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Les Soeurs Vatard (1879)

blue  Chapitre I-IV.
blue  Chapitre V-VIII.
blue  Chapitre IX-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.
blue  Chapitre XVII-XX.


A ÉMILE ZOLA
son fervent admirateur et dévoué ami.


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Chapitre V

— Allons, ravale ta salive, fourre-toi les doigts dans le nez si tu veux, mais tais-toi ! — Trêve à la plaisanterie, la lutte va commencer, c’est moi que je suis Marseille, le seul Marseille, c’est moi que j’ai combattu, lors de la grande exposition de 1867, dans l’arène de la rue Le Peletier, contre les plus fameux lutteurs de l’Europe, et aucun de ceux que j’ai tenus entre mes mains ne peut se vanter d’être resté debout, — et des compères, semés dans la foule, criaient : — Un gant ! passez-moi un gant ! — A qui ! à toi, petit ? — Oui, oui ! — Et la foule d’applaudir, de trépigner, de se précipiter dans la baraque. — Entrez ! entrez ! criait l’athlète dans son porte-voix, et les trombones soufflaient à faire péter leur cuivre, la cloche derlinait à toute volée, les cymbales claquaient désespérément, les fifres piaulaient déchirants, aigus, et, dans ce tumulte d’enfer, calmes et mâchant des chiques, se tenaient droits sur l’estrade, bombant leurs torses velus, faisant sauter dans leurs bras la boule de leurs biceps, des hercules énormes. Des piaffes, des poussées, des cris de ralliement, des sifflets, éclataient de toutes parts. — Ohé les enfants ! Viens donc, Paul ! hé Louis ! Par ici, vieux ! — et, comme une poussée d’eau sale, la foule battait la cahute sur laquelle, époumonné, rouge, suant, éperdu, Marseille vociférait sans relâche : — Entrez ! entrez !

Désirée donnait le bras à Céline et s’amusait fort. Anatole et Colombel fumaient des tronçons de cigarettes et ouvraient des bouches à y mettre des poings ; tous les deux voulaient aller voir la lutte. Céline et Désirée n’y tenaient pas, la petite surtout, qui écoutait la parade qu’un pitre, chargé de tenir la foule en haleine, récitait avec de grands gestes.

La tente était déjà pleine, car l’on entendait un martellement de bottes, une rumeur de rires, et, par moments, la toile était cabossée par des derrières trop à l’étroit. Un bobèche au pantalon couleur de soufre, au gilet jaune agrémenté de passements rouges, un gilet à la Robespierre dont les ailes volaient sur un habit vert de bouteille, fit frétiller la queue de sa perruque en escalade et hurla : — Mesdames et messieurs, nous allons avoir l’honneur de vous offrir une seconde représentation ! Pour cette fois, pour cette fois seulement, les places seront diminuées, 50 centimes les premières, 25 centimes les secondes et 15 centimes pour messieurs les militaires ! — et la musique, exaltée par son propre vacarme, scia plus rageusement ses airs, le pitre suça le bec d’un flageolet qui brandit son cri aigre sur l’explosion des cuivres et l’effondrement de la mailloche sur la caisse, s’interrompant pour turlupiner avec son instrument, se le fourrant dans les yeux, dans le nez, dans la bouche, tendant trois doigts devant sa caboche glabre, répétant sur tous les tons : — 15 centimes, trois sous, pour messieurs les militaires !

Colombel gigottait, transporté d’une joie folle. — Voyons, dit-il, nous allons entrer, je paie la place aux dames ! — Mais les dames préféraient s’échapper au travers de la foire plutôt que de rester assises, pendant plus d’un quart d’heure, à écouter une pièce. Force fut aux hommes de les suivre.

Une foule épaisse coulait le long des baraques ; des ventrées d’enfants turbulaient, soufflant dans des trompettes, barbouillés de pain d’épice, éveillés et morveux. D’autres étaient portés sur les bras et ils agitaient, en dansant dans leurs langes, des menottes poissées par le sucre d’orge. On se marchait sur les pieds, on se poussait, des galapiats jouaient du mirliton et gambadaient, faisant halte devant les tirs à la carabine, s’essayant à casser un oeuf perché sur un jet eau. Il y avait, ici et là, des huttes encombrées de gens ; haussés sur la pointe de leurs bottines, appuyés sur les épaules les uns des autres, cherchant à voir par les créneaux des têtes, des massacres d’innocents, des poupées costumées en paysans, en mariées, en princes, qu’on abattait à coups de balles.

Le coup d’éclat, c’était l’envoi sur le dos de la mariée. Les remarques les plus saugrenues, les allusions les moins équivoques, s’échappaient de la foule alors que la pucelle tombait cul par dessus tête ; Anatole voulait absolument la démolir. Colombel, lui, disait qu’il faisait soif et Céline qu’il faisait faim. Anatole massacra un monsieur bien mis et, après avoir raté les autres, il s’en fut, vexé d’être traité de maladroit par sa maîtresse.

Avant que d’aller plus loin Colombel déclara derechef qu’il fallait s’arroser la luette. Les femmes exigèrent qu’on s’arrêtât dans une tente où l’on forgeait des gaufres. L’on y pourrait manger et boire. Ils y furent mal assis par exemple, et la poussière, tourbillonnant sur eux, poudrait de granules cendrées les tables et les verres, mais enfin cela valait toujours bien l’arrière-salle des marchands de vins. — Cette boutique n’était pas luxueuse, dix tables, trente tabourets, l’appareil à gaufrer, une terrine pleine de blanc battu ; au fond, des barriques en chantier, sur la façade, un drapeau tricolore ; c’était tout ; mais elle présentait cet avantage que les clients pouvaient voir défiler le monde et gagner des macarons, à la rouge ou à la noire.

Les hommes commandèrent des litres et on leur apporta du reginglat à faire danser les chèvres ; ils l’estimèrent jeune, mais bon, les femmes mordirent dans leur carré de pâte et se sablèrent la bouche de grésil blanc, puis, tout en sirotant des cassis à l’eau, elles déclarèrent qu’elles seraient heureuses de voir des femmes colosses.

Leurs souhaits pouvaient être aisément exaucés. Les pains de graisse, modelés en façon de femmes, abondaient dans cette foire. Il y en avait de toutes les provenances et pour tous les goûts : la Vénus de Luchon, la belle brabançonne, la géante d’Auvergne ; des mufles armés de baguettes, scandaient leurs boniments avec des raflaflas de tambour, désignant des enseignes qui se ressemblaient toutes. Toutes, en effet, étalaient sur le champ de sinople et de gueules de gigantesques berdouilles aux seins comme des boules d’haltères, aux jambes comme des tours, et tous ces monstres avançaient sur un coussin vermeil l’énorme jambon de leurs cuisses, et des tambours-majors, des médecins décorés, des maréchaux en grand uniforme les entouraient et paraissaient surpris.

Anatole soutint qu’il valait mieux aller voir une étrangère qu’une française. Ce serait plus curieux. Son avis prévalut et tous les quatre entrèrent dans le palais de la belle Brabançonne.

Colombel et Anatole exultaient à l’idée qu’ils tâteraient une formidable jambe, Céline surveillait son homme qu’elle savait volage, Désirée allait simplement assouvir une curiosité.

La femme reposait sur une estrade, élevée de deux marches ; elle avait une robe verte, outrageusement décolletée, deux globes comme des ballons roses, trois fausses lentilles près des tempes. Elle se leva, dit qu’elle était originaire de Bruxelles, qu’elle était âgée de vingt-deux ans, tendit le bras au-dessus du shako d’un pioupiou qui lui regardait, extasié, l’aisselle, et finit sa petite histoire par la phrase consacrée : — Je vous remercie bien, j’espère que vous reviendrez et que vous en ferez part à vos amis et connaissances.

Anatole exprima le désir de palper le mollet. La grosse femme s’y prêta d’assez mauvaise grâce. Elle leva un peu sa jupe et, quand le jeune homme lui eut fourragé dans le gras des jambes, elle grogna : — En voilà assez, mon petit, ça suffit.

Céline était rouge, rageait ; elle pinça son amant jusqu’au sang ; lui, peu aimable, lui asséna un violent coup de coude dans les reins. Ils s’injurièrent ; Désirée et Colombel s’entremirent, mais Anatole, enchanté de voir sa maîtresse en furie, répétait que, s’il devenait jamais amoureux, ce serait certainement d’une belle femme comme celle-là. Désirée disait que tant de viande lui soulevait le coeur, mais Colombel, qui n’arrivait à rien avec elle, soutint son ami pour la faire endêver. Ils finirent par se bouder ; les hommes prirent les devants et Céline proposa à sa soeur de les perdre et de parcourir sans eux la foire. Désirée ne demandait pas mieux, et elles allaient se faufiler derrière une baraque quand les deux hommes s’arrêtèrent net. Anatole serrait la main à Auguste qui flânait, le nez en l’air, dans les allées.

— Ah ! bien, elle est bonne, celle-là, criait-il, voilà trois ans que j’ai quitté le service et je te retrouve sans habits de troubade, tu as donc aussi lâché le métier ? Hein ! Quelle boîte, mon pauvre vieux, te souviens-tu ? Mais pardon, tiens, que je te fasse voir mon éponge, poursuivit-il en tirant à lui Céline que ce mot rendit plus furieuse encore. Auguste restait ébahi devant Désirée. Ils allèrent tous chez un marchand de vins. — Là, on causa, en vidant des verres. Le nouveau venu offrit une tournée et il échangea quelques mots avec Désirée qui fut aimable, mais tout juste. — Le jeune homme était embarrassé, il croyait que Colombel était l’amoureux de la petite, mais pourtant elle paraissait se soucier peu de lui et elle l’invita même à reculer sa chaise, déclarant qu’elle n’aimait pas qu’on lui soufflât dans le nez. On parla de la maison Débonnaire. — Anatole et Colombel, qui en avaient été renvoyés, pour ivrognerie, dirent pis que pendre des patrons. Céline n’en voulait qu’à la contre-maître, une mauvaise bête qui sortait quand elle ne vous voyait pas à votre place et vous traitait de petite cochonne alors qu’elle vous trouvait en train de causer avec des hommes dans la cour. — Ah ! bien, reprirent-ils, en choeur, vous en aurez du courage si vous restez dans ce bahut-là ! — Mais lui répondait qu’il n’avait pas le choix, qu’avant de partir pour le régiment, il apprenait la taille des pipes d’écume, qu’il était trop vieux maintenant pour recommencer son apprentissage et qu’enfin, d’une manière ou d’une autre, il fallait bien qu’il gagnât sa vie.

Désirée l’approuvait, mais elle avait un petit air de dédain pour l’homme qui suffisait si mal à ses besoins ; puis l’on vint à parler des camarades. — Chaudrut était une vieille fripouille ! Lorsque sa femme avait trépassé, le singe lui avait donné une paire de draps pour l’ensevelir et il les avait bus ! Il est vrai qu’après tout, sa femme n’en avait été ni mieux ni plus mal.

Les deux soeurs trouvaient cela ignoble ; ce qu’elles lui reprochaient surtout, c’étaient ses perpétuels attentats à leurs bourses, mais Anatole riait et rappelait ce jour où le vieux coquin avait fait entrer à l’atelier sa maîtresse, une ignoble nabote, grêlée comme la Hollande, et dont la tête était habitée. La fille et la bonne amie de Chaudrut s’étaient crêpé le chignon et il avait fallu que les hommes s’en mêlassent pour les séparer. Le patron avait congédié l’amant et l’amante, mais lui, le surlendemain, était venu pleurer sur ses cheveux blancs et par commisération on l’avait repris.

Auguste avoua que Chaudrut lui avait emprunté dix sous. Tous rirent et le traitèrent de nigaud, et Désirée lui demanda pourquoi il avait si vite lié connaissance avec ce carotteur. Auguste fut gêné. — Ah ! bien mais ! reprit Colombel, on peut bien le fréquenter, je pense, c’est un macaire, je ne dis pas non, mais enfin il a toujours le mot pour rire, et puis c’est un brave homme au fond.

Les femmes se levèrent. — Elles étaient venues pour voir des étalages et non pour être enfermées chez un marchand de vins. — Tu vas venir avec nous, mon vieux canasson, dit Anatole à Auguste ? — Oui, mais il ne pourrait les suivre que jusqu’à l’heure du dîner. Il fallait qu’il rentrât chez sa mère, malade depuis plusieurs jours. Quand il eut ajouté qu’il demeurait avec elle, rue du Champ-d’asile, Céline dit : — Ah bien ! Puisque Désirée doit retourner à la maison, pour chauffer le dîner des vieux, vous pourrez partir ensemble par le tramway. — Les jeunes gens rougirent. En attendant, comme ils voulaient profiter du temps qui leur restait, ils se lancèrent de nouveau dans la fourmille.

Les débits de pain d’épice foisonnaient, alternant, çà et là, avec des marchands d’osier et des jeux de boule. Anatole était devenu très galant ; il fit arrêter toute la bande devant la plus luxueuse des boutiques, et il invita les femmes à faire leur choix.

Il y avait tant de bonnes choses qu’elles ne se décidaient pas. — C’est beau comme un opéra ! murmurait Désirée ravie. — Le fait est que, dans toute cette misère de toiles et de bâches, cette cahute reluisait avec un admirable clinquant de pompons rouges et de paillons d’or.

De grosses lampes de cuivre se balançaient au-dessus des devantures qui montaient jusqu’au toit, s’échancrant au milieu, formant comme une large embrasure où rayonnait une matrone impudente et grave.

Cette femme était flanquée, à droite, d’un amas de pavés au miel, de rouleaux de nonnettes, de coeurs d’Arras, de couronnes de Dijon, enveloppés de papier glacé, vergetés de lettres d’or, enrubannés de faveurs bleues, le tout sillonné par de gigantesques mirlitons, tendus de jaune, de lilas, de vert, ondés de spirales d’argent, écussonnés de devises tendres. — A sa gauche, gisait une armée de bonshommes en pain d’épice, mollasse et blond, les uns frustes, les autres savamment enjolivés de festons de pâte, diaprés de grains d’anis, grenelés de points de sucre ; vivandières, bourgeois, bersaglieri, généraux, tout s’y trouvait, même un lion à jambes de basset et à groin de porc.

Les deux femmes choisirent des coeurs tigrés de rouge tendre, puis la troupe alla voir la charmeuse de serpents. Ce spectacle les impressionna plus que tout autre. La charmeuse était une grande femme du midi, maquillée comme une Jézabel, vêtue d’une blouse de soie rose, de collants cachou, de bottines à glands d’or. Elle tirait d’une caisse d’interminables reptiles qui dardaient des langues noires en fourche, et ondulaient autour de son corps, caressant ses joues fardées avec leurs têtes plates, chatouillant ses dessous de bras avec leurs anneaux roulants. La tente regorgeait de monde et l’on entendait des petits cris d’admiration, les oh ! et les ah ! des stupeurs effrayées. — Celui-ci, c’est Baptiste, un jeune crocodile de vingt et un ans, cria-t-elle, en tirant un saurien d’une couverture, et elle le mit sur sa gorge, lui tapa les mâchoires, les lui ouvrit de force, montrant au public une large gueule mal piquée de crocs. Puis, elle rejeta le tout par terre, et, tandis que le tas grouillait et se mouvait, rentrait dans ses caisses, elle salua la société, se rassit et regarda en l’air, appuyée sur son coude, anonchalie et comme écoeurée par les hommages qu’on lui décernait.

— C’est vraiment épatant, disait Céline, avez-vous vu comme le serpent boa lui caresse les joues ? Dieu ! que ça me dégoûterait une bête comme celle-là sur la peau ! Mais Colombel riait, prétendant au contraire que ça devait produire un drôle d’effet. — Désirée avait des frissons dans le dos, brrou ! ça devait être froid, et Auguste était bien de son avis. Ils suivirent la foule qui s’empurait de plus en plus ; les artilleurs dominaient avec leurs balais rouges au shako ; ils avaient tous les mêmes têtes, des joues mal rasées, des boutons de sang vicié au cou, des gants blancs trop larges, des regards d’effarement et de joie. — Les marmots pullulaient dans leurs jambes, des marmots dont la gourme s’écaillait, des marmots que les mères troussaient le long de l’avenue et qui mangeaient, accroupis, des gâteaux secs et des nougats rouges. On ne pouvait plus ni avancer ni reculer. C’était un vacarme diabolique, coupé par le sifflet d’un chemin de fer minuscule et tournant.

Anatole précédait la bande, il profita d’une éclaircie et, jouant des coudes, il fraya le passage aux filles jusqu’aux chevaux de bois. — Chariots et bêtes étaient pleins. La machine tournoyait dans un grincement d’orgue, dans un écroulement de cymbales et de caisse. Des bobonnes califourchonnaient des dadas peints, des petites filles, bouclées sur leurs étalons par une ceinture de cuir, tâchaient d’attraper des bagues. Désirée et Céline avaient des haut-le-coeur à voir vironner cette manivelle.

Elles voulurent partir, et, marchant à la queue-eu-leu, se tenant par leurs jupes pour ne pas se perdre, elles foncèrent, tête baissée, dans la multitude. Le temps s’assombrissait, un éclair fêla la muraille des nuées, quelques gouttes tombèrent. Ils durent se réfugier au plus vite dans une boutique où l’on exhibait les travaux des bagnes. Une machine à vapeur jouait des pistons à la porte et scandait à coups de sifflets l’assourdissant charivari d’un orgue. — C’était un joli travail. — Des forçats vêtus de rouge et culottés d’orange travaillaient, recevaient des fessées des gardes-chiourmes, dormaient, mangeaient, marchaient à la guillotine. — Le cornac expliquait les différents tableaux ; il racontait que les poupées, coiffées de bonnets verts, étaient des condamnés à perpétuité, que celles qui avaient une manche orange, comme leur pantalon, étaient des révoltés qu’on avait punis ; il ajoutait enfin que les bonnets rouges pourraient, après leur libération, retourner dans leurs familles. Il fit ensuite une quête qui ne lui rapporta rien et il invita les personnes désireuses de s’instruire à passer, moyennant dix centimes en plus, dans le cabinet réservé.

Pendant qu’on y est, fit observer Céline, autant tout voir, et ils entrèrent très alléchés et sortirent furieux. — C’était un vol ! — Il n’y avait qu’un scaphandre et un bateau en bois avec cette étiquette :

« Modèle du Vengeur fait au bagne de Brest par le forçat Pouillac. — Dix années de travail. »

— Ils s’en moquaient bien ! Et tous les assistants étaient comme eux exaspérés d’avoir payé deux sous pour voir de semblables bêtises. — Désirée demandait l’heure, mais Anatole assurait qu’elle avait bien le temps, qu’en partant dans vingt minutes au plus tôt, elle serait rentrée chez son père à cinq heures et demie, et comme ils mâchaient de la poussière et que des grains leur craquaient sous la dent, ils songèrent à boire. — Céline avala et leur fit avaler du sirop de Calabre à un sou le verre, mais les hommes firent la grimace ; ils aimaient mieux du vin, et ils s’en furent de nouveau s’attabler chez un mastroquet. Les femmes requirent du curaçao, une vraie pommade qu’elles délayèrent dans un verre d’eau. — Anatole, qui payait cette réjouissance, trouva qu’elles auraient bien pu boire comme eux du vin et ne pas s’ingurgiter des choses chères.

Ils étaient éreintés. Ils ne bougeaient plus, affaissés et endormis sur leur banc. Céline bâillait, Désirée s’inquiétait, elle avait peur de ne pas trouver de place dans le tramway ; Auguste s’efforçait de la rassurer ; Colombel insinuait qu’après le dîner on pourrait aller voir le théâtre de la famille Legois, ou Delille, ou le cirque Corvi. — Un grand quart d’heure, ils restèrent cois, voyant la foule couler et braire au loin.

Désirée déclara enfin qu’elle allait partir et Auguste s’offrit à l’accompagner, mais tous affirmèrent qu’ils les reconduiraient jusqu’à la Bastille. Ils se raffermirent sur leurs jambes et descendirent le cours de Vincennes. Le brouhaha des voix, les détonations des carabines, le tintin des cloches, allaient s’affaiblissant ; il ne restait plus çà et là, échelonnés sur la route, que de misérables éventaires. Éparpillées sur les trottoirs, des infantes hors d’âge vendaient des jujubes et des nougats tunisiens, des marchandes d’oranges poussaient leurs charrettes, braillant à tue-gorge : la belle valence ! La belle valence ! Des égueulés offraient des cure-dents et des cure-oreilles, et un affreux voyou dont les yeux se fleurissaient de compères-loriots hurlait : l’anneau brisé, la sûreté des clefs, dix centimes, deux sous ! Tout cela était parfaitement indifférent à Désirée. Ce qui la touchait le plus, c’était de voir les voitures s’ébranler, bondées de monde. Au bout d’une demi-heure, Auguste parvint enfin à la hisser sur la plate-forme du tramway, et Anatole, qui dégoisait des inepties pour faire rire la foule, se mit à vociférer : — Bonsoir, les enfants, ne faites pas de bêtises, hein !

Ils étaient serrés l’un contre l’autre et debout. Auguste s’informa auprès de Désirée pourquoi sa soeur ne rentrait pas avec elle. — Oh ! Elle veut s’amuser, répondit simplement la petite. — Eh bien, et vous, vous ne tenez donc pas à vous amuser ? — Elle eut une petite moue qui ne signifiait pas grand’chose. Auguste poursuivit : il est gentil, n’est-ce pas, Colombel ? — Elle eut le même mouvement de lèvres, mais plus significatif ; celui-là semblait dire : je me fiche absolument de Colombel !

Auguste changea une fois encore de conversation : — J’ai entendu dire, reprit-il, que vous étiez une des meilleures ouvrières de la maison. — Cette fois il avait touché une corde flexible. Désirée avoua fièrement qu’elle et sa soeur étaient en effet de fines couseuses, et comme il semblait attentif et charmé, elle sourit joyeusement. Il reprit alors le thème de ses premières questions et il lui demanda si cela ne l’ennuyait pas de retourner chez elle, si elle ne voudrait pas avoir, comme Céline, un amoureux qui la promènerait ?

Elle répondit, sans gêne, que bien sûr elle serait heureuse d’avoir un bon ami, mais elle ajouta d’un ton très décidé : pour le bon motif.

Auguste ne fut pas très satisfait, et il fut troublé quand, le regardant en face, elle ajouta : — Mais vous, vous n’avez donc pas de petite camarade, que vous venez seul à la foire ?

Il voulut se faire valoir, disant qu’il ne pourrait aimer qu’une fille honnête et gentille, et non une de ces soussouilles comme les ouvriers en ont souvent. Malheureusement, la conversation fut interrompue. Une place était libre dans l’intérieur du tramway. Désirée fut s’y asseoir. Il resta seul.

Il se dit qu’elle était très franche et qu’elle ne semblait pas fille à se laisser enjôler par le premier venu ; puis un monsieur lui fit perdre le fil de ses idées, en lui quêtant du feu, et il contempla les rues qui fuyaient derrière lui. La voiture courait sur le boulevard de l’hôpital. — Une femme, assise sur les marches de l’escalier, avait des transes, à chaque coup de corne ; dans l’intérieur, tout le monde remuait des rouleaux et des paquets de pain d’épice et les galopins voisinaient se montrant leurs joujoux. Une fillette avait gagné un verre, grand comme un litre, une autre des coquetiers bleus, une troisième enfin une poule de porcelaine en train de pondre. Un homme prétendait que tout cela, c’étaient des voleries, qu’on n’en gagnait jamais pour son argent ; d’autres étaient plus justes, prétendant qu’il fallait que tous les camelots pussent gagner leur vie. — Arrivés sur le boulevard de Port-Royal, près des capucins, il y eut des malheurs ; les enfants étouffés par les sucreries pleuraient et avaient des hauts-de-coeur. Les femmes garaient leurs robes, une fille prétendit qu’il fallait leur mettre une clef dans le dos, comme pour le saignement de nez ; les mamans disaient : ne pleure pas, mon chéri, ça ne sera rien, — tous les gosses avaient des regards implorants ou navrés ; des loupeurs blaguaient, criant : passez leur-z-y une tasse ! — Un abominable bout-de-cul, coiffé d’une casquette en velours, fredonnait, les mains dans les poches et la pipe aux dents :


« En revenant de Montparnasse

Avec son cousin le pompier. »


Le tramway s’amusait prodigieusement. Le conducteur, en train de récolter le prix des places, se tenait les hanches, et son escarcelle, repoussée par le flux et le reflux de son ventre, dansait avec un cliquetis d’argent ; un homme se tapait les genoux, puis s’essuyait les yeux ; une femme se tordait, cognait ses galoches sur le plancher, et toute cette joie bruissait avec des soupirs, des hoquets, des cris, soutenue comme par une basse par le roulement de la voiture, coupée par des sons de trompe, des coups de timbre, des lamentations de mères, des pleurs étranglés d’enfants. Une dame bien vêtue descendit très dégoûtée, d’autres la suivirent, Auguste vint occuper auprès de Désirée une place laissée vide. — Ils étaient devenus très bons amis. — Lui, affirmait qu’il avait passé une excellente journée, et comme il racontait que les autres dimanches il ne s’amusait guère, n’aimant pas à brasser des cartes et à boire pendant des heures, elle le regarda gentiment et dit qu’elle non plus ne comprenait pas comment des hommes pouvaient avaler du vin et jouer au piquet du matin au soir ; — elle était toujours étonnée, par exemple, qu’il n’eût pas de connaissance ; lui aussi, soutenait-il, était surpris qu’une jolie fille comme elle ne se fît pas faire la cour par un jeune homme, mais elle répliqua de nouveau et très posément : — Oh ! mais ce n’est pas du tout la même chose ! un homme, ça ne tire pas à conséquence pour lui s’il s’amuse, une fille, ça l’empêche de se marier avec un garçon qui serait honnête. Je ne suis pas comme Céline pour ça, moi, je n’aimerais pas le changement et surtout je n’aimerais pas qu’un homme me battît parce qu’il aurait de la jalousie ou qu’il serait ivre.

Auguste s’écria précipitamment que les gens qui cognaient sur les femmes étaient des lâches.

— Ça, c’est bien vrai : mais, ajouta-t-elle, en défripant sa robe, je me sauve, car je suis en retard, et elle sauta du tramway qui faisait halte et prit sa volée le long des trottoirs.




Chapitre VI

La contre-maître répétait pour la centième fois depuis quinze jours, qu’elle aimerait mieux ne pas manger que d’être privée de café après ses repas. — La voisine opinait de la hure, et une longue discussion s’engageait sur la manière de faire égoutter l’eau au travers du filtre.

La petite, qui souffrait des dents, pliait des feuilles, la tête penchée, d’une façon dolente, sur son caraco. Elle songeait à la dernière visite qu’elle avait rendue au dentiste de l’avenue du Maine. Tous ses chicots étaient cariés ; il fallait les faire sauter tous, ou tous les plomber. Elle avait choisi un moyen terme, elle s’en était fait arracher huit et elle se faisait panser les autres. Depuis plus d’un mois, elle avait la mâchoire empuantie par la créosote. A certains moments, une molaire d’en haut lui jetait un élancement vif qu’elle comprimait à grand’peine, en serrant la joue entre ses doigts. Elle pensait que, le lendemain, il faudrait encore retourner chez le quenottier, ouvrir la bouche, se faire tâter toutes les dents avec le manche de l’outil, laisser la pointe fouiller dans les trous et elle pleurait d’avance à l’idée qu’on lui tasserait encore du coton mouillé dans les racines. Puis sa mère la culbutait, tous les soirs, déclarant qu’elle ne paierait pas ces réparations, aussi la malheureuse travaillait-elle d’arrache-pied, à seule fin de pouvoir faire récurer la pourriture de ses gencives.

Moumout, lui, ne souffrait pas des dents. Il s’était huché sur un ballot et là, roulé en boule, les oreilles basses, il s’assoupissait à moitié, entr’ ouvrant, de minutes en minutes, un oeil, guettant la contre-maître qui, le matin même, à l’occasion d’une côtelette chippée, lui avait rebroussé le poil et l’avait qualifié de malfaisant.

La grosse Eugénie, ce bastion de chairs blettes, taillait des gardes, très absorbée. Elle cherchait le moyen de préparer un morceau de veau au jus sans dépenser plus de quinze sous. — Ses voisines, Sidonie et Blanche, déploraient que le métier de brocheuse leur cassât les ongles et qu’elles fussent obligées, à cause de la poussière, de ne porter que des robes grises ou noires.

Quant à Chaudrut, il collait des couvertures et mijotait un nouveau coup. Un marchand de vins auquel il devait dix-huit francs lui avait dit : — Si vous ne me les payez pas, je vous ficherai une couleur sur la figure, et je vous détruirai le faubourg à coups de bottes. — Tous ses créanciers d’ailleurs étaient décidés à se conduire avec lui d’une manière aussi indigne. Heureusement que son mobilier ne pouvait être saisi puisqu’il se composait exclusivement d’une couchette de fer et d’une paillasse, seulement comme tous les liquoristes, comme tous les caboulots lui étaient fermés, il allait être forcé de se réfugier dans un nouveau quartier. Où ? C’était matière à réflexions. — Montrouge, Notre-Dame des Champs, Grenelle, lui étaient interdits. Il méditait une attaque sur le Gros-Caillou.

Tout cela ne laissait pas que de l’inquiéter. Pour comble de malheur, sa maîtresse devenait exigeante. Elle avait inventé un abominable système de quémanderies. Elle sollicitait des ripailles et des robes, ébouriffant les cheveux de Chaudrut, répétant avec des rires goguenards, en lui montrant ses doigts : — Tiens, regarde, en voilà encore quatre qui désertent, et elle ajoutait qu’il fallait avoir un fier béguin pour rester avec un homme, quand il se dénude. Les raclées qu’il lui appliquait naguère devenaient inefficaces, ses poings avaient molli. Dans la bagarre, il recevait maintenant autant de horions qu’il en envoyait.

La mère Teston, elle, travaillait sans penser à rien. C’était une machine organisée, une plieuse mécanique à tant la journée. Elle était heureuse et n’avait pas d’ailleurs sujet de se tracasser. Son mari était un homme bonasse et bébête, obéissant sans regimber à ses moindres ordres. Jusqu’à l’arrivée du crépuscule, elle ramait avec un couteau de bois sur du papier, rentrait à sept heures, préparait la popote, dévidait à Alexandre tous les cancans de l’atelier, se faisait narrer par lui tous les accidents et tous les crimes notés par le Petit Journal, nettoyait sa vaisselle, récurait le plat de sa chatte, raccommodait un bas de laine sur un oeuf en bois et, sans ave ni pater, dès les dix heures, se mettait au lit, crevant les draps de ses os en pointe.

Son mari, qui était flatueux, canonnait, de ci, de là, contre la cheminée, contre la commode, mais au bout de vingt ans de ménage tout n’est-il pas permis ? La mère Teston ne prêtait même plus l’oreille au bruit ; lui, s’ébaudissait lorsqu’il sonnait fort et que la chatte effarée se coulait sous les meubles, puis, riant tout seul, il se couchait à son tour, s’enveloppant la tête d’un madras qui brandissait des cornes.

Somme toute, cette femme menait une vie de poule en pâte et de temps à autre, quand elle ne couvrait pas de pelletées d’injures Chaudrut, sa bête noire, ou qu’elle ne déplorait pas avec la contre-maître le renchérissement des haricots, ces légumes qui sont si gourmands de beurre ! elle mignotait Céline, sa préférée, dont la tignasse jaune de chrome l’intéressait.

Celle-ci était bien hésitante pour l’instant. — Anatole était vraiment un sale individu ! Elle se rappelait son admiration pour la femme colosse et elle commençait d’ailleurs à ne plus le trouver drôle. Avec cela, il lui avait mangé toutes ses économies et elle n’avait plus une robe à se mettre sur le dos, plus un chiffon à faire onduler dans les crêpés de ses cheveux. Elle réfléchissait aux misères de l’amour, se répétant : « J’aimerais mieux ne pas être aimée et que ça ne me coûtât rien ! »

Elle était, de plus, tenaillée par l’envie. Elle venait de rencontrer l’une de ses anciennes camarades d’atelier, Rosine dite la vache, une grande bringue qui avait des ornières aux épaules et des dents en moins. Bobosse et avec cela rouge comme une tomate, elle n’en avait pas moins su pêcher un homme du monde et elle avait une toquante et des breloques d’or ! — elles avaient causé, dans le coin d’une porte, et l’opulence de cette souillon l’avait navrée. — Oui, ma chère, avait dit l’autre, je tape dans les gens à remontoir, plus de beignes et des pépètes ; vois-tu, il n’y a qu’à vouloir, on en trouve à gogo des bêtes à pain quand on sait s’y prendre !

C’était donc vrai ? Au fait, n’avait-elle pas été suivie par un bourgeois en chapeau noir, et la femme Gamel n’avait-elle pas pour amant un homme qui marchait dans des bottines en veau claqué ? Il est vrai que celle-là était une rien du tout, elle conservait en même temps Alfred, un mufleman de la pire espèce, et elle lui faisait payer de bons dîners par son monsieur, sous prétexte qu’il était son frère. Tout bien considéré, ce n’était peut-être pas très propre de prendre un amant pour son argent, mais enfin cela valait pourtant la peine qu’on s’en occupât, car il fallait bien qu’elle fût renippée des pieds à la tête, qu’elle se procurât des mouchoirs et des bas.

Elle avait eu soudainement une convoitise, un idéal, pouvoir boire un verre si elle avait soif, s’acheter des mitaines tricotées si bon lui semblait.

Elle ne se dissimulait pas que ces amours seraient d’abord ennuyeuses. Les gens chic la gêneraient bien certainement, il faudrait quelquefois retenir sa langue et les parties qu’elle comptait commettre seraient à coup sûr moins amusantes que ces bonnes cuites sans façon qu’elle se donnait avec Anatole, mais enfin tout cela ne pouvait pas durer. — Ces cuites, c’était elle qui les offrait, il était bien juste que ce fût un autre maintenant qui les payât.

Désirée était plus calme. Elle se remémorait la journée de la veille et elle se sentait une grande faiblesse pour Auguste. Il était comme il faut, ne l’avait même pas priée de se laisser embrasser. — C’était même un peu naïf de sa part. — Oh ! elle aurait refusé d’abord ! mais enfin cette réserve dénotait un garçon qui se rendait bien compte qu’il avait affaire à une fille honnête et la respectait. Que risquait-elle au surplus ? Quand elle sortait avec sa soeur, Anatole agrafait toujours à lui Colombel, et c’était fastidieux. Ils restaient plantés, l’un devant l’autre, comme deux chiens de faïence; décidément, elle ne demandait pas mieux que d’avoir un petit homme qui n’irait pas trop loin, subirait ses caprices, accepterait ses volontés.

Au fond, d’ailleurs, toutes les raisons qu’elle invoquait ne servaient de rien. Auguste lui plaisait et voilà tout. Il était affable, plein de convenance avec les femmes, n’avait point, lorsqu’il s’approchait, cette haleine de cassis échauffé que soufflent les autres, il était proprement rasé, sans taches ni trous à sa blouse, c’était, en fin de compte, un charmant garçon.

Auguste se rappelait, lui aussi, en satinant les feuilles avec la presse, les moindres incidents de la veille, les moments où sa jupe le frôlait, la danse de ses boucles d’oreilles alors qu’elle se mettait à rire, son joli mouvement de cou qu’il suivait des yeux, jusqu’à ce qu’il s’éteignît dans le corsage. Jamais il ne trouverait mieux que Désirée, seulement il comprenait qu’il n’y avait pas à tenter avec elle des risettes non contrôlées par un maire. Il était donc alors amoureux sans chances de réussite, à moins qu’il ne gagnât assez pour faire chauffer la potbouille et mettre des enfants au jour ! Mais, lui aussi, raisonnait en pure perte. Désirée lui semblait ravissante et le séduisait plus que toutes. Il n’y avait pas à dire : je ne veux pas, il faut se faire une raison, mon bonhomme, c’est bête. — Il était attaché aux cotillons de cette fille. — Le voulût-il, ne le voulût-il point, il fallait bien l’accompagner où qu’elle allât.

Il finit, comme tous les gens indécis, par s’écrier : — Ah ! baste ! tant pis ! advienne que pourra ! — Enfilant son paletot, il suivit la foule des ouvriers qui partaient en bande ; il rejoignit Désirée sous le vestibule et lui proposa de faire route ensemble.

Elle accepta. L’offre d’Auguste lui convint, d’autant plus que sa soeur avait rendez-vous avec Anatole dans la crémerie de la rue Lecourbe, et que, par conséquent, elles devaient se quitter au coin du boulevard des Invalides.

Auguste s’était préparé à la lutte. — Il s’était habillé très convenablement, s’était coiffé de son chapeau des dimanches, un petit melon couleur d’amadou, avait fait l’emplette d’une cravate à raies roses et à crottes jaunes et il était décidé à payer, dans un café, un verre de quelque chose d’extraordinaire à la fillette. Certainement elle serait sensible à ce procédé, et il aurait l’air d’un garçon très bien élevé, en ne la traitant pas chez un marchand de vins.

La petite fut un peu intimidée, mais elle lui fut, en effet, reconnaissante de cette attention. Elle ne voulait pas d’abord prendre des choses dont on ne boit jamais, craignant que ce ne fût trop cher, mais lui, l’obligea à demander un verre de malaga. Cela lui sembla le nec plus ultra du luxe.

C’était l’heure de l’absinthe. — Le café regorgeait de monde et l’on commençait à allumer les girandoles. Désirée avait des picotements dans les paupières, elle s’était un peu renversée sur le cuir de la banquette et les jambes, qu’elle avait courtes, touchaient à peine au plancher. Auguste réclama un petit banc ; elle devint rouge, lui disant : — Mais non, mais non, je n’en ai pas besoin. Quand elle l’eut tout de même sous les pieds, elle se fit cette réflexion que Céline, en train de boire du mauvais vermouth avec Anatole, n’était certainement pas aussi moelleusement assise, et elle savoura le bien-être des reins doucement posés, l’alanguissement des atmosphères tiédies par la fumée des pipes.

Un peu éblouie, elle regardait, en clignant des yeux, une femme qui se collait la tête contre l’épaule d’un homme. C’était une grosse fille, qui tirait la langue et faisait par gentillesse des ratisses avec les doigts. De temps à autre, elle avalait une gorgée d’absinthe et roulait des cigarettes avec un pouce teinté d’or fumé au bout. Désirée ne la vit bientôt plus qu’au travers d’une brume, elle se grisait positivement sans boire. Il faisait si chaud, il y avait une odeur d’alcool si persistante qu’elle avait le cerveau vague. — Le café jubilait et braillait avec cet abandon des hommes réunis entre eux, loin de leurs femmes, pour se divertir. Le garçon, les cheveux en coup de vent, écrasant des chaussettes fanées dans des escarpins trop larges, brinqueballait sur les poings des plateaux et des verres ; à la gauche d’Auguste, un homme allumait sa bouffarde et, levant les yeux au ciel, soufflait des bulles de fumée tout en époussetant les grains de tabac épars sur sa culotte ; l’on entendait les cris des joueurs de piquet : dix, du trèfle, vingt, du carreau ! puis l’abominable cliquetis des dominos qu’on secoue ; un monsieur, assis sur une chaise, se penchant en avant, écartait les jambes et crachait, un soldat de la ligne, avec une chaîne d’argent attachée à la première boutonnière de sa capote, hurlait à tue-tête : — Alphonse, un bock ! puis il y eut un abatis de soucoupes, l’appel d’un chien, le bonjour d’un buveur qui, retourné sur son tabouret, saluait des doigts un nouveau venu et se remettait aussitôt le nez dans ses cartes. Auguste avait pris la main de Désirée et il la serrait doucement. — Elle le laissait faire, ahurie par la clameur des voix. Lui craignait de la pincer avec ses bagues en cornaline et en argent. — Elle se réveilla. — Oh ! que j’ai les pattes sales, dit-elle en retirant sa menotte ; mais Auguste la retenait, soutenant qu’elle mentait et que c’étaient les siennes qui étaient sales. — Ah dame ! quand on travaille, ajouta-t-il, on ne peut avoir des doigts de papier glacé, — et il lui raconta une chose bien curieuse. Il était passé dernièrement par la rue Neuve des Petits-Champs et il avait vu à la vitrine d’un parfumeur des gants en peau huilée. L’étiquette portait : « Gants vénitiens pour la nuit. » — Ils rirent beaucoup à la pensée qu’il existait des femmes qui se couvraient la main pour dormir. Lui, ajoutait que ces gants paraissaient raides comme des morceaux de bois, et elle répondit joyeusement que ça ne devait pas être commode pour se gratter quand ça vous démangeait.

Il y avait par terre des bouts d’allumettes, des vieilles marques faites avec des cartes à jouer, une boue de sable jaune dans laquelle un parapluie trempait. Désirée avait des bottines neuves avec des talons un peu hauts, elle voulut ramasser le pépin pour que le jeune homme vît ses belles chaussures. Il les admira, en effet, devint même égrillard, disant qu’il voudrait bien avoir ces bottines-là entre ses genoux, et il se fit plaquer, pour ce mot, deux tapes sur les cheveux. Il l’invita à reprendre un verre de malaga, mais elle refusa. — Ce vin-là devait monter à la tête, il fallait se défier. — Auguste prétendait que c’était aussi inoffensif que du petit-lait, mais elle persista à ne plus boire. — Comme il avait très peu d’argent, il n’insista pas.

Des joueurs de guitare entrèrent, sur ces entrefaites. Ils pinçaient du jambonneau avec les doigts ou râpaient des boîtes rouges, le long de leurs cuisses. Ils jouèrent cette insupportable musique inventée par les italiens, s’interrompant après chaque morceau, pour faire la quête dans une coquille ; Auguste en veine de largesse leur donna trois sous. Désirée commença à craindre que son amoureux ne fût un panier percé. Il la rassura, prétendant que c’était la joie d’être auprès d’elle qui lui faisait commettre toutes ces folies, mais, en lui-même, il se dit qu’il aurait mieux valu encore lui répondre que, ces musiciens ayant l’air malheureux, il n’avait pas eu le courage de ne leur rien donner ; les femmes, quand elles ne sont pas elles-mêmes en jeu, étant toujours sensibles à la bonté des âmes. — Puis ils causèrent de musique. Désirée lui avoua qu’elle adorait les chansons sentimentales, ces chansons qui vous touchent l’âme avec les petits oiseaux qui s’envolent, les arbres qui poussent, les amoureux qui pleurent; lui, préférait la chanson patriotique, celle qui enthousiasme et où il est question du drapeau tricolore et de l’Alsace. Il en connaissait une « la Lettre de l’enfant », une chanson à vous faire venir les larmes aux yeux tant c’était triste ! Au reste, ni l’un ni l’autre ne détestaient les farces telles que « Je n’ose pas », « J’suis de Châlons », c’était très amusant, mais enfin, il n’y avait pas à dire, c’était moins poétique.

La petite était d’ailleurs très au courant du répertoire des cafés-concerts et elle fit l’aveu que, le dimanche soir, elle fréquentait souvent la salle de la Gaieté. Ah ! l’on pouvait s’en donner une bosse dans cette maison-là ! Alphonse était vraiment drôle quand il chantait les « Garçons charcutiers », et il y avait un jeune homme, avec des moustaches cirées, qui fermait des yeux pâmés quand il entonnait :


Que ton cher souvenir jusqu’à la mort me charme !

Hélas ! mon coeur flétri ne saurait le chasser ;

Ah ! laissez-moi verser

Une dernière larme ! — arme !


Auguste lui parla de Bobino qu’il prétendait être mieux monté, mais elle déclara n’y être jamais allée parce que les places étaient plus chères; alors il s’offrit à l’y conduire quand elle le voudrait. Elle refusa d’abord, puis accepta. Du coup, il était autorisé à lui faire vraiment la cour. Il gambada tout le long du chemin, mais elle ne voulait pas qu’il la reconduisît jusqu’à sa porte. Il devint hardi, arrêta Désirée dans un coin où sont reléguées les balayeuses de la ville, et, après l’avoir regardée voracement pendant quelques minutes, il se serra contre elle, lui appliqua d’un coup sec sa bouche contre la joue et, tandis qu’elle s’enfuyait, le menaçant du doigt, il se passa la langue sur les lèvres, comme ces chats friands qui boivent dans leurs babines l’odeur savoureuse des bons morceaux dont ils se sont repus.




Chapitre VII

Désirée étendit une serviette sur les chemises pliées et son père s’assit brusquement sur la malle qui ne se ferma point. C’était un vieux coffre, vêtu de peau de sanglier qui s’époilait et garni de serrures en cuivre assoiffées d’huile. — Désirée et Céline se jetèrent à leur tour sur le couvercle et sautèrent et retombèrent avec ensemble. — Vatard maintint la gâchette, la clef tourna en grinçant, il banda les ceintures et dit : — C’est entendu, n’est-ce pas, mes enfants, vous aurez bien soin de la mère, maman Teston viendra d’ailleurs lui tenir compagnie, le soir ; je vous écrirai dès que je serai parvenu à bon port.

Soudain, il fut pris d’un accès de sensiblerie et embrassa ses filles. La femme Cabouat, sa soeur, se mourait à Amiens et il partait afin de recueillir son dernier soupir et ses derniers sous. Depuis quinze ans, il n’était pas sorti de son quartier et il se préparait à ce voyage comme à une traversée pleine d’accidents et de périls. Il rebaisa le front de ses enfants, embrassa les nattes pommadées de sa grosse Eulalie, et, voulant en finir avec les bécotages attendris du départ, il empoigna sa malle, la hissa sur ses épaules et s’en fut pour gagner le chemin de fer du Nord.

Quand il eut disparu au tournant de la rue, Désirée quitta la fenêtre et donna un coup de balai sur le plancher. — Céline, épaulée au mur, abandonna son air soucieux et, se débondant soudain, fit tourner sa langue comme la palette d’un moulin à eau. — Oui, elle allait lâcher Anatole ! — Le remplaçant était trouvé, un grand garçon, ni beau ni laid, barbachu et maigre ; c’était un homme distingué, vêtu d’habits neufs et soigneusement brossés, d’un tuyau de poêle noir et luisant, d’une bague sertie d’une turquoise, d’une montre à fermoir. — Il avait aussi des bottines en chevreau avec des boutons et il fumait des cigares qui pouvaient bien valoir deux sous la pièce.

Il fallait d’ailleurs se décider et en finir d’une manière ou d’une autre. Une fois qu’elle aurait dansé la pastourelle en face du monsieur, elle signifierait à Anatole qui semblait se douter de quelque chose, car il rôdait dans les alentours, qu’il eût à déguerpir. — Une raclée et ce serait probablement tout. — Elle en serait quitte pour une courbature. — La seule difficulté à résoudre était celle-ci : se garer assez bien la face pour qu’elle ne se ravinât point de traînées bleues.

Désirée fut ébahie. — Que sa soeur lâchât un boissonneur comme Anatole, rien de plus naturel, mais que Céline eût pour amant un homme riche, cela la dépassait. — Quel état avait-il donc ce monsieur ? — L’autre répondit qu’il devait être employé dans un bureau, car il avait des ongles taillés et des mains blanches. Il se pourrait cependant qu’il fût entrepreneur de peinture, son pouce étant parfois marbré de rose et de vert. — C’est peut-être un peintre qui fait des tableaux, reprit Désirée ; mais Céline ne le croyait pas, le monsieur n’ayant pas les cheveux longs et ne portant pas de veston en velours.

Quoi qu’il en fût, la petite pensait que tous ces changements n’étaient guère propres. — Elle ne voyait pas de mal à vivre avec un ouvrier sans avoir défilé devant le bedon d’un maire, c’était simplement godiche, mais sa soeur voulait donc devenir une cocotte qu’elle se laissait embobiner par des aristos ? ça, vraiment, ça n’était pas honorable pour la famille. — Céline avait tort, mais l’autre lui dit qu’elle était encore trop jeune pour rien comprendre aux hommes, et elle se résolut à ne plus lui parler de ses intentions, se réservant de l’éblouir quand elle serait nippée et chapeautée à neuf.

Seulement il se présentait une autre difficulté. Désirée ne pouvait coucher sa mère toute seule. Elle n’était pas forte des bras, et la pauvre femme pesait comme un fût plein. Céline allait être contrainte, tant que son père ne serait pas de retour, à ne plus s’absenter, le soir, ou du moins à ne quitter la chambre qu’une fois la maman roulée sous les couvertures. — Tout cela était peu commode, car enfin, lorsque l’on veut enjôler un homme, il faut des occasions pour lui faire passer devant les yeux le tortillement des hanches, la langueur du sourire, la polissonnerie du regard, toutes les fariboles usitées en pareil cas. Aussi, songeait-elle à la mère Teston comme à une providence, comme à un messie femelle qui lui annoncerait la venue du moment espéré depuis le matin, où elle pourrait gaudrioler, à son aise, dans les bastringues de l’arrondissement.

En attendant, depuis le départ du père, la maison n’était pas gaie. Il leur manquait, le gros homme, avec le gargouillis de sa pipe qui charbonnait et l’égouttement de sa salive dans le crachoir. Elles étaient tout désorientées, Céline surtout qui n’aimait guère à raccommoder le linge, tournait les pouces, allait du buffet à la croisée, se penchait sur la balustrade, enfilant d’un coup d’oeil la rue Vandamme.

Leur maison était proche du coin, naturellement planté de barreaux rouges et de raisins en tôle bleue, de cette rue et de la rue du château. Leur chambre, à elles, prenait jour derrière le logis, sur la voie du chemin de fer de l’ouest. À cet endroit la ligne était coupée par un pont suspendu et grillagé à hauteur d’homme et, au-dessous, un passage à niveau s’ouvrait pour les voitures, surmonté d’une tour en bois, agrémentée d’horloges.

Pendant les premiers temps, les jeunes filles avaient trouvé tout ce grouillement, toute cette vie de machines très divertissants. Aujourd’hui qu’elles étaient habituées au bruit, elles ne constataient plus qu’un insupportable inconvénient, celui d’avoir à foison chez soi de la poussière de charbon et de la fumée noire.

Souvent elles s’étaient aperçues, en se peignant, que les dents de l’outil criaient, ramenant de leur tête ces escarbilles qui se nichent dans les cheveux et la barbe des gens perchés à une portière lorsqu’un train détale. Elles étaient obligées de se ratisser, tous les jours que Dieu fait, au peigne fin ; mais Vatard restait sourd à leurs jérémiades. Les inconvénients de ce logement avaient cet avantage que le loyer était exorbitant de bon marché. Lui, s’était parfaitement accoutumé aux sifflets et aux trompes ; sa fenêtre s’ouvrait d’ailleurs sur la rue Vandamme. — On n’en meurt pas, répondait-il ; quand vous auriez de la poussière dans les oreilles, en voilà-t-il pas ? Eh bien, vous les savonnerez plus fort, il n’en sera que ça !

— Dis donc, veux-tu faire une partie de bataille ? proposa Céline en étalant sur la table un paquet de cartes, grasses à assaisonner des nouilles ? Mais elle n’eut même pas le temps de séparer les rouges des noires, un coup de poing ébranla la porte qui s’ouvrit. Elles restèrent interdites, c’était Anatole.

— Eh bien quoi ! grogna-t-il, quand vous me regarderez comme des gens qui verraient dégringoler une tuile ? à quoi que ça vous avancera ? Parfaitement oui, c’est moi, Anatole, dit belle-nature ; j’ai su, chez le marchand de vins, en bas, que votre père était parti. Puisque vous ne voulez pas me recevoir quand il est là, je m’amène lorsqu’il n’y est plus.

Désirée revenue de son hébétement et craignant de réveiller sa mère assoupie, le nez sur l’épaule, dans son fauteuil, les emmena dans sa chambre. Une fois qu’ils eurent fermé la porte, Anatole, qui s’était rincé le porte-pipe et qui paraissait disposé à rire, baisotta sa petite femme sur les tempes, fit des révérences à Désirée et, s’accoudant sur la barre de la croisée, cria : — Très chouette !

Céline s’attendait à une volée de gifles. Elle lui jeta un regard de stupeur reconnaissante.

— Très chouette ! continua-t-il, c’est gai comme tout, ici ; tiens voilà le train de Versailles qui s’apprête ! Cristi qu’il fait chaud, mes enfants ! Et, pris d’une nouvelle fringale de tendresse, il attira Céline par la taille et la pencha près de lui sur la balustrade.

Des traînes de mousseline noire se déchiraient là-haut, avec de longs craquements ; le ciel s’étendait comme un surplis immense, couleur de scabieuse, dont les pans retroussés seraient tenus, çà et là, par des clous de feu. Une odeur de charbon brûlé, de fonte qui chauffe, de vapeur et de suie, de fumée d’eau et d’huiles grasses, montait. Au loin, la gare s’estompait, dans une buée jaune, étoilée par les points orangés des gaz, par les lanternes blanches des voies laissées libres.

Le ciel semblait charrier derrière l’embarcadère des nuées plus torrentueuses et plus lourdes et au-dessus des deux triangles enflammés des vitres, un cadran s’allumait, rondissant comme une lune traversée par deux barres noires.

Presque en face de la fenêtre, un amas de bâtisses dont les pieds disparaissaient dans l’ombre découpaient l’arête de leurs toits sur l’obscurité qui devenait moins dense à mesure que le regard s’élevait ; puis, serrée entre des palissades et des masures, des carrés de choux et des arbres, la voie s’épandait à l’infini, striée par des rails qui luisaient sous le rayon des lanternes comme de minces filets d’eau.

Deux locomotives manoeuvraient, mugissant, sifflant, demandant leur route. L’une se promenait lentement, éructant par son tuyau des gerbes de flammèches, pissant à petits coups, laissant tomber de son bas-ventre ouvert, des braises, gouttes à gouttes. Puis une vapeur rouge l’enveloppa du faîte aux roues, sa bouche béante flambait et, se redressant et se recourbant, une ombre noire passait devant l’éblouissement de la fournaise, bourrant la gueule de la bête de pelletées de tourbe.

Elle rugissait et grondait soufflant plus fort, la panse arrondie et suante, et, dans le grommellement de ses flancs, le cliquetis de la pelle sur le fer de sa bouche sonnait plus clair. L’autre machine courait dans un tourbillon de fumée et de flammes, appelant l’aiguilleur pour qu’il la dirigeât sur une voie de garage, signalée au loin par le feu jaune d’un disque, et elle ralentissait sa marche, dardant des jets de vapeur blanche, faisant onduler sur le zigzag d’un rail qui reliait deux voies, la jupe de son tender, piquée d’un rubis saignant.

Sur le côté, une luciole verte scintillait, indiquant une bifurcation, et des sifflets, tantôt aigus et comme impatientés, tantôt étouffés et comme implorants, se croisaient.

Un son de trompe courut, se répercuta, s’affaiblit et de nouveau brama, d’intervalles en intervalles. Les gardiens fermaient les barrières du passage à niveau, — un train de grande ligne s’avançait au loin. — Un renâclement farouche, un cri strident, trois fois répété, déchira la nuit, puis deux fanaux, semblables à d’énormes yeux, coururent sur le rail qui miroita, à mesure que le train roulait. La terre trembla et, dans une buée blanche, tisonnée d’éclairs, dans une rafale de poussière et de cendre, dans un éclaboussement d’étincelles, le convoi jaillit avec un épouvantable fracas de ferrailles secouées, de chaudières hurlantes, de pistons en branle ; il fila sous la fenêtre, son grondement de tonnerre s’éteignit, l’on n’aperçut bientôt plus que les trois lanternes rouges du dernier wagon, et alors retentit le bruit saccadé des voitures sautant sur les plaques tournantes.

Des hommes se mouvaient confusément sur la route laissée libre par le passage du train ; le fil des signaux grinça; une tache de sang troua la sombreur du ciel, abritant la voie interdite ; les barrières se rouvrirent, les haquets passèrent.

Anatole réfléchissait. Il avait presque perverti une petite fille d’un atelier voisin. C’était un pauvre être qui boitait et allumait de grands yeux dolents dans une face souffreteuse et pâle ; elle était demeurée sage peut-être parce que personne n’avait voulu d’elle ; c’était, dans tous les cas, une très habile ouvrière qui gagnait de bonnes journées et soutenait sa mère restée veuve, et souvent malade. Anatole pensait avec raison que cette jeunesse devait être aimante, et qu’elle ne lui refuserait point l’argent nécessaire pour boire à sa santé des canettes de bière aigre. Il n’avait donc pas été désolé de voir Céline cabrioler du regard avec un autre ; maintenant qu’il avait pillé ses économies, elle pouvait bien aller se faire lanlaire, si bon lui semblait !

Il était, avec cela, dans les meilleures dispositions, ce soir-là ! Il s’était humecté comme un liège, il avait une douceur d’ivresse qui le rendait aimable et pas hargneux, et il était très content de lui, se croyait irrésistible, se donnait des postures penchées, prêt à dévider à la première venue toute une bobine d’élégies bizarres.

Installé près de la fenêtre, il faisait des effets de hanche et de col, se mettant en goût de débiter ses grandes tirades par un déluge d’observations qui touchaient et submergeaient tout, depuis les machines à robe de cuivre de la gare du nord, plus belles que celles-ci, prétendait-il, jusqu’au sirop des marchands de vins, jusqu’à l’amour dont il célébrait les charmes ; puis, comme les deux filles ne répondaient à tous ces verbiages que par des monosyllabes et des exclamations, il garda le silence, pendant quelques minutes, et, s’adressant brusquement à Céline, il lui dit :

— Tu n’as donc plus de conduite, que tu t’attaques maintenant aux gens huppés ?

Elle devint rouge. Il coupa court à toutes les réponses qu’elle jargouillait et continua :

— C’est triste. On aime une femme, on se sacrifie pour elle, puis il vient un jour où la femme vous dit : — Oh ! du maigre ! va t’asseoir sur le bouchon, tu me gênes ! veux-tu, veux-tu pas ? ça y est ? J’ai un amour d’homme qui ne porte pas des culottes mûres et se met des gants sur ses salsifis ; je veux des cabriolets et je ne mange plus d’oeufs durs, faut des ostendes peut-être avec des petites fourches pour les piquer ? Malheur ! mais je le crèverais, ton monsieur, si je voulais m’en donner la peine ; mais non, je ne veux pas nuire aux bourgeois. — Alors c’est dit, nous cassons notre lacet ? Eh bien ça va, gentiment et sans coups de bottes dans le waterloo. — Je ne cogne d’abord que lorsque c’est moi qu’on lâche ! Je sais bien que c’est bête, car enfin que ce soit l’un ou l’autre qui commence, c’est toujours la même chose ; mais ce que j’en fais, c’est pour le monde ; dame, oui, comprends, — suppose que je rencontre Colombel et Michon, ils me disent : eh bien ! et ta tortue, qu’est-ce que tu en fais ? — je leur réponds : c’est un autre qui la soigne ! — J’ai l’air d’un daim, tandis que demain, je pourrai leur dire : — Des histoires ! je l’ai fichue en plan ! tu conçois, la différence est sensible. Et puis, j’ai remarqué ça, le sexe n’a d’estime pour un homme que lorsqu’il a lâché un tas de femmes et, avant tout, il ne faut rien perdre de son prestige ! Moi, d’abord, je suis plein de convenances, ça c’est une affaire d’éducation ! Tu sais, il y en a qui disent aux pisseuses qu’ils veulent envoyer dinguer : je pars pour l’Algérie, bonsoir, mon andalouse, geins pas, je t’enverrai des dattes, — et intérieurement ils pensent : Compte là-dessus, il pleut ! Voyons, c’est-il convenable ? Non, n’est-ce pas ? Je ne suis pas comme ça moi, je préviens ma propriétaire huit jours à l’avance que je déguerpis. — C’est franc et c’est chic, voilà mon idée ! Maintenant, embrasse-moi, poupoule.

Céline fut abasourdie. — Ainsi Anatole n’avait aucune affection pour elle ; — il la quittait sans même exprimer un regret. — C’était un homme sale, un loffiat, elle le savait, mais jamais elle n’aurait cru qu’il fût aussi misérable. Quand une femme vous laisse voir qu’elle a assez de vous, c’est bien le moins que l’on pleurniche un peu et que l’on rage ! Sans cela quelle joie resterait donc aux filles ? Tous ceux qu’elle avait eus jusqu’ici la surveillaient, étaient jaloux, lui flanquaient des torgnoles, lorsqu’elle commençait à les délaisser. En se faisant séduire par un monsieur, elle était réjouie par cette pensée que l’autre se démènerait comme un beau diable. — Oui, il serait gênant, il la suivrait, il la houspillerait le long de l’avenue du Maine, mais enfin elle pourrait dire, en recevant la danse : tu as beau me battre, mon bonhomme, je te trompe tout de même ; — si celui-là répond en riant : Je m’en fiche, alors à quoi cela sert-il de lui faire des farces ? Anatole était brutal, mais seulement quand elle refusait de lui prêter des sous. Pas de coeur et des besoins, cet homme-là devait véritablement vous dégoûter des autres !

Anatole se tordait gracieusement et répétait sur un ton de flûte : embrasse-moi, poupoule. Céline devint pourpre, le sang lui moussa dans les veines, elle lui jeta : tu as fini de parler, n’est-ce pas ? Eh bien oui, c’est vrai, oui j’ai trouvé un monsieur riche, il est autrement propre que toi, va !

Anatole jubilait démesurément. — Rage pas, reprit-il, ça n’avance à rien. Voyons, raisonne un peu : je t’aime, tu m’aimes, je te l’annonce, tu tâches de pivoiner et de baisser tes stores, toutes les femmes font ça pour enjôler les hommes ; tu te dis : je vais le mettre dedans ; moi aussi je me le dis. Bè dame, alors, c’est le plus malin des deux qui roule l’autre ! Et puis, après tout, il n’y a pas eu de casse ! J’ai respecté ta bâtisse, je ne t’ai pas détériorée ; tu es encore belle au clair de lune, puisque cet infirme qui se met deux paletots, l’un sur l’autre, bat le briquet pour te rattraper quand tu enfiles le boulevard de Montrouge. — On rend bien maintenant les objets qui ont cessé de plaire, pourquoi donc que je ne te rendrais pas ? Il n’y a pas de crainte que tu te fanes dans la montre, puisqu’il y a un acheteur ! Non, tiens, veux-tu que je te dise, tu as eu tort, tu n’étais vraiment pas convenable, tu étais méprisante de tout, il te fallait ci, il te fallait ça, tu avais faim, tu n’avais plus faim, bête ! Puisque nous mangions dans la même assiette, il fallait te dépêcher de taper sur le rata. Je bouffais à plein bec, moi, pendant que tu chipotais, j’ai eu fini le premier, je n’ai plus d’appétit. J’ai soif, par exemple, tu n’offres rien ? Non ? tu as de la rancune ? Alors bonsoir ; respect aux magistrats et la main aux dames !

Anatole était déjà bien loin que Céline contemplait encore stupidement le plancher devant elle. Elle eut à la fin des larmes qui coulèrent, comme des pilules argentées, le long de sa bouche. Désirée dut coucher sa mère seule, sa soeur s’étant affaissée près de la croisée, étouffant, regardant vaguement ce qui se passait dehors.

La nuit était complètement tombée. Aucun train ne sillonnait l’espace ; l’on entendait seulement au loin, près de la gare de Ceinture, une machine qui ululait et semblait sangloter dans l’ombre ; parfois des bouffées de vent s’engouffraient dans les fils du télégraphe et les faisaient vibrer avec un aigre cliquetis qui s’éteignait lamentable comme une plainte, puis la voix des locomotives en partance roulait, profonde et basse ; sous le pont, une hutte d’aiguilleur entrouvrit sa fenêtre et un rayon de lampe sauta dans le fouillis du lierre qui l’encadrait et s’y débattit. La lucarne se refermait, un mince filet d’or rose se brisa sur la grappe éraflée des feuilles, zigzagua rapidement, puis tout redevint noir ; à gauche, deux hommes, assis sur un banc, causaient, et le feu de leurs pipes luisant dans l’ombre faisait entrevoir dans un soudain éclair, des côtés de visages, des tranches de nez, des bouts de doigts. — Plus loin enfin, sept ou huit machines, perdues dans la nuit, le dos tourné et le trou béant, fumaient. On eût dit des lunes rouges, rangées les unes à côté des autres, et les lunes jaunes des cadrans de l’embarcadère et du pont s’élevaient plus haut, dominées encore par le disque étincelant de la lune qui, émergeant des nues comme d’un lac d’eau sombre, poudra de sa limaille d’argent tout le champ des manoeuvres.




Chapitre VIII

Désirée ne fut pas satisfaite de la brouille d’Anatole et de Céline. Sa soeur était devenue acariâtre et maussade, une vraie feuille de houx que l’on ne sait comment prendre sans se piquer. Jusqu’ici, elle avait trouvé tout naturel que Désirée gardât la maison, pendant qu’elle courait se jeter avec son homme dans les dépôts de joie du quartier de Montrouge, aujourd’hui, la petite voulait, elle aussi, sortir, le soir, et s’amuser. Des tiraillements en résultèrent. Un jour Céline déclara péremptoirement à table qu’elle ne pourrait ni desservir ni laver les plats. Elle était attendue, le soir même, sur les huit heures. Désirée grognait un peu, et, exaspérée par la mauvaise humeur de l’autre, déclarait qu’elle aussi était attendue, et qu’elle n’avait pas le temps de torcher les assiettes et les verres ; mais comme Céline mâchait sa dernière bouchée, le derrière fuyant entre la porte ouverte et le palier, force fut à la petite de ne pas laisser la maison seule et d’attendre que la femme Teston vînt la délivrer et consentît à monter la garde, à sa place, auprès de sa mère.

Il advint de toutes ces chicanes accrues par l’entêtement de Céline que la maman fut couchée plus tôt que de coutume. À huit heures maintenant on la hissait sur les matelas. Elle ne se plaignait point d’ailleurs, étant comme tous ceux qui souffrent, heureuse de changer de place, levant de temps à autre le nez comme un animal inquiet, se demandant pourquoi maintenant la journée lui paraissait moins longue.

Auguste prit Céline en haine depuis cette époque. Il posait pendant de longues heures, et estimait que la petite était bien bête de se laisser ainsi mener par sa soeur. Personnel comme tous les amoureux, il ne s’intéressait pas à l’état, peu ordinaire cependant, de Madame Vatard. Il ne voyait et ne comprenait qu’une chose, c’est que Désirée était à peine libre, quelques minutes, le soir, et il lui disait avec raison que, lorsque son père serait de retour, les rendez-vous s’espaceraient davantage encore. C’était le moment ou jamais de se réunir tandis qu’il n’y était pas. Si l’on ne savait point profiter de l’occasion, comment arriverait-on à faire vraiment connaissance ?

Céline devinant les conseils qu’Auguste donnait à sa soeur, le détesta. Elle était d’ailleurs pour le moment irritée et mauvaise. Elle commençait à penser que son monsieur était par trop convenable. Il causait assis près d’elle, regardait le ciel avec des airs dolents, bref il l’exaspérait. Elle le traitait en elle-même de serin, mais elle rentrait, tous les soirs, humiliée de n’avoir pas été prise.

La femme Teston fut réellement admirable, dans ces circonstances ; émue par les désolations de Céline, sa préférée, elle vint s’établir, à la tombée de la nuit, vis-à-vis la couchette de l’hydropique et là, parlant toute seule, ravaudant les chaussettes de son Alexandre, elle somnolait, médisante et grave.

A dix heures, elle se levait, remettant dans son cabas de paille ses aiguilles, son fil et son dé, recouvrait de cendre les braises mi-éteintes, bordait le lit de sa camarade, éteignait la lampe à schiste et partait à la recherche de son mari qui fumait invariablement sa pipe, le derrière tassé sur une borne, le dos appuyé contre l’un des vantaux de la porte cochère.

Et alors, l’une après l’autre, les deux filles revenaient, prenaient la clef sous le paillasson, remettaient l’outil en place quand l’une d’elles n’était pas rentrée. — Seulement la mère Teston, qui fermait les yeux sur ces escapades, les traita, un jour, de fichues bêtes parce que, dans leur hâte à déguerpir, elles ne se nourrissaient plus que de charcuterie, et, en guise de soupe grasse, faisaient tremper de vieilles croûtes dans les jattes d’un bouillon fabriqué chez le crémier du coin.

— Vous vous ferez un joli estomac ! leur disait-elle, — mais les deux enragées répondaient qu’elles le verraient bien. Leur système était pour le moins commode. On laissait le jambonneau ou la hure, dans son papier, et cela faisait une assiette de moins à laver. Un coup de torchon sur la table et l’on en était quitte ; et puis, comme Céline le soutenait avec une ténacité diabolique, elles ne mangeaient pas seulement du veau piqué et du fromage d’Italie ; la friture installée chez le père l’Auvergne, à deux pas de là, leur fournissait à très bon compte des limandes sautées dans la poêle et des moules baignant dans une sauce blanche. À couteaux tirés pour tout le reste, les deux soeurs s’entendaient admirablement pour éviter les apprêts de la cuisine, la fatigue des nettoyages.

Céline persistait à partir la première ; elle devait toujours revenir dans un petit quart d’heure et elle rentrait à des heures indues qui affligeaient la concierge et lui faisaient perdre tout respect pour sa locataire. Désirée restait à la maison jusqu’à huit heures, puis elle dévalait à son tour par les escaliers, laissant la mère Teston buvotter son cassis, et elle courait rejoindre Auguste qui se promenait de long en large dans la rue du Cotentin.

Alors, ils commençaient de grandes excursions au travers du quartier, et presque toujours ils tombaient sur la chaussée du Maine et la redescendaient jusqu’à la rue de la gaieté. Si cette rue mérite son nom, la chaussée du Maine est en revanche d’une tristesse lugubre. Il y fait noir comme dans un four et les boutiques sont closes dès huit heures. Çà et là, une pissotière dont la bouche est bouillonnée par la fleur du chlore chantonne doucement, éclairée par un bec de gaz, puis les réverbères s’espacent davantage, plantés entre des arbres ébouriffés et grêles, et, à dix pas de la rue, les flonflons arrivent, dans une bouffée de vent, et la clameur d’un faubourg en ribote monte de cette voie rutilante de lumières et reliant deux avenues noires.

Là, dès la brune, des globes s’allument et s’échelonnent à la hauteur des premiers étages, et quatre lanternes rouges, celle d’un poste de police et celles de trois marchands de tabac fardent de pourpre vive l’enduit éraillé des murs ; parfois une autre flamboie, une enseigne de brasserie, représentant une énorme chope tenue par une main scellée dans le plâtre, une chope remplie de sang dès qu’on l’allume.

La rue était pleine ce soir-là. Des cris de joie s’échappaient des fenêtres ouvertes des bals, des portes entrebâillées des marchands de vins. Des groupes stationnaient sur la chaussée, des bandes d’enfants tournaient autour, jouant à cache-cache, menacés de paires de gifles quand ils s’accrochaient aux blouses des hommes. Près du concert Jamin, près de l’ancien bal Grados surtout, la foule s’épaississait. À la porte de cette guinche, un municipal se dressait sur ses ergots de cuir, et des garçons avec des casquettes hautes et renflées, des chemises à jabots, des cols cassés et sans cravate, avalaient des fumées de cigarettes et s’injuraient avec des filles empaquetées du col aux bottes dans de longs waterproofs. Sur le trottoir, des couples marchaient dans les feux jaunes et verts qui avaient sauté des bocaux d’un pharmacien, puis l’omnibus de Plaisance vint, coupant ce grouillis-grouillos, éclaboussant de ses deux flammes cerise la croupe blanche des chevaux, et les groupes se reformèrent, troués çà et là par une colonne de foule se précipitant du théâtre Montparnasse, s’élargissant en un large éventail qui se repliait autour d’une voiture que charroyait en hurlant un marchand d’oranges.

Les bibines soufflaient des odeurs d’alcool et de vin ; le choc des boules d’un billard s’entendait par une fenêtre ouverte ; des gens couraient les uns après les autres et se bourraient par amitié de coups de poing ; des moutards de treize ans fumaient des mégots et salivaient ; une femme obèse balançait son ventre sous un tablier gras; des familles s’assemblaient en extase devant la boutique d’un pâtissier.

Des doigts fourrageaient des éclairs blessés et versant leur crème ; d’autres soupesaient de molles frangipanes mal retenues par une croûte défaillante et flasque; des bouches buvottaient la mousse savonneuse des Saint-Honoré ; des mâchoires se fermaient sur les morceaux d’un flan éventré sur une plaque.

Et les chaussons et les galettes renaquirent à mesure qu’on les enleva. Des tartes fumantes suèrent à grosses gouttes, et leur grillage de pâte plia sous la poussée des sirops en marche ; des brioches bubonnèrent cabossées par des verrues ; des cornets emplis d’une boue blanche crevèrent ; des babas s’affaissèrent, perdant leur rhum. — Toutes les compotes, toutes les confitures s’enfuirent, se rattrapant, s’arrêtant, dès qu’elles se rencontraient, hésitant, puis descendant plus rapides quand elles s’étaient confondues et mêlées.

Le vin bleu, le cassis, le marc, rigolaient sur le zinc des comptoirs. Dans la rue, l’on ne voyait que des hommes s’essuyant la bouche et crachant du violet sur les pavés.

Alors Auguste proposa à Désirée de la conduire aux Folies-Bobino. Le théâtre ne battait plus que d’une aile ; il ne jouait plus maintenant que tous les deux ou trois jours. La petite, craignant qu’il ne fermât pour de bon et voulant, une fois dans sa vie au moins, savourer les délices vantées de ce repaire, accepta l’offre d’Auguste.

Elle admira fort l’entrée qui est d’une architecture des plus compliquées, du siamois, du japonais, du je ne sais quoi, mâtiné avec l’imbécile fantaisie d’un architecte. Le tout était teint avec du brun de chocolat et du gris d’ardoise et orné de bas-reliefs où saillaient des amours aux fesses trois fois trop larges, raclant du violoncelle. Une femme jaune dansant sur le toit retroussé comme celui d’une pagode et tenant à la main un appareil à gaz, en forme de lyre, la stupéfia.

Puis, elle entra dans un jardin, planté de manches à balais, de vases et de statues de femmes couronnées de feuilles et tenant sur leurs bras des cornes d’abondance, et toutes étaient disloquées, manchottes, essorillées ou borgnes. Toutes avaient des ulcères malins sur le nez, des emplâtres blancs sur la gorge, des lèpres vertes sur le front et toutes penchaient plus d’un côté que de l’autre, souriant dans leur blancheur salie, invitant avec l’accueil attristé de leurs lèvres que des polissons avaient souillées. La porte s’ouvrit et elle aperçut devant elle une salle, spacieuse, avec une large scène, ornée d’une éternelle forêt et d’une femme gigottant des bras et beuglant dans un enragé vacarme.

Comme prix c’était cher, par exemple, quinze sous d’entrée et la consommation en sus. Auguste pensa de suite qu’on ne pourrait renouveler souvent de pareilles bombances, et puis l’on n’était pas bien placé. Les servantes vous empilaient en rangs d’oignons, et posaient sur une planchette faisant corps avec le dossier du banc dressé devant vous, les mazagrans et les bocks. Désirée se démanchait le cou à tenter de regarder en l’air ; malheureusement elle avait sur la tête la masse plafonnée du balcon et une rumeur et des trépignements de bottes roulaient au-dessus d’elle. On criait : Bis ! bis ! la gigue ! la gigue ! et un acteur déguisé en anglais, avec un pantalon vert pois, des favoris rouges et un chapeau gris, tricota des jambes, sautant droit, se frappant les talons, puis, se rapprochant comme un cagneux le boulet des genoux, il s’élançait à l’improviste et retombait les deux cuisses écartées, figurant un V à l’envers. Il se disloqua, suant, criant des hourras tristes, battant des entrechats, valsant sur les pointes, reculant sur les plantes, cavalcadant et piaffant, les bras en moulinet, la tête lancée comme un battant de cloche. Il y eut un temps d’intervalle, puis une planchette sur laquelle était écrit le nom de Régina parut. Le chef d’orchestre leva son bâton, les musiciens soufflèrent, une femme fit son entrée, se cassa comme une marionnette, et, debout devant le trou du souffleur, donnant de temps à autre un coup de pied dans sa traîne qui l’embarrassait, partit en mesure. Elle était enveloppée d’une robe rose très décolletée, et ses bras nus et encore rouges étaient blanchis par de la poudre. Son menton projetait une ombre sur le bas de son cou. Elle accompagnait le graillement de son gosier avec quatre gestes : une main sur le coeur et l’autre collée le long de la jambe, — le bras droit en avant, le gauche en arrière, — le même mouvement effectué en sens inverse, — les deux mains enfin se tendant ensemble vers le public. Elle dégoisait un couplet à gauche de la scène, un autre à droite. Ses yeux se fermaient et se rouvraient, suivant que la musique qu’elle rabotait devait toucher les âmes ou les égayer. De loin, de la place où Désirée et Auguste étaient assis, sa bouche, grande ouverte, quand elle hurlait le dernier vers du refrain, béait comme un trou noir.

Pendant un instant, quand la musique joua seule la ritournelle, elle toussotta, montrant un profil qu’on ne soupçonnait pas lorsqu’elle était de face, guigna de l’oeil le ménétrier en chef, regarda ses gants à huit boutons dont les pointes étaient roidies par l’empois des sueurs, puis elle se pencha sur l’orchestre, et, gueulant de toute sa voix, elle se secouait les bras, et une sorte de fumée noire flottait dans le ravin entrevu sous son aisselle.

La salle entière délira, des acclamations forcenées coururent, et, s’inclinant, souriant, envoyant des baisers, elle faisait onduler par le remuement de sa hanche sa robe dont la soie du bas luisait plus éclatante et comme plus neuve que celle du corsage moins crûment frappée par les feux de la rampe.

Elle versa sa dernière note. Les bocks scandèrent sur le bois des planchettes, la charge sonnée furieusement fit voir ses deux pis réunis dans la digue de son corsage et séparés par une fente où perlaient des gouttes, et, ramassant sa jupe avec les poings, elle batifola du museau et, trottinant, s’enfuit, assourdie par une mitraille de bravos et de bis.

Désirée était pâle d’admiration. D’abord ces couplets étaient poignants ; il y avait une femme qui pleurait son enfant mort et maudissait la guerre, et l’on n’entend pas des choses aussi émouvantes sans que les larmes vous montent aux yeux, puis la chanteuse lui paraissait belle comme une reine, avec ses bracelets, ses pendeloques et la queue mouvante de sa jupe ; elle se rendait bien compte que les joues étaient recrépies et les yeux bordés, mais aux lumières, dans cet éblouissement du décor, cette femme enchantait quand même avec son luxe de chairs mastiquées et de soies peintes. Auguste voguait aussi en plein enthousiasme. Ce rêve impossible à réaliser pour un homme honnête et pauvre, posséder à soi pendant un quart d’heure une fille aussi en vue, une fille aussi éclatante de jeunesse apprêtée et de grâce lui troubla la cervelle, et il contemplait la scène vide, les yeux agrandis et la bouche ouverte. Désirée trouva que cette admiration devenait inconvenante et elle le pinça. Il eut le sursaut d’un homme qu’on réveille, puis, devant le sourire de la petite qui s’amusait à le voir si douillet, il se mit à rire à son tour et lui pressa la main.

L’orchestre fit claironner à nouveau ses cuivres, et un jeune homme, vêtu d’un habit à queue de pie, d’un gilet très échancré, d’une chemise ornée de petits tuyaux, d’un pantalon noir mal coupé, s’avança et, après s’être incliné, bêla doucement ce chant plaintif :


Quand nous chanterons le temps des cerises

Et gais rossignols et merles moqueurs

Seront tous en fê-ête !

Les belles auront la folie en tête

Et les amoureux du soleil-eil au coeur !

Quand nous chanterons le temps des cerises, etc.


Ce râleur était la coqueluche des fillasses de Montrouge. Pâlot, mal construit et maigre, il semblait tout jeune, bien qu’il eût au moins trente ans d’âge. C’était un tenorino qui égouttait avec emphase l’eau saumâtre de sa voix. À la fin de chaque couplet, il se haussait sur la pointe de ses bottines, et il filait des sons prolongés, très doux, qui enthousiasmaient les femmes.

A son tour, Auguste estima que Désirée le reluquait trop, et, n’osant se risquer à lui rendre son pinçon, il la poussa comme par mégarde du coude. La petite le regarda de côté et pensa qu’il était bien exigeant, aussi prit-elle plaisir à crier bis quand ce Céladon de beuglant se retira.

Auguste s’apprêtait à boire une gorgée de son mazagran qui, à force d’avoir été trempé d’eau, n’avait plus ni couleur ni goût, quand sa voisine de gauche, voulant moucher un gosse, lui releva le coude et lui fit verser la moitié de son verre sur son pantalon ; Désirée pouffa. — La femme soutenait que le café enlevait les taches, Auguste rageait, se mordant la barbe, s’épongeant avec son mouchoir. Il était très empêtré et très rouge. Désirée se tordait. C’était bête, mais elle était de celles qui éclatent de rire dans la rue, quand un passant s’étale ! — Elle finit cependant par prendre une carafe et par nettoyer, elle-même, la culotte, puis elle s’épaula contre Auguste, et alors il oublia sa malechance, son genou séchait d’ailleurs, et l’impression désagréable qu’il avait d’abord ressentie quand l’eau froide filtrait au travers du drap avait disparu.

Une saynète devait clore la représentation, l’éternelle saynète à trois personnages, une jeune fille du monde qui se déguise en bonne pour éprouver son prétendu, marivaude avec un autre pour stimuler sa jalousie et finit par l’épouser sur une ronde finale braillée en choeur par les intéressés et par le public.

L’action se déroula toujours la même, égayée par les bourrades de la servante, par son tutoiement et le clic-clac de ses gifles, par les coups de timbre inutiles et l’effarement impatienté du maître, par la chanson à boire lancée devant un litre d’eau rougie et une volaille en carton doré, et tout le monde se leva, se précipita, se bouscula pour gagner la porte. Il était onze heures. Tous les lieux publics se dégorgeaient à la fois dans la rue. La chaussée moutonnait ; des gens tumultuaient chez un marchand de tabac pour allumer leurs cigarettes et leurs pipes. Près du lapin blanc empaillé et assis dans la devanture sordide d’un pâtissier, la boutique « du petit pot » s’emplissait d’ivrognes qui croquaient le verjus ; l’omnibus venant de l’Hôtel-de-Ville roulait lentemant sa caisse d’un vert brun, et le cocher faisait claquer son fouet et criait, toutes les minutes : Eh hop ! — Auguste emmena Désirée au gaufrier modèle, et là, enfoncés dans de larges banquettes, ils eurent pour dix sous deux verres de bière et deux gaufres, mais la petite voulut retourner chez elle ; elle étouffait dans cette salle qui joignait à la senteur fumeuse des estaminets l’odeur friturée de la pâte roussie. Ils sortirent et il la reconduisit, l’écoutant fredonner les refrains de chansonnettes qu’elle avait attrapés au vol.

L’un d’entre eux lui dansait dans la tête et descendait par bribes à ses lèvres et, mise sur la piste de l’air par les paroles qu’elle avait retenues, elle murmurait :


Sous les ormeaux l’avez-vous vue ?

Ou bien se mirant au ruisseau

Avec les filles du hameau

Un soir, l’auriez-vous reconnue-ue-ue-e

Ma Rosinette, hélas ! Je l’ai perdue,

Je l’ai perdue ! — ue !—


Auguste trouva bien que Désirée avait une jolie voix, mais il eût préféré qu’elle s’occupât de toutes les bêtises qu’il lui débitait. Elle s’impatienta enfin à marmonner ainsi, toute seule, et s’écria : — Ah baste ! Je retrouverai mon air demain matin, en me réveillant, et elle se mit à sauter au bras de son amoureux. Ils descendaient alors une petite rue noire, emplie de couples vagues. Auguste se rappelant soudain une bien jolie proposition qu’il avait entendu faire par un officier quand il était au régiment, arrêta net la petite et lui dit :

— Est-ce que vous connaissez la croix de Malte ?

Elle ne savait pas ce que cela voulait dire.

Alors, il la pria de fermer les yeux, et avec des zigzags qui dessinaient des pointes, il la baisotta sur le front d’abord, puis sur les deux paupières, puis sur le petit bout du nez, sur les joues, sur les lèvres et enfin sur le menton.

Elle se plaignit, frissonnant quand la bouche du jeune homme touchait la sienne ; mais elle trouva tout de même que c’était bon.

Elle le fit cesser néanmoins. Elle se sentait par trop énervée. — Non tiens, lui dit-elle, si vous voulez m’embrasser, donnez-moi un baiser de nourrice, tiens, comme cela, et elle l’embrassa vite et fort sur la joue.

Il préférait des baisers et plus lents et plus fins, mais des ricanements les gênèrent ; des femmes braconnant derrière des portes à clairevoie, visaient des hommes et les attiraient à elles avec l’ordure coulante de leurs lèvres. — Désirée devint honteuse. — Ronds comme des balles, des repris de boisson bouffonnaient ces filles ; l’une d’elles, accotée contre une fenêtre, invitait même du geste un charpentier en détresse au coin d’une borne. Désirée se sauva emmenant Auguste. Ces tendresses ignobles salissaient sa joie, ils marchèrent sans parler jusqu’à la rue Vandamme, et là, quand le jeune homme eut attendu que la porte fût ouverte et que, la refermant, la petite lui envoya, au travers du faisceau des grilles, un sourire d’adieu et se perdit dans le noir, il retourna lentement vers sa hutte.

Il songeait alors qu’il devait de l’argent à ses camarades. Toutes ces ripailles ruinaient sa bourse. Il pensa que Désirée aurait bien pu faire comme toutes les autres femmes, offrir de supporter la moitié de la dépense.