaz pendant du plafond ainsi que des araignées dont le tuyau de descente serait le fil, la rondelle le corps, et les points de feu, le bout des pattes, une sorte de galapiat avec des verrues sur la margoulette et des yeux louches, se faufilait, glapissant : Demandez la chanson à la mode ! La chanson chantée par M Auguste ! « le Joli Mexicain, Avril, mes Titres de noblesse. »

Céline ne quittait plus Anatole des yeux. Par extraordinaire, elle semblait inattentive aux balourdises qui se débitaient. Cyprien, qui s’était d’abord diverti à voir des bouches teintes s’ouvrir dans des faces fanées, à entendre chanter faux, à écouter les cris titubants, l’âpre et divin clairon des chanteuses usées, commençait à s’ennuyer prodigieusement. La distraction de Céline le frappa et lui fit espérer qu’elle abrégerait son supplice.

— Ce n’est pas très drôle, murmura-t-il ; mais aussitôt elle affirma, craignant qu’il ne voulût partir, qu’elle s’amusait beaucoup. — C’est curieux, reprit-il, tu n’as pourtant pas l’air réjoui. — Alors, elle se pencha à son oreille et lui dit tout bas, quelques mots, en rougissant.

Il fit : — Ah bien ! Ce ne sera pas long, tu pourras sortir à l’entr’acte.

Elle chercha à se donner une mine satisfaite et à se tortiller, de temps en temps, comme une personne qui s’amuse, mais n’est pas très à son aise.

Cyprien se remit à goûter à une chanson étonnante dont une dame ravageait les strophes aux acclamations de la foule. Céline trouva que l’entr’acte ne venait pas assez vite ; maintenant elle bouillait, elle avait hâte de briser ses liens. L’instant d’hésitation qui l’avait prise, en quittant l’atelier du peintre, était passé. L’histoire de l’ail lui revenait et elle savourait sa vengeance, aspirait au moment de l’accomplir. Elle eut alors un raffinement de cruauté ; elle serra la main de Cyprien, le regarda avec des yeux noyés, de même qu’une femme qui aimerait éperdument un homme et aurait hâte d’être seule avec lui. Le peintre reçut une secousse dans l’échine et il fixa, à son tour, sa maîtresse, avec des lèvres humides et des yeux goulus.

Le chapelet de sottises continuait à s’égrener sur la scène. Des hommes succédaient aux femmes et des femmes aux hommes, et les unes entraient à gauche et les autres à droite. Placés comme ils étaient, Cyprien et Céline assistaient aux misères des costumes, aux défilés des gants défraîchis, des poches éculées, des souliers de porteurs d’eau sous la tenue de bal. Toutes les imperfections, tous les vices des têtes : les yeux éraillés, les joues gravées par la petite vérole, les cicatrices, les bouquets d’herpès aux coins des lèvres, les chairs flasques, les bras canailles, les attaches infamantes des chevilles s’étalaient devant eux, mal dissimulés par la plaque et la sauce des fards, par les bas cotonnés, par les tournures armées de baleines et bardées d’ouate.

L’entr’acte vint, les trombones séchèrent. Céline s’assura par un coup d’oeil qu’Anatole n’était plus à son poste. La toile tomba. — Attends-moi, je reviens, dit-elle au peintre qui par discrétion ne la suivit pas. Elle se faufila dans la multitude qu’éjaculaient les portes. Anatole était là.

— O nature ! un enlèvement, cria-t-il, en v’là un chic d’aristo que je me donne ! — Céline lui prit le bras et ils descendirent au grand galop, la rue.

Cyprien persistait à regarder la salle. — Deux, trois, cinq personnes, rentrèrent. Toute une ribambelle de fillettes et d’ouvriers franchit bientôt le seuil, des bataillons serrés s’avançèrent enfin. La salle se réemplit. Céline ne revenait pas. Le peintre se tournait sur son siège, se persuadait qu’elle avait rencontré des camarades d’atelier et qu’elle jabotait avec elles dehors. Le spectacle reprenait. L’équipe lamentable des musiciens était assise dans sa baignoire et s’agitait. Cyprien commençait à s’inquiéter. Il eut peur que Céline ne se fût trouvée mal ; il resta, pendant quelques minutes encore, n’y tint plus, sortit, hué par les gens qu’il dérangeait. Il s’enquit auprès des garçons de bureau des ministères qui surveillent à l’entrée, le soir, la distribution des places et des bocks, s’ils n’avaient point vu une femme bâtie et habillée de telle et telle façon. Ils lui rirent au nez. Il s’avoua que sa demande était idiote, que ces gens n’avaient pu remarquer Céline plutôt qu’une autre. Alors il se posta dans la rue, vagabonda sur le trottoir, descendit jusqu’au bal des Mille-Colonnes, regarda chez le pharmacien, ne vit qu’un potard qui somnolait, le nez sous des besicles et sur un livre, s’attarda devant les Iles-Marquises, une abominable turne que Céline prisait, une boutique lugubre avec ses chaînes d’escargots vidés et ses paillasses à huîtres, remonta jusqu’au concert, rentra, trouva leurs places déjà occupées par un autre couple, et, sorti de nouveau, il demeura tout éberlué, sur le trottoir.

Il se sentait assommé comme par un coup de massue. Après avoir appréhendé un malaise subit, il craignait maintenant une rupture brutale. Ses pressentiments se réalisaient donc ! Il s’expliquait alors ce regain de patience et de gentillesse ! Mais cela lui paraissait, malgré tout, invraisemblable. Qu’ils ne pussent s’accorder, rien de plus naturel, qu’en fin de compte, elle eût préféré les caresses d’un salopiaud aux siennes, il n’avait rien à objecter ; mais il eût été plus simple, dans ce cas, de se quitter bons amis. Elle aurait pu lui dire, sans même y mettre des formes : « Ecoute, j’en ai assez, je m’en vais. » — Oh ! je suis bête, finit-il par s’écrier, je l’accuse injustement d’une crasse, et subitement il lui vint l’idée que, s’étant trouvée tout à coup souffrante, elle était rentrée simplement chez lui.

Il regagna sa demeure au plus vite. Il eut un horrible serrement de coeur quand il constata que la serrure était fermée à double tour. L’atelier, lorsqu’il ouvrit sa porte, lui sembla plus enténébré que de coutume, et il éprouva dès le premier pas la sensation glaciale d’une douche. Il alluma sa lampe. La table était encore au milieu de la pièce, près du poêle mourant ; rien n’avait été dérangé, ni les serviettes jetées à la diable sur les meubles, ni les soucoupes où des cendres de cigarettes se fondaient dans le bain de pied des tasses. Une pensée soudaine le poussa dans sa chambre ; il courut à la table de nuit, chercha les pantoufles de Céline. Elles n’y étaient plus. Le doute n’était pas possible. Elle s’était enfuie. Cette insultante façon de rompre sa longe, le jeta dans une rage folle, puis une immense détresse le poigna.

Tant que Céline était restée près de lui, il s’était dit : — Mon Dieu, qu’elle est embêtante ! Ah ! comme ce serait un fier débarras, si elle me lâchait ! — Maintenant qu’elle était partie, il avait l’accablement d’un homme qui se voit perdu ! La perspective de rester seul, là, dans cette chambre, ainsi qu’autrefois, l’épouvanta. Il vit surgir devant lui l’inépuisable navrement de ces soirs douloureux où l’on évoque les joies des amours défuntes ; l’angoisse mortelle de ces heures où, lassé par la tâche du jour, l’on n’a plus ni courage ni force ; où l’on dort, aveuli, dans un fauteuil, où l’on a presque honte de se coucher avant la nuit ! La solitude qu’il supportait si fièrement jadis, le fit crier de peur. Il se savait vaincu à l’avance. Il se savait, pendant des mois, obsédé par le regret, incapable de produire, et il songeait aux désolations des efforts qui ratent, aux révoltes, aux abattements qui succèdent à ces luttes où l’on combat sans espoir de vaincre !

Ah ! son orgueil saignait à pleines gouttes ! Et cependant, quand il pensait à Céline, il n’avait plus la vision de la femme qui l’avait si indignement trompé, il ne voyait plus en elle que la maîtresse lubrique et douce. Il eut une perception subite des offenses et des cruautés qu’il avait commises ; il se reprocha ses gouailleries, ses caresses hautaines ; il convint qu’il avait eu tort, qu’il aurait dû lui pardonner, en faveur de sa bonne grosse joie, le grotesque de ses paroles et de ses goûts. Il s’attendrissait sur elle, l’aurait pour un peu franchement adorée, puis de même qu’un coup de foudre, le rappel de sa trahison le frappa. Il se souvint de ce cri de Céline qu’elle aimerait mieux être battue que d’être traitée comme une pauvre gnolle, et il regretta pour une minute, de ne pas avoir apaisé cet élancement de l’âme vers des calottes ; puis il redevint plus calme, s’avoua qu’il n’aurait pu consentir pourtant à gifler une femme ; et déshabillé et assis sur son séant, il se remémora les saletés que ses autres maîtresses lui avaient faites.

— Clémence, ah oui ! Elle m’a quitté sans même m’écrire ; Suzanne, je n’ai jamais su pourquoi ; Héloïse, parce que je la surveillais ; Eugénie, parce que je ne la surveillais pas ! Et, mélancoliquement il se répétait : — Quand je pense qu’Héloïse, qui était si fière d’avoir été bien élevée, a trouvé moyen de me chiper ma boîte en buis à poudre de riz et que jamais plus, depuis lors, je n’ai reçu de ses nouvelles, je n’ai pas le droit d’en vouloir à Céline, qui, tout en n’ayant pas pour deux sous de tenue, ne m’a du moins rien volé.

Et, accablé par tous ces souvenirs qu’il remuait des liaisons rompues ; ému par tous ces visages qui passaient devant ses yeux, avec leurs sourires sur l’oreiller et les crachats qu’ils lui avaient jetés à la face, en l’abandonnant, il souffla sa lampe.

— Je suis bête, moi aussi, murmura-t-il, je m’étonne. Puisqu’il est entendu que toutes les femmes manquent de savoir-vivre lorsqu’elles nous lâchent, le bon dieu ne pouvait pourtant pas permettre que Céline, qui était de toutes la plus grossière, se fût montrée à ce moment-là la plus polie. Soyons juste, ça n’aurait pas eu de réalité. Et il ajouta avec un sourire contraint : c’est égal, tout cela n’est pas drôle ; cette fille-là va me faire défaut, — je sens que je vais avoir la nostalgie de sa bêtise. Ah ! crédieu ! je voudrais bien être de deux mois plus vieux !


Chapitre XX

— C’est possible, répliqua la femme Teston, mais si vous continuez à me houspiller de la sorte, je vous ferai sacquer par le patron.

— T’oserais pas, répondit simplement Chaudrut, en se renversant un peu, et coulant ses mains dans la corde qui lui servait de ceinture.

La femme Teston lui tourna incontinent le dos et se dirigea vers le cabinet du patron.

La contre-maître, qui était sortie depuis plus de deux heures, rentra, un lourd panier au bras. Toutes les ouvrières se précipitèrent sur elle, criant : — Faites-nous voir ! La contre-maître souleva la serviette qui recouvrait l’osier et alors parurent : douze assiettes plates, six assiettes creuses, deux raviers, un plat rond, une salière, un moutardier et une grande soupière.

— C’est de la porcelaine ! s’exclama la grosse Eugénie.

— Tiens, croyez-vous donc, s’exclama la contre-maître, que, lorsque je veux faire plaisir aux gens, je n’achète pas tout ce qu’il y a de plus beau ?

Le service passa de mains en mains. Parmi les brocheuses, les unes regardaient le jour au travers des assiettes, les autres tapaient dessus avec leurs doigts et écoutaient soigneusement si elles ne rendaient point des sons fêlés ; toutes marquèrent sur l’émail luisant l’empreinte noire de leurs pouces. La soupière qui circulait pensa s’abattre. La contre-maître interrompit aussitôt la chaîne qui se déroulait d’un bout de l’atelier à l’autre, réempila dans son panier ces pâtes mirifiques de Montereau et de Creil, et, avec mille précautions, elle déposa le tout à sa place, auprès de sa chaise.

— C’est Désirée qui va être contente ! dit Céline. En voilà un beau cadeau de noce qu’on lui donne, madame !

— Elle se marie ! eh bien quoi ! jeta l’ouvrière qui souffrait des dents, en v’là-t-il pas ? Ma parole, on s’imaginerait que c’est quelque chose d’étonnant ! En v’là des affaires pour rien ! La maison ne nous donnerait seulement pas un radis à nous, si comme Désirée, nous voulions nous offrir le luxe de ne pisser plus tard que des enfants qui seront légitimes !

— A vous, très certainement non, répondit la contre-maître ; c’est sûrement pas pour des coltineuses de votre espèce qu’on ferait des sacrifices !

La petite allait répliquer, mais on l’avertit qu’une dame bien vêtue désirait la voir.

Elle revint, quelques minutes après, agitant en triomphe une camisole à pois lilas.

— C’est la vieille tourte qui est venue, dit-elle à la grosse Eugénie, qui la questionnait. Elle m’a demandé pourquoi je n’étais pas allée dimanche au patronage ; tiens, mon oeil ! Je m’en fiche, je l’ai laissée jaser ; j’ai prétendu que j’avais eu des coliques dans l’estomac ; elle a coupé dans la pommade et elle s’est tout de même décidée à me donner une camisole.

Tout l’atelier s’esclaffa.

La mère Teston qui rentrait, à pas lents, fut indignée. — Quand on fait la sainte-nitouche, comme vous, on devrait au moins, après avoir carotté des personnes bienfaisantes, ne pas les appeler vieilles tourtes !

Mais, à part une ou deux filles qui ne soufflèrent mot, tout le monde approuva cette manière d’agir.

— Tiens, tant pis, clama l’une, pourquoi donc que ces bégueules-là viendraient nous embêter ! — C’est pain bénit, cria une autre, en v’là un tas de dégoûtantes ! Ça vient vous renifler pour voir si l’on sent l’homme ! Ça a les yeux baissés, ça avale le luron, tous les matins, et le soir ça fait des noces de bâtons de chaises ! Merci ! Des limaces comme celles-là ? n’en faut plus !

— Eh ! la mère-la-morale, dit Chaudrut, eh bien ! et votre audience chez le président, quoi qu’elle devient ? C’est-il aujourd’hui qu’on me fait rendre mon portefeuille ?

— Monsieur n’y est pas, souffla rageusement la mère Teston, mais soyez tranquille, vous n’y perdrez pas pour attendre.

Alors, l’atelier répéta une plaisanterie qui avait cours depuis dix-huit mois, à savoir que Chaudrut était tombé amoureux de la mère Teston et qu’il attendait qu’elle fût veuve, pour lui demander sa main.

La vieille fut outrée. — Lui, lui ! un galfâtre de son espèce ! ah ! non, par exemple ! j’aimerais mieux devenir n’importe quoi ! Et, sûre de frapper au bon endroit, elle jeta sur Chaudrut un regard méprisant et dit :

— Il serait encore assez âgé pour être mon père !

— Je m’en voudrais, riposta le vieux, que cette allusion à son âge avancé blessait !

Mais comme toujours la contre-maître intervint.

— Travaillez donc ! C’est vrai, on ne fait plus rien. Sous prétexte qu’ils boivent à la santé d’Auguste, voilà huit jours que les hommes et les femmes ribotent ! Eh bien, puisqu’il est marié, à quoi que ça sert maintenant ! Sans compter que je suis certaine qu’ils ont fait une gibelotte de Moumout ; voilà longtemps qu’on ne l’a pas vu et je n’ai pas les yeux dans ma poche ; il y a des gens ici, qui ont les mains pleines de coups de griffes.

Des roulements de plioirs battant les tables, l’interrompirent. — La voilà ! cria la bande, et Désirée, toute guillerette, fit son entrée.

La contre-maître ramassa son panier et le plaça sur la table devant la petite qui devint rouge, se recula un peu, joignit les mains, se jeta dans les bras de la contre-maître qu’elle embrassa à l’étouffer.

— Oh ! je suis bien contente, oh oui, reprit-elle, toute suffoquée. Oh ! comme c’est beau ! et, avec respect, elle fouillait dans la manne, en tirait délicatement les raviers, ouvrait le pot à soupe, en extrayait la salière qu’elle tenait par la tige et remuait, joyeuse, en l’air. Ah ! un moutardier ! Et le moutardier faisait le tour des femmes ; on examinait l’encoche, pratiquée sur le bord pour laisser entrer la petite cuiller ; on s’extasiait devant l’élégance du couvercle fleuri d’un délicat bouton pour qu’on pût le prendre.

Le crépuscule commençait à couler lentement dans l’atelier. Au travers des vitres troubles, un jour pâle et fané s’épandait sur les tables, déferlait dans l’ombre des coins, se mourait, en un dernier éclat, sur un lit de rognures jaunes.

Aux objurgations de la contre-maître qui se désolait de les voir ainsi flâner, les ouvrières, réunies en cercle et baguenaudant, répondirent qu’elles n’y voyaient plus.

Alors on héla un homme qui vint avec son rat-de-cave et tous les gaz flambèrent, jetant le rire de leurs feux dans cette pénétrante tristesse de la nuit qui venait.

Chacun retourna s’asseoir.

— Alors, c’est pour samedi prochain le mariage ? fit la contre-maître.

— Oui, madame, répondit Désirée.

La contre-maître pencha le nez sur son ouvrage et se posa tout bas cette question, qu’elle n’avait jamais pu résoudre depuis trente années qu’elle travaillait dans la brochure :

— Les filles qui font la noce sont presque toujours de détestables ouvrières ; celles qui ne la font pas, gagnent de bonnes journées, mais elles se marient et deviennent pis que les plus mauvaises, puisqu’elles ne viennent plus du tout. Comment faire ? Et elle ajouta, en réenfilant son aiguillée de coton : encore une fine couseuse de moins ! Une fois en ménage, Désirée sera comme les autres, elle lâchera le métier ; il va falloir que je lui trouve comme remplaçante une jeunesse honnête, et elle eut, à la pensée des recherches qu’elle devrait faire pour la dénicher, un hochement de tête, un soupir qui en disaient long.