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Les Soeurs Vatard (1879)

blue  Chapitre I-IV.
blue  Chapitre V-VIII.
blue  Chapitre IX-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.
blue  Chapitre XVII-XX.


A ÉMILE ZOLA
son fervent admirateur et dévoué ami.


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Chapitre I

Deux heures du matin sonnèrent.

Céline fit à sa soeur cette inepte plaisanterie qui consiste à placer son doigt près du nez d’une personne endormie et à la réveiller brusquement. Désirée frappa sa narine gauche contre l’index de Céline. — Que c’est bête ! cria-t-elle.

Les femmes se tordirent.

— Allons, mesdames, un peu de silence, hasarda la contre-maître.

L’on entendit comme un long bourdonnement que traversa soudain la flûte d’un rire, puis deux voix claironnèrent, soutenues par le ronronnement des presses, une chanson patriotique. Les gosiers des hommes, gosiers saccagés par le trois-six, tonnèrent également, trouant de leur toux rauque les cris grêles des filles :


« Il est mort, soldat stoïque,

il est mort pour la républi-ique ! »


— Allons, mesdames, un peu de silence, hasarda la contre-maître.

La presse haleta et mugit plus fort, les massiquots grincèrent, les couteaux de bois firent entendre leur sifflement doux sur le papier ; les petits bancs qui tombent, les ballots qu’on jette sur la table, retentirent, interrompus par le jet vibrant des gaz, par le bourdon du poêle. Des rires fusèrent d’un bout de l’atelier à l’autre, s’éteignirent, puis reprirent en un long roulement.

— Mesdames, mesdames ! Un peu de silence ! hasarda la contre-maître.

Çà, de gros rhumes grondaient, là, des joies dégingandées s’étouffaient à braire, çà et là, des raclements, des roulades de gorges déchiraient la tempête qui allait croissant.

Dans un coin, un rire aigu sautilla, seul, dansant au-dessus du tumulte. Il y eut un instant de répit. Un chat en chaleur miaula furieusement, puis une voix larmoyante s’éleva :

— Mesdames, je vous ai respectées, toute la nuit !

Le coup de tonnerre d’une énorme pile qui s’écroule coupa net l’engueulée du choeur qui huait la femme. Personne n’avait reçu la pile sur la tête. Les chansons reprirent.

— Voyons, mesdames, mesdames, un peu de silence ! supplia la contre-maître.

Alors, dans un crescendo immense, quarante femmes crièrent : la paie ! La paie ! Puis elles rattrapèrent le fausset de l’une d’elles, une voix pointue qui allait se piquer dans le plafond :


 « Ayez pitié de ma souffran-an-ance

Allez soldats, passez votre chemin !

Dans cette auberge — on ne verse du vin (bis)

Qu’aux enfants de la France ! »


Les plioirs frappaient les tables, les litres passaient d’une bouche à l’autre, suintant la salive et le vin ; — une ouvrière, debout, voulait regagner sa place, ses compagnes lui écrasèrent le ventre avec les dossiers de leurs chaises. — Une fille se moucha, sonnant comme d’une trompette ; une bouteille se brisa le bec au rebord d’une table, le petit bleu coula sur les robes, deux femmes vomirent, l’une contre l’autre, des injures de poissardes, on les retint par leurs chignons et par leurs loques; mais elles se tordaient et aboyaient, le menton en avant et les dents sorties, bavant, se ruant, les bras en l’air, la fosse des aisselles à jour sous la chemise craquée.

Il y eut encore un moment de répit et l’on n’entendit plus que le tapotement sourd des assembleurs dans l’autre pièce.

Les brocheuses avaient des voix de mirlitons crevés; elles râlaient.

L’une d’elles lança alors cette stupide question qui revenait comme une ritournelle quand personne n’avait plus rien à dire :

— Mademoiselle Élisabeth, qu’est-ce que votre coeur désire ?

Une autre se leva, pesamment, fourgonna dans le poêle, et, saisie par la chaleur, resta courbée en deux, les paupières remuées, la bouche grande ouverte devant le trou qui flambait.

On râpait à cet instant :


« Mais que les branches

Soient toutes blanches,

Ou qu’au printemps verdisse le gazon,

Rose, je t’aime

Toujours de même,

Car en amour il n’est pas de saison ! »


— Mesdames, un peu de si...

Sept heures sonnèrent, interrompant la phrase de la contre-maître. — Sept heures, dit une voix, l’homme que j’aime est dans la paillasse !

Alors, l’atelier reprit une nouvelle force et lamentablement hurla : la paie ! La paie !

Un monsieur sortit d’un petit cabinet, attenant à la grande salle, et appela : Madame Eugénie Voblat ! — Des acclamations coururent — Ah ! Enfin ! Ce n’est pas trop tôt ! On va donc toucher son poignon ! Et les mains battirent, les yeux étincelèrent, tandis que les chaises gémissaient sous le galop des croupes.

La femme Voblat, un roulis de chairs molles, un monstre ignoblement gras, traversa les tables, bousculée et ahurie par tous les voyous femelles qui se pendaient à son caraco; elle se dégagea, griffant au hasard les nez, et, perdant ses jupes, elle entra dans le bureau du patron. Elle partit criant : à ton tour, Angèle !

La nuit prenait fin. — Les ouvrières étaient brisées par la fatigue, éculées par les sommes, la tête dans les poings. Celles qui avaient touché leur argent s’enfuirent. — La paie allait s’alentissant. — Le patron appelait une femme et une autre venait. — Madame Teston ! — Y est pas ! — Qui prend son argent ? Et une amie de l’absente accourait et demandait en même temps son compte, puis c’étaient des réclamations forcenées, des discussions entêtées pour un sou, des ténacités de sauvage s’obstinant à ne pas comprendre. — La couture était par trop mal payée ! Le pauvre peuple était pas heureux ! C’était l’éternelle requête : ô m’ssieu ! Vous ne pourriez pas me donner de la petite monnaie avec des sous ? C’étaient les doigts engourdis qui laissent échapper ce qu’ils tiennent, et l’aplatissement d’un corps sur le plancher, le râble en saillie, les mains traînant dans la poussière à la recherche de l’argent tombé.

Les brocheuses se groupèrent vis-à-vis de la caisse près de la machine à eau ; il y en avait d’accotées contre les piles qui remuaient des faces blêmes comme des têtes de veaux, d’autres, enlacées aux colonnes de la presse, se renversaient en arrière, se chatouillant pour se réveiller, laissant entrevoir sous leurs jupes relevées des bas sales et mal tirés, des bottines armées de clous. Seule, dans son coin, la contre-maître soufflait, épelant des chiffres, les additionnant avec un crayon mouillé de salive, regardant, atterrée, l’écroulement des filles sur le parquet.

L’atelier offrait alors le spectacle d’une morgue. Un tombereau de jupons semblait avoir été vidé, en un tas, et il y avait comme un grouillement de membres sous ce paquet de hardes. — La paie allait s’alentissant. — Les ouvrières qui restaient encore défirent leurs manchettes de lustrine, se lissèrent les cheveux avec du crachat, se rigolant à voir une petite qui somnolait, perdue, vautrée dans des rognures, tripotant avec son petit doigt la gelée d’un baquet de colle.

Le jour parut, — la contre-maître éteignit les becs de gaz, et au travers des vitrages grillés et empoicrés par le ruissellement des pluies, un soleil pâle d’hiver, une aube d’une blancheur sinistre s’épandit sur les grappes étagées des femmes, éclairant des joues blafardes, des bouts de langues qui badigeonnaient de temps en temps le coin crotté des bouches. — Cahin, caha, les brocheuses disparaissaient ; il n’en resta bientôt plus que deux, une petiote qui souffrait d’un incurable mal de dents, et une grande déhanchée qui cherchait ses puces et suçait une larme de sang pointant à sa lèvre gercée.

On ouvrit les vasistas pour renouveler l’air.

Une buée lourde planait au-dessus de la salle ; une insupportable odeur de houille et de gaz, de sueur de femmes dont les dessous sont sales, une senteur forte de chèvres qui auraient gigoté au soleil, se mêlaient aux émanations putrides de la charcuterie et du vin, à l’âcre pissat du chat, à la puanteur rude des latrines, à la fadeur des papiers mouillés et des baquets de colle.

La contre-maître rangea les chaises jetées au hasard, sur le flanc, sur le dos, les jambes en l’air, leurs tripes de paille blonde se dressant en tire-bouchon ou fuyant en mèches par le trou du ventre. Elle empila sur des tréteaux la cohue des tabourets.

Neuf heures sonnèrent.

Le soleil se décidait à mûrir. Il allait, fonçant à mesure la rougeur de son orbe. — La danse de la poussière dans un rayon de jour commença, tournoyant en spirale, du plancher aux vitres. — La lumière sauta, jaillit, éclaboussa de plus larges gouttes le plancher et les tables, alluma d’un point tremblant le col d’une carafe et la panse d’un seau, incendia de sa braise rouge le coeur d’une pivoine qui s’épanouit, frémissante, dans son pot d’eau trouble, creva enfin en une large ondée d’or sur les piles des papiers qui éclatèrent avec leur blancheur crue sur la suie des murs !




Chapitre II

Des quatre ouvrières qui, à part de légères fugues, travaillaient assidûment dans les ateliers de satinage et de brochure de la maison Débonnaire et cie, une passoire, disait la contre-maître, trois étaient sages : — La première, parce qu’elle était trop vieille ; la seconde, parce qu’elle était trop peu tentante; la troisième, parce qu’elle était jeune et n’était pas bête. La quatrième était à peu près sage, changeant d’amant tous les mois, mais n’en ayant jamais qu’un ou deux au plus en même temps. C’était : Madame Teston, une femme mariée, une vieille bique de cinquante ans, une longue efflanquée qui bêlait à la lune, campée sur de maigres tibias, la face taillée à grands pans, les oreilles en anses de pot ; c’était Madame Voblat, un gabion de suif, une bombance de chairs mal retenue par les douves d’un corset, un tendron abêti et béat qui riait et tâchait de se tenir la taille à propos de tout, pour un miaulement de chat, pour un vol de mouche; c’étaient enfin les deux soeurs Vatard, Désirée, une galopine de quinze ans, une brunette aux grands yeux affaiblis, pas très droits, grasse sans excès, avenante et propre, et Céline, la godailleuse, une grande fille aux yeux clairs et aux cheveux couleur de paille, une solide gaillarde dont le sang fourmillait et dansait dans les veines, une grande mâtine qui avait couru aux hommes, dès les premiers frissons de sa puberté.

La mère Teston travaillait, depuis plus de trente années, dans la maison Débonnaire. Les trois autres y avaient vagi et tété, alors que leur mère, les torchant d’une main, pliait, de l’autre, les rames des papiers. En sus de ces quatre ouvrières, une vingtaine de femmes, de fillettes, de gosses, s’amoncelaient, le matin, dès sept heures, le long des tables et s’en allaient, suivant la saison ou la plus ou moins grande presse du travail, à six, à sept, à huit heures du soir.

Ces vingt filles se renouvelant, tous les dix jours, formaient cette population nomade, cette coterie des ouvrières brocheuses, étrange association où l’on vocifère, à qui mieux mieux, les plus abominables jurons, où l’on se déverse sur la tête de pleines écuellées d’ordures, très curieuse race de filles qui ne cherchent guère de liaisons en dehors de leur monde, ne s’enflamment véritablement qu’au souffle des haleines vineuses, ramassis de chenapans femelles, écloses pour la plupart dans un bouge et qui ont, dès l’âge de quatorze ans, éteint les premiers incendies de leurs chairs, derrière le mur des abattoirs ou dans le fond des ruelles.

Tous se détestaient et tous, hommes et femmes, s’entendaient comme larrons en foire pour dauber les contre-maîtres, mais, une fois échappés de l’atelier, ils ne s’entendaient guère plus qu’en échangeant force coups d’ongles et revers de mains. Il y avait, le matin, dès l’arrivée, des cris de liesse, des bondissements furieux, des joies folles, à la vue d’une femme qui entrait, tiraillant péniblement sa croupe, ou clignant des paupières charbonnées d’indigo et d’encre, et cela n’empêchait point que si le patron, exaspéré de voir un grand diable, soûl comme une Pologne, rebondir d’une pile à l’autre, lui réglait son compte et le congédiait, la femme qu’il honorait de ses caresses et de ses coups, se levait et partait, entraînant avec elle toute la coterie qui la soutenait. Il y avait alors des huées des autres ouvrières, puis des larmoiements de femmes mûres criant : est-elle bête de suivre un homme qui la bat ! C’est moi qui le ficherais en plan ! Et elles-mêmes arrivaient, le lendemain, avec un pochon ou des ravines sur le visage et défendaient énergiquement leur maître alors que les autres le traitaient de brigand et de lâche ! — et les histoires et les cancans pleuvaient. — Une telle courait comme une chienne après un homme qui se moquait bien d’elle, pleurnichait pendant toute la journée, sur son ouvrage, et finissait par se crêper la tignasse avec une camarade assez malhonnête pour lui avoir pris son amant et assez taquine pour la braver. — Avec toutes ces parlottes envenimées par la bêtise, avec toutes ces haines qui prenaient feu au frottement des hommes, c’était miracle qu’il restât, au bout de quelques jours, dix ou douze des mêmes ouvrières. — La passoire Débonnaire ne se bouchait pas et, comme un ruisseau d’eau sale, tout son personnel de femelles et de mâles clapotait et fuyait par le trou des portes.

De la gouape ! disait sentencieusement le contre-maître, un mal bâti, laid jusqu’à l’horreur, avec sa face livide, tigrée de petite vérole, et ses touffes de sourcils embroussaillant un oeil crevé qui roulait, laiteux, dans une paupière rouge. — Les coquines ! soupirait la contre-maître, une grande femme anguleuse, aux yeux bruns comme des pépins de pomme, à la bouche barrée de formidables crocs ; mais gouapes et coquines se moquaient bien d’eux ! Le lundi, l’atelier était vide, le mardi, l’atelier était également vide, le mercredi, l’atelier commençait à se remplir et, le samedi, à se vider. À part les contre-maîtres, qui plaçaient sous sur sous, et un pauvre vieil homme qui avait tant bu, dans sa jeunesse, qu’il avait l’estomac en meringue et ne pouvait plus boire, tout le reste ne travaillait, les ouvrières que pour bâfrer des frites et s’acheter des bijoux en doublé, les ouvriers que pour s’enfourner à tirelarigot, dès l’aube, des chopines de vin blanc et laper, dès l’après-midi, des litres de vin bleu.

Tel était le personnel de la maison qui, pour les nuits de veille, se recrutait encore d’un monceau de femmes ramassées aux sorties des autres brocheurs. Ah ! La contre-maître avait fort à faire, par ces longues nuits, il fallait distribuer l’ouvrage. — Ah ! bien merci ! clamaient les filles, rien de bon, tout ça, ce n’est pas du salé ! En voilà de la turbine ! On se casse les ongles sur ce papier-là ! — Et il fallait apaiser leur soif et leur donner à toutes du café et de l’eau-de-vie, il fallait les empêcher de se sauter aux yeux et de se gifler la figure; il fallait inscrire l’ouvrage, pièces par pièces, les ouvrières attitrées de la maison voulant passer avant le fretin raccolé la veille, les autres criant qu’on les embêtait et qu’il faudrait pourtant voir à ne pas les prendre pour des gâcheuses et pour des sabots !

Aussi quand cette lavure eut été balayée hors des cours, la contre-maître poussa un soupir, rajusta les brides de son bonnet à choux, arracha prestement la mite qui lui croûtait l’oeil, repoussa du pied son petit banc sous la table et se dirigea toute guillerette vers le bureau du patron.

Elle demeura surprise. — Céline et Désirée discutaient furieusement. — Désirée demandait à n’être plus payée aux pièces, mais bien à l’heure. — Tiens, voyez-vous, dit la contre-maître, comme moi, alors ! Mais Céline, qui avait la langue bien pendue, reprit : — Eh ! Bien, mais pourquoi donc pas ? Ma soeur n’est pas une coltineuse, bonne seulement à plier des feuilles, elle fait les travaux délicats, la couture, et puis monsieur m’a bien mise, la semaine dernière, aux heures, pourquoi donc qu’il ne donnerait pas à ma soeur le même salaire qu’à moi ? — Après de longs débats, il fut entendu que Désirée toucherait désormais 25 centimes et demi par heure de travail. Elles souhaitèrent alors, très enchantées, le bonsoir, firent un salut à derrière ouvert, s’en furent se laver à la pompe et, se poussant et sautant dans la cour pour se réchauffer, elles remontèrent de la rue du Dragon à Vaugirard.

Désirée, très engourdie, traînait les pieds et s’arrêtait devant tous les éventaires; l’autre, habituée par le galvaudage de ses nuits, aux tiraillements de l’estomac, le matin, et au froid dans le dos qui vous fait bouger les épaules et hâter le pas, hélait sa soeur, la traitant de faignante et de clampine !

La rue de Sèvres s’étendait, interminable, avec ses communautés, ses abbayes, ses hospices, ses pensionnats de demoiselles, mais ce qui ralentissait la marche de la petite, ce n’était pas cette escouade de béquillards et de loqueteux qui geignent pitoyablement, le chapeau tendu, quand l’église s’emplit de monde, ce n’était pas cette tourbe d’affamés qui, les bras en bandoulière, les jambes emmaillotées de linges, s’amassent, avinés et transis, devant la petite entrée des Dames Saint-Thomas de Villeneuve, c’étaient ces nombreuses boutiques, ces innombrables bondieuseries dont la rue est pleine.

Près des jésuites où piaffaient des équipages de maîtres et où, descendus des sièges, des larbins galonnés prenaient des attitudes attendries de canailles pieuses, il y avait des statues coloriées de vierges, des madones sérieuses et bonnes à mettre en niche, des christs, grandeur nature, avec du lilas sur le ventre et du carmin aux doigts, des Jésus bénisseurs, frisottés et blonds, les bras en avant, accueillants et bien vêtus, puis, sur le rayon du bas, des Saints-Sacrements, des patènes, des ciboires, resplendissaient avec leurs dorures et leurs mosaïques; des veilleuses étranges, des coeurs en verre rouge, montés sur du bronze, des lys aux pistils et aux tiges de cuivre, des vases avec des J. M. entrelacés et des bouquets de roses, en papier blanc, s’empilaient sur une cloison, encadrant un petit rédempteur, de cire rose, qui batifolait sur de la paille, serré comme un joujou de vieille femme, sous un globe de verre.

Et tous ces magasins s’échelonnaient, diminuant en splendeur, à mesure que la rue s’acheminait vers le boulevard.

Ici, là, alternant avec eux, béaient sur le trottoir des boutiques de marchands de vins, avec des tonneaux vernissés le long des murs, et des grilles cramoisies aux vitres. À cette heure, ils regorgeaient de monde. Des poivrots, le coude sur le zinc, riaient au nez des petites avec des yeux fripés et des mâchoires violies par le gros vin. Céline fit bouffer sa jupe et pimpa des prunelles, se retournant, appelant sa soeur qui rêvait tout haut devant la montre d’un herboriste, admirant des colliers d’ambre, des irrigateurs aux serpents rouges, des tétines en caoutchouc, des peignes de buffle, des houppes à poudre, de toutes petites éponges fines taillées en amande, montrant du doigt à l’autre qui pinçait la bouche, des blaireaux à barbe et des soutiens en filoselle. — Ça, c’est pour les hommes ! dit Céline qui reprit sa marche, mais la petite clopinait de plus en plus, badaudant de nouveau devant la chatte empaillée d’un marchand de chaussures, musant devant la porte d’un lavoir pavoisée d’un drapeau tricolore en zinc, s’ébahissant devant des étalages de frusques où pendaient des pantalons côtelés en velours à 8 francs, des costumes complets pour mioches avec ces étiquettes sur carton : le Tapageur, le Jean-Bart, le Lolo, des ceintures écarlates pour les charpentiers, des percales à raies, des surahs tissés aux Batignolles, des chemisettes empesées, des cravates semées de vermicelles et de pois.

— Ah ! les belles chemises ! soupira Désirée, sont-ils assez coquets ces tuyautés !

— Oui, va, regarde, ce n’est pas pour nous, ma fille ; et dire pourtant qu’il y a des femmes qui ne me valent pas et qui se mettent ça sur le dos, pas seulement les dimanches, mais encore tous les jours que le bon Dieu fait ! S’il n’y a pas de quoi vous mettre hors de soi quand on songe que, pendant que l’on pioche, des grues comme la fille à Gamel, se bourrent d’huîtres et se collent des dentelles sur la peau ! Et pourtant elle est laide, cette volaille-là, et elle ne fait rien, et elle pionce, et elle boit, et elle bouffe, et elle rigole ! ça vous ferait insurger, à la fin des fins ! Viens-tu ? Qu’est-ce que tu grognes, que je fasse comme elle ? Certainement que si je voulais, je ferais comme elle. — Mais je le sais bien, répétait Désirée, voyons, laisse-moi, tu me fais mal avec tes ongles, et puis je ne sais pas pourquoi tu en veux à Virginie, — elle t’a payé des bischoffs, l’été dernier. — Eh ! Je m’en fiche bien de ses bischoffs, s’écria Céline exaspérée ; mais sa colère changea de route et se tourna soudain contre un gâte-sauce qui, sans le faire exprès, lui flanqua sa manne dans les cheveux, et elle le traita durement, tandis que le galopin, après s’être retiré à une distance raisonnable, la narguait, tapant sur sa cuisse, la main plate, puis fermée, et le pouce en l’air.

Elle se décida pourtant à continuer son chemin, mais Désirée butait des souliers contre le trottoir, s’arrêtant quand même devant les marchands de chandelles saintes, désignant de son doigt en boudin qui laissait un point de buée sur la vitre, des cierges cannelés, arrondis, nus ou juponnés de papier à fleurs de lys, des rats de cave aux cires tirebouchonnées et blêmes, l’encens du sanctuaire sublimé avec la manière de s’en servir écrite sur la boîte, et elle restait là, somnolente ou se retournant, regardait sans savoir pourquoi la file des fiacres, les arbres écharnés du square, les magasins du Bon Marché s’enveloppant d’une poussière de bleu tendre au loin. Céline piétinait de rage : — Anatole va m’attraper, lui disait-elle, je t’en supplie, remets-toi et viens !

Et elles trottinaient très lasses, et, le long de leur route, les imageries religieuses reprenaient de plus belle, tournant au jouet, se dédorant, se fanant, se fondant, se couvrant d’épaissies de crasse; de gravures pleines de petits garçons à genoux, de femmes prosternées, d’anges bouffis et montrant le ciel, des Mater dolorosa, fabriquées d’après la formule de Delaroche, les yeux en larmes et les mains pleines de rayons, des enfants avec un agneau sur le cou, des crucifix avec une coquille en bas pour y mettre de l’eau, des coeurs en platine, en maillechort, en vermeil, des coeurs percés de glaives, flambant par le haut et saignant par le bas, des immaculées creuses en stéarine et en biscuit, des saint Joseph mal moulés et mal vernis, des crèches enluminées, des ânes pelucheux, toute une Judée de carton-pâte, tout un Nazareth de bois peint, toute une religion en toc s’épanouissaient entre des bocaux de chocolats poudreux et de vieilles boules de gomme !

Désirée ne se réveilla vraiment que devant l’ancien hospice des incurables ; elle poussa le bouton d’une fontaine et fit cracher au broc que tenait, dans chacune de ses mains, un égyptien de pierre, une fusée d’eau qui éclaboussa une dame de la tête aux pieds. Alors ses yeux se rallumèrent et, enchantée de sa plaisanterie, elle se sauva et rattrapa sa soeur, déjà parvenue au boulevard des Invalides.

La rue de Sèvres allait en s’évasant un peu et débouchant sur la place en gueule d’entonnoir, puis, devenue rue Lecourbe, elle se coulait, flanquée à chaque angle d’une bibine énorme, en une large traîne de bâtisses noires. Le quartier s’attristait à mesure qu’il montait vers les remparts. Cette rue grouillante, ces boulevards désertés qui la prenaient en écharpe et fuyaient à perte de vue, cette population qui fermentait sur la chaussée, les femmes sortant d’essuyer les plâtres en sueur des corridors, les hommes fumant des têtes de sultanes et se prélassant, les mains dans les poches, les enfants se frottant à l’écorche-cul dans l’eau des ruisseaux, criaient la détresse lamentable des anciennes banlieues, la désolation sans fin des paies écornées par les pochardises et achevées par les maladies !

Les deux soeurs s’arrêtèrent, non loin de chez Ragache, devant une crémerie dont les appâts : des assiettées de choux-fleurs et des jattes de bouillon trouble, étaient contenus entre les vitres verdâtres et les rideaux blancs. Céline poussa la porte d’un coup d’épaule, et s’en fut droit à un grand garçon, assis, la casquette écrasée sur la nuque, brassant avec un sien ami une potée de dominos gras.


*

*           *


— Ah ! bien, ce n’est vraiment pas trop tôt, dit Anatole, mademoiselle se décide enfin à venir. Dis donc, tu sais pourtant bien que je n’aime pas trop à poser pour le sexe. — Assez, ne dis rien, ça suffit ; qu’est-ce que vous buvez ?

Céline hasarda un geste d’indifférence, qui se termina, sous l’oeil fixe d’Anatole, en une allure de soumission et de crainte, et elle bégaya, très interloquée : — Moi je prendrais bien quelque chose de chaud, est-ce qu’il y a du chasselas sur le feu, Madame Antoine ?

— Mais oui, on va vous en faire chauffer, et vous, Mademoiselle Désirée, faut-il aussi vous en préparer un verre ?

La petite fit signe que oui. Elle était debout devant le poêle en fonte qui se dressait au milieu de la salle. Elle ne paraissait pas avoir conscience de ce qu’elle faisait, car ses doigts grattaient la tôle du couvercle et, mal affermie sur ses jambes, elle considérait, d’un air dolent, le bouton de cuivre du tuyau. La crémerie était vide. Il n’y avait que de vieux caracos et de vieilles pèlerines accrochés au mur et, sur une table au fond, une salière à deux branches et un moutardier dont le bonnet avait perdu sa pointe. À cette heure, la mère Antoine tournait et virait dans sa cuisine, essuyant avec des loques grasses le lait grésillant sur la fonte, soufflant de petites bulles qui crevaient et puaient. Toutes les dix minutes, elle rentrait dans la salle, torchant l’éternelle gouttière de son nez, versant aux deux hommes de nouvelles rasades, essuyant furtivement avec son doigt sans ongle les larmes poissées qui gluaient le col de ses bouteilles. Anatole et son ami Colombel avaient bu comme des sables en attendant les femmes. La partie de dominos prenait fin. — Colombel se leva, s’étira, fit manoeuvrer les manches de veste de ses jambes, frotta ses pieds sur le carreau du parquet afin d’enlever la croûte de cigarettes et de boue qui les empurait, et, pirouettant sur une patte, glapit : — Mademoiselle Désirée, quand donc que vous me permettrez de vous faire la cour ?

Mais Désirée ne l’entendait guère, elle pleurait à force de bailler, se tirait les doigts, tendait les genoux; ce fut Céline en train de s’embrasser en godinette avec Anatole qui répondit : — C’est des mistoufles tout ça ! Qu’est-ce que vous offrez ? Votre coeur ? Il n’y a que les gens qui n’ont que ça qui le proposent ! Ça ne suffit pas, vous pouvez aller vous faire lanlaire !

Colombel rit de travers dans sa barbe trop drue. Anatole, très réjoui, soupesa la poitrine de sa femme et cria : — À papa tout le paquet ! Colombel retourna s’asseoir et brassa derechef les dominos. La porte s’ouvrit et deux hommes entrèrent. Ils avaient arboré des costumes de dimanche, des costumes à prendre sur le bras des bourgeoises, à aller faire la vendange du campêche chez les mastroquets. Ils avaient des tape-à-oeil flambant neufs, des pantalons à raies avec des pièces entre les cuisses, des redingotes échouées et radoubées au temple, des cravates en cordes. — Ils serrèrent la main à la société, blaguèrent Céline qui, le nez dans son verre de vin chaud, mordillait le zeste du citron quand la rondelle lui venait aux lèvres et s’asseyant, en face l’un de l’autre, un litre et deux verres entre eux, ils se couchèrent sur la table, causant bec à bec, haleinant fort et droit, se tapant réciproquement sur les bras, comme pour mieux se faire comprendre.

— Ah, ça, dit Colombel, où donc allez-vous aujourd’hui, vous êtes d’un rupin ?

— On va trimballer sa blonde, mon vieux ; nous irons lichoter un rigolboche à la place Pinel, puis dame, après cela, nous verrons.

— Tiens, mais c’est une idée, s’exclama Anatole, si nous allions manger une friture quelconque et des escargots ? — Ça va-t-il, Céline ? — Colombel et ta soeur viendraient avec nous. — Mais les femmes refusèrent ; il fallait qu’elles rentrassent pour préparer le manger du père et puis elles étaient trop fatiguées, ce serait pour une autre fois. — Oui, il n’y a pas plan, murmurait Céline, c’eût pourtant été gentil, et elle s’accouda, contemplant, pensive, le tourniquet vissé au mur, voyant, dans le couple en papier peint qui s’embrassait sous une tonnelle, la joie des parties fines, les matelotes lentement mangées, les morceaux où l’on mord, à la même place, les glorias bus à deux dans la même tasse, puis l’un des ouvriers fit virevolter la mécanique et la campagne se brouilla et s’éclaircit à nouveau quand le tournoiement prit fin, et Céline restait là, songeant à ces promenades où l’on batifole, à ces retours le long de la Seine où l’on se dévisage avec des airs alanguis et où les bouches s’oublient de temps à autre dans les fourrés, à toute cette allégresse enfin qui se termine en disputes dès que l’on a franchi le mur de l’enceinte !

— Ah ! çà, voyons, dit Anatole, quand tu resteras là à faire ta Marie-je-m’embête, ça n’avancera à rien. Venez-vous, oui ou non ?

— Mais je ne peux pas, répéta Céline.

— Eh ! Zut alors ! Et, tandis que les petites se frottaient les yeux et s’apprêtaient à regagner leur gîte, Colombel, très ennuyé de les voir partir, commanda des tournées de marc et il les but la tête renversée, le gosier bouffant, pendant que, clopant-clopin, les deux soeurs regagnaient leur demeure où elles dormirent, les poings fermés, sans même avoir eu le courage de délacer leur robe.

Alors le père Vatard rentra, très émoustillé par l’idée qu’il y aurait un gigot saignant sur la table. Le vieil homme avait passé la journée chez son ami Tabuche, un charpentier, devenu presque riche, et dont le premier soin avait été de se fâcher avec sa femme et de se monter une cave. Vatard, très galant, fit quelques ronds de jambe autour de son épouse qui avait un ventre de grosse caisse, embrassa ses filles et vidant sa bouffarde sur l’ongle de son pouce, lança une longue fusée de salive dans les cendres, mouilla son doigt, le frotta sur son pantalon pour enlever la tache de jus de pipe qui le marbrait et, se laissant tomber dans un fauteuil, demeura béatement réjoui, les jambes écartées, les bras pendants.

Pierre-Séraphin Vatard s’était marié de bonne heure avec une femme, gaillarde à ses bons moments, carogne à d’autres. Somme toute, il avait eu de la chance. Eulalie était bien revêche et quinteuse, mais c’était au demeurant une fille vaillante et bête. Elle n’avait donné le jour qu’à deux enfants, Céline et Désirée. Vatard s’était contenté de créer des filles, et n’osant risquer un garçon, il avait mis une sourdine aux fringales de ses nuits. Au fond, il avait toujours été un homme circonspect et doux et il eut été un mari parfait sans une belle indifférence pour les mille tracas de la vie et une invincible paresse à les surmonter. Ce qu’il voulait, c’était une existence d’oisiveté et de paix. Il avait été heureux en ménage, cédant aux exigences de sa femme, répondant : oui, ma vieille, à tout ce qu’elle disait, et, concessions pour concessions, l’autre le dorlotait, le laissant vivre des quelques sous que lui avait laissés, après sa mort, son frère, un mégissier fabricant de schabraques du faubourg Saint-Marceau. Les seules disputes qui s’élevaient parfois n’avaient lieu que la nuit, lorsqu’ils ne dormaient pas. Ils s’aigrissaient le caractère, les yeux ouverts dans le noir de leur chambre, lui, souffrant, sans espoir de guérison, d’un rhumatisme, elle, sentant déjà les premières atteintes d’une prodigieuse hydropisie.

Mais les deux grands chagrins qui avaient, coup sur coup, porté une terrible atteinte à la douce existence de cocagne qu’il se promettait, avaient eu pour cause la maladie de sa femme et l’entrain étonnant de Céline à courir sus aux hommes. Il eut un mouvement de tristesse, mais il se consola vite. Désirée était en âge de le soigner et de remplacer sa mère, et, quant à l’autre, le meilleur parti qu’il eût à prendre était de fermer les yeux sur ses cavalcades. Il avait agi comme un père d’ailleurs ; il lui avait reproché en termes de cour d’assises, la crapule de ses moeurs, mais elle s’était fâchée, avait jeté la maison sens dessus dessous, menaçant de tout saccager si on l’embêtait encore. Vatard avait alors adopté une grande indulgence, puis, le terrible bagout de sa fille le divertissait pendant sa digestion, le soir. Elle lui semblait même très émerillonnée très folâtre. Ses expressions de barrière, ses gestes de bastringue, ses rires de fille qui connaît la vie lui rappelaient sa jeunesse et une certaine maîtresse qu’il aurait pu aimer. Au temps où il comptait la marier, ces allures de débardeuse l’avaient inquiété. Céline aurait fait prendre fuite aux partis honnêtes, mais étant donné qu’aujourd’hui elle voulait vivre comme une pure souillon, mieux valait alors qu’elle fût drôle et pas acariâtre et mauvaise comme ces filles que la chasteté rend aigres. Quant à Désirée, Vatard la laisserait agir comme bon lui semblerait, pourvu qu’elle soignât son manger et ne désertât pas le logis dès que la nuit tomberait. La compagnie de sa femme, qui restait clouée, dans une bergère, souffrante et stupide, le divertissait peu. La malheureuse vivait, la tête trouble, et ne disait mot. Par-dessus le marché, elle lui coupait l’appétit avec son air de perpétuelle détresse et sa façon de laisser refroidir le fricot dans l’assiette.

La pauvre Eulalie, ce soir-là, ne bougeait, regardant son mari avec une fixité qui le gênait. — Désirée dormassait sur une chaise, Céline se mouvait languissamment du fourneau aux fenêtres. — Le gigot fut trop cuit. — Jamais ses filles n’avaient été dans un état semblable. L’aînée, qui avait découché, l’avant-veille, qui, pour se reposer des ébats de ses jambes, avait travaillé des bras, pendant toute la nuit, arrosait le rôti d’une main tremblante, versait la sauce à côté du plat, s’aspergeait de graisse depuis le col jusqu’aux bottines. — La petite, qui s’était redressée sur ses jambes, s’était affaissée de nouveau sur une chaise et le nez dans l’épaule, les yeux fermés, ronflait lentement, mal à l’aise et frissonnante ; Vatard, lui, fumait sa pipe et se désolait ; une odeur de brûlé s’échappait de la cuisine ; — enfin Désirée se réveilla en sursaut, se frotta énergiquement les yeux et dressa la table. Le dîner fut étrange. — Très mécontent, le père gardait le silence, les filles tapotaient dans leur assiette et, ahuries, mangeaient. — Quand le dessert fut avalé, ce fut au tour du père à s’assoupir et au tour des filles à se réveiller.

Céline fit chauffer de l’eau pour le café. — À ce moment le ciel très assombri remua, des rafales secouèrent la maison du faîte aux caves, des tourbillons de vent s’engouffrèrent dans la cheminée, chassant la fumée du charbon dans la chambre. Du coup, tout le monde fut vraiment sur pieds et se précipita vers les fenêtres pour les ouvrir. — Sapristi ! dit Vatard, si ce temps-là continue, les Teston ne viendront pas, et il s’accouda sur la balustrade de la croisée, avec cette joie de l’individu qui se sent à l’abri et ne serait pas fâché de voir tremper les autres. — Le tout, c’est qu’ils soient sortis de chez eux, pensa-t-il. C’est égal, ils doivent faire une drôle de tête, dans la rue, par un temps pareil ! — La pluie augmenta, hachant toute la rue de ses diagonales grises ; des trombes de vent cinglaient les ardoises des toits, les faisaient cabrioler en l’air et se briser sur les trottoirs avec un bruit sec ; par moment, les rafales se ruaient sur une corniche, et là éclataient, volant en poussière fine. L’on entendait le crépitement de l’eau sur les vitres, le hoquet des ruisseaux, les plaintes sourdes des plombs obstrués, les roulades de gorges des tuyaux trop pleins et l’averse ruisselait sur les pavés, s’acharnait sur les tuiles, ravivait l’ocre pâli des murs, les tachant de plaques plus foncées, dégoulinant tantôt avec un fracas d’avalanche, tantôt avec un grésillement de friture au feu.

Vatard commençait à se divertir démesurément. — Il regardait quelques passants lancés à toutes jambes, des femmes qui barbotaient, les cheveux collés sur le front, le chapeau baissant ses ailes, des hommes qui se tapaient le derrière avec leurs talons, à force de courir, agitant des pantalons de bois, des redingotes collées aux hanches, s’efforçant d’abriter des chapeaux dont la gomme sortait, puis plus loin, quand tous ces malheureux eurent disparu et que la rue fut déserte, Vatard se délecta à écouter le chant plaintif d’une gargouille, le haut-de-coeur d’un tuyau mal soudé à un autre.

A ce moment les Teston pointèrent au loin ; la femme, la robe levée jusqu’aux genoux, pataugeant à pleins pieds dans les flaques, le mari, courbé, ratatiné sous la pluie, tirant après lui sa moitié. — Vatard contemplait alors un conduit de fonte qui s’était fendu. — L’eau clapotait, sortant en blanche écume par ses fissures, bouillonnant en bulles savonneuses, s’épanouissant en roses blanches, puis toutes ces fleurs de l’eau crevèrent et tombèrent en une nappe d’une saleté ignoble, tandis que d’autres éclosaient à nouveau et s’effeuillaient encore en des crachats troubles.

— S’ils passent sur ce trottoir, ça va être du propre, se dit Vatard ; — mais les malheureux n’y voyaient pas, ils marchaient droit à la cascade. Ils trébuchaient, fermant les yeux, aveuglés par la pluie, assourdis par le vent qui secouait le riflard auquel ils se cramponnaient. Ils s’étaient pris le bras, se rattrapant l’un à l’autre, à chaque secousse, baissant la tête, éclaboussant leurs bas, s’essuyant la nuque. Comme ils s’enfonçaient dans un lac de boue, ils gagnèrent la berge et passèrent près du tuyau. Le parapluie plia et sonna comme un tambour, le mari et la femme s’injurièrent, elle, perdant son châle, se troussant jusqu’au ventre, lui, se colletant avec le pépin qui claquait. Un coup de vent prit la rue en écharpe, secoua les boudins de la femme, s’engouffra dans le parapluie qui, cessant d’abriter son maître, lui fit recevoir sur le crâne toute la douche des gouttières comblées. Teston dansait comme un hurluberlu sous l’averse, et son épouse, exaspérée, les brides de son bonnet lui fouettant les joues, sacrait et jurait, mâchant de la pluie et du vent, traitant son mari d’imbécile et de propre à rien. Vatard riait à se tordre quand le ménage frappa à sa porte. — Ah ! quel temps ! quel temps ! dit la femme. — Teston ne soufflait mot, ses cheveux coulaient, il avait de l’eau jusque dans les narines et il reniflait, lamentable et grotesque, avec sa mauve en loques et ses souliers qui, à chaque pesée des jambes, jutaient une cuillerée d’eau sale.

— Attendez, Madame Teston, dit Céline, je vas vous chercher un caraco et des bottines.

— Et vous, mon vieux, proféra Vatard, voulez-vous un paletot ? — Mais Teston déclara qu’il n’avait besoin de rien, sinon d’avaler quelque chose de chaud ; il se blottit dans un des coins de la cheminée et là, tirant un mouchoir à carreaux, il s’épongea la tête. Sa femme se défit ; elle enleva rageusement sa capuche naguère blanche et maintenant bise comme un torchon et bonne à tordre. Tournant le dos à la cheminée, elle reflétait dans la glace sa taille grêle, emmaillotée d’un tas de linges, et, maigre comme un cent de clous, elle était allongée comme ces interminables sucres d’orge que des voyous coiffés de fez tirent sur une tringle, munie de sonnettes, dans les foires de la banlieue. — L’arc de ses épaules descendait en une pente rapide jusqu’à ses hanches qui crevaient la chemise et se reliaient à un petit fessier vague soutenu par deux longues lattes. — L’eau l’avait transpercée, de la cime aux plantes, elle s’essuya tant bien que mal, découvrant, dans le va-et-vient de ses bras, la cage de ses côtes. On la roula le mieux qu’on put dans un vieux peignoir de Désirée, et, assise à croupeton, devant le feu, elle délaça les cordonnets de ses bottines. Le cirage coulait, le cuir s’était racorni et collait aux pieds. Il fallut que Vatard s’en mêlât et, entre deux bouffées de pipe, les lui arrachât. Alors, elle poussa un long cri de détresse, ses bas étaient dans un désolant état. Tout le bout semblait avoir séjourné dans un bain d’encre, et la tache allait affaiblissant ou changeant de ton à mesure qu’elle gagnait la jambe ; du noir, elle touchait au bistre, et du bistre au jaune, près du cou-de-pied, elle s’était élargie, mais ne se teintait plus que de gris pâle. La femme Teston enfourna de vieilles savates dépareillées et, le mufle dans son mouchoir, la carcasse cassée, regarda le feu qui s’éjouissait bruyamment, flambant haut et sec, pétant à petites bordées.

Une douce chaleur emplissait la chambre ; les rideaux avaient été tirés, Désirée avait mis un vieil essuie-main sous la porte pour empêcher les vents coulis, un grand bien-être, une tiédeur de somnolence les envahissaient. Désirée prépara du vin chaud dans une casserole et Vatard, très heureux de penser qu’il ne serait pas contraint comme les Teston à se lever et à courir les rues jusqu’à son domicile, regardait avec une visible satisfaction son ami dont le drap et les bottes fumaient dans une buée puante.

L’on ne disait mot. Vatard s’épanouissant dans son allégresse, la mère Teston songeant à son bonnet perdu, son mari à l’humeur massacrante de sa femme, Céline à son amoureux, sa mère à rien du tout, Désirée au vin qu’elle avait trop sucré.

Puis les langues se délièrent. — Les hommes causèrent entre eux, les femmes parlèrent entre elles de leurs camarades de l’atelier.

Madame Teston affectait un ravissement sans fin, en apprenant que Désirée ne serait plus payée aux pièces, mais bien aux heures ; elle insinuait seulement que, si elle avait été plus maligne, elle aurait pu obtenir 30 centimes au lieu de 25 centimes et demi. Elle fit tant que la petite, qui était enchantée de son succès, convint qu’elle avait peut-être été bête et finit par ne plus se réjouir du tout de l’augmentation qu’elle avait acquise.

Et, tandis qu’elles jabotaient, Vatard, brandissant à chaque mot sa pipe, criait :

— La femme, c’est le bonheur du prolétaire ! voilà mon idée, — puis il plaignait Tabuche qui s’était séparé d’avec sa bourgeoise. — Maintenant, qu’il était malade, il restait seul chez lui, comme un pauvre chien. Il avait un panaris au doigt, une mauvaise maladie, comme chacun sait, et il allait en être réduit à se faire soigner par les dames saint-Thomas, de la rue de Sèvres, qui les guérissent sans opérations.

La femme Teston, elle aussi, avait connu un homme qui avait eu un mal blanc au pouce. Il l’avait enfoncé dans le derrière d’une grenouille ; ses souffrances avaient diminué à mesure que le doigt entrait, il était maintenant guéri, mais la grenouille était morte.

Vatard ne pensait pas que ce remède fût bon ; il soutenait même que c’était de la blague, mais la vieille jura sur la tête de sa mère qu’elle tenait cette histoire de la personne même à qui elle était arrivée.

Le résultat de cette discussion fut qu’on fait toujours bien de ne pas appeler un médecin quand on est malade. Tabuche avait raison d’avoir recours aux soeurs. Les médecins n’ouvrent avec leurs lancettes les panaris mûrs qu’aux gens du peuple. — Les riches ne les feraient plus venir et ils perdraient leur pratique, s’ils ne les guérissaient pas sans les charcuter.

Céline émit alors cette idée très neuve que les familles à l’aise sont plus heureuses que celles qui ne possèdent rien.

Tout le monde l’approuva. Vatard reprit, au bout d’un silence, comme si cela pouvait avoir un rapport quelconque avec le panaris de son ami Tabuche : je suis allé aujourd’hui rue de Rennes et j’y ai rencontré l’ancienne bonne des Thomassin. Elle est placée maintenant chez un ingénieur et elle lui achète de l’eau-de-vie à six francs la bouteille.

— La bouteille ! Pas possible, s’exclama la mère Teston.

— C’est comme cela, poursuivit Vatard, et il hochait la tête, n’écoutant pas Céline qui abîmait l’une de ses camarades qu’on avait rencontrée, dans un bouisbouis de Montparnasse, chahutant, les jambes en l’air et les bras en bas.

— Une fille qui respecte sa parentelle peut aller danser au banquet d’Anacréon ou aux mille-colonnes, seulement elle ne va pas au bal Grados. C’est une infamie que ce pince-cul-là !

Mais le père Teston racontait la découverte d’une petite fille de neuf ans qui avait été retrouvée, morte et violée, au fond d’un puits. — Alors toutes les conversations se mêlèrent en une seule et chacun pleura en deux mots émus l’infortune de cette malheureuse enfant.

Vatard, lui, doutait que l’histoire fût vraie. — c’est la police, dit-il gravement, on veut détourner l’opinion publique.

— Ou ce sont les jésuites, reprit à voix basse Madame Teston, qui était un esprit fort. Les jeunes filles, elles, croyaient que c’était arrivé.

Mais ce qui apitoyait le plus la femme Teston, ce qui rendait l’histoire plus horrible et plus intéressante, c’était moins le cou dépecé de l’enfant et l’outrage qu’elle avait subi, c’était ce pantalon qu’une main brutale avait arraché et qui laissait voir son pauvre petit ventre à nu. — Elle s’extasiait sur ce pantalon, disant que bien sûr c’était la fille d’un riche, d’un prince ou d’un duc ; ces hommes-là sont si vicieux, il n’y a qu’à lire des romans pour être renseigné là-dessus !

Désirée mit une cuiller dans chaque verre et versa le vin qui se frangea d’écume rose au bord. Ils trinquèrent tous ensemble et entre deux gorgées la maman Teston ajouta : — Quand on pense que nous avons été exposées à ça, lorsque nous étions enfants !

A ce moment, la pluie se mit à tomber de nouveau, les vitres crièrent sous la poussée du vent. — Il est onze heures, dit Teston, il va falloir partir. Sa femme remit sur son dos ses hardes à peine sèches, chaussa ses brodequins racornis et, maugréant après le ciel, embrassa les jeunes filles, leur donna rendez-vous pour le lendemain à l’atelier, et, tandis qu’ils se perdaient clapotant et ronchonnant dans le noir des bourrasques, Céline dit à sa soeur :

— N’est-ce pas qu’il n’est pas mal, Colombel ?

— Oh ! fit l’autre en riant, il a une sale tête !

— Mâtin de chien, tu es difficile toi ; je ne prétends pas qu’il soit joli, joli, mais voyons, il n’est pas laid ce garçon, et, comme l’autre ne répondait point, elle ajouta : alors ce ne sera pas encore lui qui fera ton bonheur ?

— Pour sûr, dit Désirée ; tu y es, une, deux, trois, je souffle, — et la chambre devint noire.




Chapitre III

Le premier amant de Céline s’appelait Eugène Tourte. Beau, grand, brun, l’air narquois et les yeux vainqueurs, il l’affola par des gestes et des grivoiseries qui allaient loin. Il faisait tiède ce soir-là. Sur la lisière d’un chemin perdu, près de bouquets d’arbres qui se faisaient vis-à-vis et se déhanchaient au souffle du vent, comme, dans le quadrille d’un bastringue, les couples bouffonnants des gouapes, elle culbuta, ne se voila pas, suivant l’usage, la face de ses mains, mais fermant simplement les yeux, tomba sans défaillance et se releva sans honte. Elle fut très surprise. Maintenant que sa curiosité était satisfaite, elle ne comprenait plus comment les femmes s’attachaient si furieusement aux hommes. Alors c’était pour cela, c’était pour ces tâtonnements et pour ces douleurs, c’était pour cette trépidation d’une minute, pour ce cri arraché dans une secousse, qu’elles pleuraient et se laissaient caresser l’échine par les plus trapus des hercules brocheurs. Ah ! c’était bête ! Puis, peu à peu elle écouta les révélations de sa chair, ses désirs montèrent, irritants et drus, elle comprit les lâchetés, les faiblesses, les désespoirs enragés des filles ! — Elle devint insupportable. — Cette explosion de tendresse qui la fit roucouler et se pâmer comme une bête, exaspéra son amant, qui, après lui avoir préalablement meurtri les reins de coups de canne, la quitta et s’en fut travailler dans une maison de la rive droite.

Elle choisit alors pour maître Gabriel Michon, un gringalet chauve qui avait une joufflure d’ange et des regards noyés d’ivrogne. Celui-là lui gaula le fessier à coups de bottes, dès le premier soir, puis deux autres le remplacèrent, se partageant en même temps le bivac de ses grâces, et ils la quittèrent d’un commun accord, après une dispute terminée en des calottes qu’ils lui appliquèrent et de copieuses lichades qu’ils s’offrirent au tourniquet, pendant que, se tenant les joues, elle pleurait avec un bruit d’écluse. Il y eut un instant de répit, puis Anatole entra dans l’atelier comme monteur de presse, et, après qu’ils eurent friponné dans des endroits noirs, ils devinrent amants, un jour qu’il pleuvait et qu’il s’offrit à lui aller chercher du fromage de cochon pour son déjeuner.

Au fond, tous ces amours au débotté lui décrépissaient la face et ne la contentaient guère. Tous ces va-et-vient, toutes ces pirouettes avec l’un, toutes ces culbutes avec l’autre se résumaient en une alternance de mal en pis et de pis en mal. Celui-ci lui grugeait son argent et le buvait avec une autre, celui-là la battait comme plâtre, se moquant d’elle, la contrefaisant, alors qu’effrayée de lui voir retrousser ses manches, elle poussait des cris de bête qu’on égorge. En fin de compte, taloches sur le nez, coups de pieds dans le râble, tel était son lot ; l’homme était plus ou moins fort, la danse plus ou moins vive : — voilà tout. — C’était assez naturel d’ailleurs. — Céline n’avait pas ces allures de farceuse qui réjouissent les hommes. Elle était jolie, chiffonnée, pimpante, belle fille même, avec cette maigreur délicate et comme ébranlée des filles qui se sont corrompues avant l’âge, mais les goujats de la brochure lui préféraient ces énormes truies dont les soies craquent sur les chairs massées et qui gouaillent, le bec en l’air, avec des rires qui leur secouent la gargoulette et leur font danser le ventre.

Pour comble de malchance, elle était avec cela très peu pervertie et elle avait des étonnements d’enfant quand les hommes, causant entre eux, lui ouvraient des horizons d’ordures qu’elle n’avait même jamais soupçonnés, et puis, suivant l’expression d’Eugène Tourte, elle était un peu « maboule » , rêvassant près de son bon ami à des amours câlins, se formant un idéal d’amoureux qui l’embrasserait avec des douceurs de petite fille et lui offrirait une tartelette ou une fleur, le jour de sa fête. Ah ! bien, ce n’était pas Eugène, cette dégoûtation d’homme, comme l’appelaient les ouvrières, qui lui aurait jamais donné un ruban ou un verre ! Sa face à baiser, tous les deux jours, son poing à subir, toutes les deux heures, et c’était tout. Voulant quand elle ne voulait pas, ne voulant pas quand elle voulait, il lui avait rendu la vie bien malheureuse. — Eugène était, d’ailleurs, une gouape de la plus belle eau. — Corrompu jusqu’aux moelles, mauvais comme une teigne, hargneux comme un cocher, il n’avait aucun égard pour les femmes, et il occupait ses soirées à poursuivre toutes celles qui cheminaient, les abandonnant aussitôt qu’il les avait assez arrêtées pour qu’elles pussent aller faire une station sur les lits de la Bourbe. — Toutes les ouvrières des maisons de brochure le connaissaient et le méprisaient, et toutes s’arrangeaient de façon à se faire enjôler par lui ; — seulement, les femmes raisonnables, les filles qui avaient du coeur, ne se laissaient séduire qu’une seule fois, certaines d’être quittées, au bout de huit jours si elles étaient jolies, au bout de quatre si elles étaient laides. Céline manqua d’expérience quand elle le connut. Elle ne pouvait croire d’ailleurs qu’un homme lâchât ainsi une fille qui s’était donnée à lui. Elle le crut, le jour seulement où Eugène disparut du quartier et s’en fut boire, à la régalade, le cognac et l’amour d’une charbonnière.

Céline demeura triste. Elle songea bien à se jeter dans la Seine, mais elle se fit cette réflexion qu’elle souffrait déjà pour ce monstre d’homme et qu’il était bien inutile de souffrir davantage, en s’offrant une agonie d’eau douce. Le coeur gros et les yeux pleins, elle geignit longuement, puis elle dîna chez une camarade et s’offrit une telle indigestion de beignets que, ne pouvant arrêter le bal de son estomac, elle l’accompagna, en musique, de hoquets et de points d’orgue. Mal disposée comme elle était, depuis une semaine qu’elle mangeait sans appétit et buvait trop sans soif, elle fut atrocement malade, la poitrine défoncée, renversant tout ce qu’elle avalait. Quand son coeur eut terminé ses gambades et que tout fut bien remis en place, le bonheur de pouvoir se repaître de mangeailles, dont elle raffolait, telles que pieds de porcs, salade de céleris, miroton à la moutarde, lui fit trouver la vie plus douce, et elle ne garda de son premier malheur qu’un certain alanguissement qui disparut au souffle du premier baiser qu’elle reçut en bouche.

Elle s’était pourtant promis de rester sage. Sa brouille avec Eugène n’était pas survenue, d’ailleurs, sans une caresse prolongée de poings, et, pendant cinq jours, elle avait eu les épaules marbrées de plaques bleues, comme sur la peau d’une dinde les taches azurées des truffes, mais, telle quelle, avec les ardeurs que son premier homme avait amoncelées en elle, elle était sans défense ; Michon la prit, la laissa, ses successeurs lui firent danser une grande gigue de la croupe, en vis-à-vis tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre ; l’habitude était prise, elle aurait dansé, toute seule, devant un balai.

Comment aurait-elle pu faire, après tout ? Elle était comme la majeure partie des femmes. — Avait-elle un amant ? Quel ennui ! Quelle tâche ! — N’en avait-elle pas ? Quelle tristesse ! Quel abandon ! Ce n’était pas une existence que d’être avenante et jeune et de n’avoir personne qui s’intéressât aux prouesses de vos mines, aux fêtes de vos yeux ! — Elle se débattait entre la volonté de ne plus servir d’objet au premier venu et la joie d’être espérée par quelqu’un, quand la nuit tombait.

Autrefois, lorsqu’elle revenait dans sa chambre, les pieds endoloris, les aines lui battant sous la peau, elle se déshabillait au plus vite, s’enfouissait sous les couvertures et, les reins harassés, en sueur, un malaise de brûlure au ventre, songeait à son amoureux, au rendez-vous de la nuit prochaine. — Aujourd’hui, elle rentrait de bonne heure, se traînaillait d’une chaise à une autre, avait devant sa soupe des regards navrés, mâchait des bouts de fil, les recrachait ou les tortillait entre ses doigts, puis elle se collait le nez contre les vitres, bâillait aux mouches, retournait à sa place, descendait acheter chez la marchande de journaux pour deux sous d’amour et d’assassinat, dormait avec des crampes dans les mollets et, se décidant enfin à gagner sa couche, se décoiffait lentement, se grattant pensivement la tête, s’affaissant, lourde et morne, sur le lit défait. Elle devenait avec cela d’une saleté de peigne, étant comme beaucoup de filles du peuple qui ne se livrent à de discrètes propretés que lorsqu’elles ont un homme. Une immense lâcheté la tenait, et, les nerfs exaspérés, elle ruminait longuement, se remémorant ses anciennes joies, écoutant, sous le remue-ménage des couvertures, les heures lentes sonner. — Ah ! C’était par trop embêtant que de vivre ainsi ! Et les persécutions de sa chair la laissèrent sans force ; elle avait subitement des chaleurs dans les mains et aux tempes, l’oeil se brouillait par instants, quand, à l’atelier, ces paroles qui évoquent l’image s’échangeaient entre les ouvrières, puis, à force d’observer ce vigile jeûne de l’amour, les névralgies lui rompirent le crâne; en vain elle essaya de mouches d’opium sur le front, de perles de quinine, rien ne réussit à la soulager.

Ce fut à ce moment qu’elle rencontra Gabriel Michon qui tendit vers elle sa frimousse édentée d’arsouille et la lui fit embrasser sans répugnance. Elle reprit alors sa gaieté d’autrefois, rentrant à minuit, ne rentrant pas, s’attiffant, le matin, dès le saut du lit, plantant une violette ou une rose dans son filet, se couvrant les épaules d’un fichu bariolé de rouge vif. Désirée riait à la voir se pommader avec tant de soin et se frotter les oreilles avec du savon. — Elle resta même, un jour, très émerveillée. — Céline avait acheté, dans un bazar de la rue Bonaparte, une petite fiole avec une fleur peinte sur le goulot. — Cela sentait le réséda suri. Céline s’en était saucé le chignon et les joues et ç’avait même été une révolution, dans l’atelier, que ce luxe de parfums. — Toutes les femmes en voulaient avoir, et l’un des brocheurs dont le frère était placier, dans cette partie, était venu le lendemain avec une tiolée de petits flacons qu’il vendait cinq, dix et quinze sous. — L’ouvrage avait peu marché, ce jour-là. Les femmes étaient étonnées de sentir bon et, le mouchoir sous le nez, elles se pâmaient d’aise, faisant les belles, se croyant irrésistibles, se traitant de « mesdemoiselles » et de « mesdames » , comme si une larme de musc et d’ambre avait pu modifier le moule ensalopé de leur tête !

Et puis, réellement, cette ravigote pour accommoder les basses viandes n’avait aucune raison d’être à l’atelier. — Les hommes n’étaient rien moins que des délicats. Ils ne se privaient guère des bâfres pimentées de ciboulette et d’ail. Quelques verres de vin par là-dessus, du cognac, une pipe, et ils fleuraient la bouverie et le plomb.

Désirée trouvait cela peu ragoûtant. — Certes, elle n’aurait pas voulu d’un monsieur qui aurait eu un chapeau noir, une barbe à la rose et qui aurait fait de la mousse avec les lèvres, en parlant, ça l’aurait gênée; elle aimait à rire avec les ouvriers comme son père, des gens propres qui ne suaient pas la graisse et le vieux oing, elle voulait un mari qui n’eût pas de taches à sa blouse, qui se lavât les pieds tous les huit jours, un homme qui ne se pochardât pas et lui permît enfin de réaliser son rêve : avoir une chambre avec du papier à fleurettes, un lit et une table en noyer, des rideaux blancs aux fenêtres, une pelotte en coquillages, une tasse avec ses initiales dorées sur la commode et, pendue au mur, une gentille image, un petit amour par exemple qui frapperait à une porte. Elle songeait souvent même à cette gravure qu’elle avait vue chez un marchand de bric-à-brac, et elle se figurait combien confortable et gaie serait la pièce où, sur le chambranle de la cheminée, serait incliné ce tableau, réfléchissant, dans le verre de son cadre, le derrière d’un réveil matin et deux flambeaux de zinc, qu’elle cravaterait de bobêches en papier rose.

Elle n’avait jamais désiré plus. — Vivre tranquillement, pouvoir consacrer dix francs par année, pour élever un chien et posséder en sus de sa chambre un bout de cabinet où, derrière un rideau de serge verte, elle mettrait sa fontaine et son coke, toutes les convoitises de son âme se bornaient là !

Vatard pouvait dormir sur ses deux oreilles s’il avait jamais eu des craintes ! Sa fille ne perdrait pas la tramontane et ne chopperait point dans un moment de volonté perdue. Sa soeur lui avait rendu d’ailleurs un inappréciable service, en ne l’empêchant pas de mal tourner. Libre de riboter, tant qu’elle voudrait, elle n’en eut pas l’envie, elle gardait sa « fleur de mari » , très décidée à ne la laisser prendre que pour le bon motif. Et puis l’exemple de Céline était là et les mots tranchants de la fille qui a pensé à se jeter à l’eau lui tintaient encore dans les oreilles. Elle avait assisté aussi à ses nombreux et faciles engouements, elle l’avait vue traitée du haut en bas par Eugène, et, elle-même, s’étant avisée de l’appeler scélérat, s’était attiré une giroflée tellement fleurie que sa joue en avait gardé l’empreinte pendant tout un jour. Cette façon de clore les discussions n’avait pas été de son goût, et si l’exemple de sa soeur n’était pas tentant, celui des autres ouvrières ne l’était guère plus. Il y a véritablement de quoi détester les hommes quand on a vécu dans un atelier ! Et ce n’était pas un, ce n’était pas deux, c’étaient tous qui étaient ainsi, tous, jusqu’au père Chaudrut, un vieil ouvrier, un vénérable birbe, rasé de frais, l’oeil cagot, la démarche usée. Avec son regard austère, sa surdité affligeante et son air bonhomme, Chaudrut n’était ni plus ni moins qu’une sacrée canaille ! Tendre comme un moineau et soulard comme une grive, c’était un compère dont les instincts d’ordure s’étaient accrus avec l’âge, c’était une terrine pleine de vices qui se renversait, de temps à autre, sur les robes jeunes et les éclaboussait des cordons aux pans. Criblé de dettes, poursuivi jusqu’à l’outrance par ses créanciers, ce sourdaud, terreur des mastroquets qui s’écroulent sous le crédit, papillonnait avec ses lunettes en fil d’archal, roucoulait, se pavanait, mamourait, tout godichon, et en dépit de ses cheveux qui prenaient la fuite, trouvait encore des jeunesses qui s’essayaient à rallumer au feu rose de leurs lèvres les tisons brûlés de la sienne.

Il avait pour maîtresse une amie de Céline et de Désirée, une femme séparée de son mari, une bonne fille, honnête dans son genre, et qui n’était même pas méprisable tant elle était goulue ! Chaudrut adorait le lapin au vin, et il l’avait séduite avec ces ripailles de chairs fades. Maintenant qu’il la tenait en sa possession, il ne déployait le peu de vigueur qui lui restait que pour lui asséner de soigneuses raclées. Cette façon d’envisager l’amour avait donné de plus en plus à réfléchir à Désirée. — Est-ce qu’elle serait jamais heureuse avec des amants comme ceux-là ? Il n’y avait pas à dire, on pouvait mal tomber en se mariant, mais enfin son père et sa mère avaient vécu heureux, d’autres ménages qu’elle connaissait ne se cognaient point ou rarement et encore parce qu’ils étaient ensemble depuis vingt ans, et que l’on s’impatiente à vivre si longtemps ensemble ! Son parti était bien arrêté : elle attendrait jusqu’à ce qu’elle eût découvert un amoureux à sa convenance, un beau jeune homme qui l’aimerait, un grand blond, si cela était possible, avec de longs cils et de fines moustaches. Parfois même, en travaillant, elle rêvait, l’oeil perdu, à son futur, elle se figurait le voir et être mariée avec lui, depuis un mois ; le matin, elle se levait, après l’avoir gentiment embrassé sur les yeux, lui faisait son noeud de cravate, lui tirait sa blouse dans le dos pour l’empêcher de couvrir le col, et, elle-même, après avoir rangé son petit ménage et mis en une tasse, dans son panier, du ragoût de la veille qu’elle réchaufferait à l’atelier sur sa lampe à esprit de bois, partait à son tour, un peu en avance, afin de pouvoir baguenauder devant les merceries et se donner le bonheur d’envier une belle collerette de quinze sous qu’elle achèterait, le samedi suivant, quand elle aurait touché sa paie.

Au demeurant, elle était très grande dame, n’admettait le mariage qu’avec une aisance qui lui permettrait de dépenser au moins dix francs par mois pour sa toilette, et, tout en cousant les feuilles, elle additionnait des chiffres, supputant le salaire de son mari et le sien, souriant à l’idée que, dans la maison Débonnaire, les autres femmes crieraient, à la voir entrer avec un filet neuf et gansé de rouge : — Mâtin ! Vous êtes chic, vous !

Le tout était de trouver l’homme qui pût remplir ces conditions. — Certes, depuis qu’elle avait atteint l’âge de puberté et même avant, les amoureux n’avaient pas fait défaut. — Elle avait une frimousse tentante, elle avait surtout cette allure qui friponne, si plaisante chez les jeunes femmes, mais aucun de ses prétendants ne lui avait plu, de jolis séducteurs qui la fréquentaient après s’être enfourné des canons et qui avaient encore des stalagmites vineuses aux moustaches quand ils se rengorgeaient et montraient leurs dents !

— Tu es trop ambitieuse, tu finiras mal, lui disait sa soeur, et la petite, qui se regardait dans une glace, mirait complaisamment sa roseur friande, se dandinant un peu, se donnant de petits coups sur les cheveux, pour les faire bouffer.

— Tiens, pourquoi donc pas, répondait-elle, je ne suis pas plus mal qu’une autre peut-être, j’ai bien le droit d’avoir de l’ambition.

— Elle était soutenue en cela par son père, qui ne tenait pas à la marier. — C’était elle surtout qui s’occupait du ménage, aussi la contemplait-il, d’un air attendri, murmurant : — C’est de l’or en barre que ma fanfan, ce n’est pas moi qui la forcerai jamais à épouser un homme dont elle ne voudrait point. Je ne suis pas un père dénaturé, et comme s’il croyait ou voulait faire croire que des parents avaient la puissance d’obliger leurs progénitures à se marier contre leur gré, il profitait de son expansion de bon père pour obtenir de Désirée tout ce dont il avait envie.

N’était-elle pas d’ailleurs sa préférée ? Certainement il aimait l’autre et beaucoup, mais ce n’était pas la même chose. Sans doute, Céline était une bonne fille, plus caressante parfois que la petite — quand elle avait retrouvé un homme, — mais elle avait un caractère inégal qui était vraiment insupportable. Toute la maison subissait les inquiétudes de ses passions, les colères de ses ruptures. Le jour où elle était abandonnée par son amant, c’était une tempête pour tous les plats ; elle fourgonnait avec une telle vigueur dans le poêle que tout l’édifice tremblait. Ces alternances de bonne humeur et de furie désolaient son père. Quant à la mère, elle vivait indifférente, l’oeil fixé avec stupeur sur son ventre qui grondait, incapable de remuer deux idées et deux doigts.




Chapitre IV

L’oeil-de-boeuf sonna six coups, puis il eut comme un étouffement de catarrhe, et lentement le timbre retinta six fois.

Désirée venait d’avaler le dernier navet d’un haricot de mouton, les magasins étaient presque déserts ; brocheurs et brocheuses étaient allés se repaître d’un ordinaire et d’un petit noir dans les bibines avoisinantes. — Seules, les femmes de bien avalaient leur pitance dans l’atelier. — La contre-maître broyait entre ses dents des noyaux de pruneaux. Céline faisait tiédir sur une petite lampe du café de la veille, la mère Teston suçait les vertèbres d’un lapin aux pommes.

Un jeune homme entra.

S’adressant à Désirée qui levait la tête, il dit assez timidement : — Vous n’auriez pas besoin d’un ouvrier ?

— Ça ne nous regarde pas, répondit la contre-maître, adressez-vous au chef des hommes, c’est lui qui embauche.

L’ouvrier tournait sa casquette entre ses doigts.

— Il n’y est pas, ajouta la contre-maître, revenez dans une demi-heure, il sera sûrement de retour.

— Connais pas cette tête-là, grogna Chaudrut, qui, se trouvant sans le sou, déjeunait à l’atelier d’une miche de pain et d’un morceau de brie. — Le patron avait refusé, le matin même, de lui avancer dix sous qu’il réclamait avec de fausses larmes dans la voix. — Le vieux gredin gémissait, guignant de l’oeil l’enfant de sa fille qui se versait d’une petite bouteille clissée d’osier du vin dans un gobelet. — Prends garde, ma toute belle, dit-il, tu vas t’étrangler, attends donc, pour boire, que tu n’aies plus la bouche pleine. — Il était devenu très paternel, cherchait à apitoyer l’enfant et à se faire offrir la moitié de sa piquette.

La petite ne répondant pas, il se leva, et, tout courbé, gauchissant ses espadrilles, gémissant sur les malheurs de son estomac, grognonnant après cette gueuse de déveine qui le poursuivait, il s’en fut, un litre en main, chercher de l’eau à la fontaine.

— Tu sais, dit la mère Teston à la fillette, si tu donnes du vin à ton grand-père, je le dirai à ta mère, et tu verras !

Chaudrut rentra plus amoiqué et plus larmoyant que jamais. Il posa le litre devant lui, le considéra en hochant la tête et, paraissant surmonter un invincible dégoût, il avala une gorgée. — La petite buvottait son vin. — Il craignit qu’elle n’achevât sa bouteille, et, n’y tenant plus, il murmura : — Dis donc, chérie, tu vois grand-père, il est pas heureux, tu ne voudrais pas lui laisser une petite goutte pour son dessert ?

— Si ce n’est pas honteux, s’écria la contre-maître, un homme de cet âge qui carotte une enfant ! C’est dégoûtant !

— C’est-il ma faute à moi, pleura le vieux, si je n’ai pas le sou ?

— Oui, c’est de votre faute ! exclama véhémentement la mère Teston, si vous ne vous étiez pas saoûlé, toute la semaine, vous auriez de quoi boire aujourd’hui !

— Oh ! là, dites donc, reprit Chaudrut qui, certain maintenant de ne rien obtenir, devint insolent ; vous ne plaignez pas les autres, parce que vous venez de vous le laver, votre tuyau à opéras ! Merci, en voilà un genre de débiner le monde ! Vous vous en fourrez dans le coco du lapin et du vin à treize. Où donc, sans indiscrétion, que vous logez tout cela, maman ? Pour avaler tant de choses, vous avez donc les boyaux, comme des manches d’habits ?

On dut s’interposer, la mère Teston, perdant toute mesure, ne parlait de rien moins que de le vider. — Le contre-maître amenant le nouvel ouvrier fit heureusement diversion. Il installa sa recrue près de la presse à eau et lui dit en goguenardant : — Allez-y, Auguste, et pompez ferme !

L’atelier rentrait peu à peu ; les couvreurs s’étaient installés près de leurs cisailles et ébarbaient les feuilles, d’autres collaient des couvertures et des gardes, le nouveau venu se trémoussait entre les bras de la machine, jetant à la détourne un regard sur Désirée qui, tout en collationnant des gravures, le regardait, elle aussi, à la dérobée.

Elle le trouvait gentil, avec sa figure un peu chafouine, dorée de cheveux en boucles, puis il avait l’air doux et triste ; il avait aussi de jolies petites moustaches blondes ; les dents par exemple n’étaient pas merveilleuses, l’une d’elles faisait l’avant-garde dans la gencive et une autre bleuissait sur le côté gauche avec une mauvaise apparence. Il était en somme un peu pâlot et un peu chétif ; tel quel, cependant, il pouvait encore faire honneur à la femme qu’il aurait au bras.

Lui, ne la trouvait pas très jolie. Elle était un peu courte et ses yeux avaient des difficultés, l’un avec l’autre, mais elle était tout de même attrayante avec sa margoulette rose, ses prunelles raiguisées, son nez au vent, ses allures effarouchées et prudes. Elle était avec cela propre comme un petit sou. Ses cheveux étaient bien peignés, son jupon n’était pas retenu par des épingles, sa camisole n’avait pas de plaques de colle ou de graisse, ses brodequins même, qu’il aperçut un moment, étaient bien usés, mais ils avaient encore bonne contenance, les attaches étaient raccommodées, aucun bouton ne manquait, et la jupe du dessous qui passait sous la robe, lorsqu’elle se croisait les jambes, était blanche et sans crotte.

Elle devait aussi avoir de l’ordre puisqu’elle ne déjeunait pas dans les crémeries, et c’était une fille qui, tout en ayant de la tenue, n’aurait pas fait des bêtises pour du linge, puisqu’un employé de chez Crespin en tournée ne lui réclama l’argent d’aucun bon. C’est à peine si, dans l’atelier Débonnaire, elles étaient deux ou trois qui ne fussent point abonnées à cette maison. Toutes les semaines, le receveur arrivait avec un livre noir à tranches jaunes sous le bras, une casquette argentée sur le chef, une tunique à collet bleu et à boutons blancs, ornés d’une levrette, emblème de la fidélité, et il inscrivait les sommes versées sur son livre à souche et sur le petit carnet rouge de la cliente. — Il blaguait aussi avec la plupart d’entre elles comme un homme qui les connaît à fond. Ce jour-là, la recette fut maigre, personne n’avait d’argent ; aussi pourquoi ne venait-il pas le samedi ? Il s’imaginait donc que l’on avait de l’argent à remuer à la pelle ! Tant pis pour lui ! — et l’homme, intéressé à la récolte, maugréait, habitué cependant à ces rebuffades.

Quand il fut parti, toutes se récrièrent, et comme toujours ne cessèrent de se lamenter qu’en accusant de leur misère la baraque où elles travaillaient. Est-ce qu’on pouvait gagner sa vie en touchant de douze à quinze francs par semaine, au plus ?

— Eh bien, pourquoi ne venez-vous pas le matin, et pourquoi partez-vous le soir, avant l’heure, dit la contre-maître ?

La petite qui souffrait des dents cria rageusement :

— Tiens, voyez-vous, est-ce que vous croyez avoir affaire à des bêtes de somme ?

Auguste remarqua que Désirée se taisait et continuait à travailler.

La fillette sentait ses regards tomber sur elle et elle n’osait plus lever les yeux. Il n’y avait pas à dire, il était gentil, mais c’était peut-être un mauvais sujet, un soulotteur prompt aux disputes ; c’était, dans tous les cas, un triste ouvrier, un sabot à quarante centimes l’heure, puisqu’on ne l’employait qu’aux gros ouvrages. Et cependant il n’avait l’air ni d’un gobichonneur ni d’un imbécile. Comme figure, elle n’enviait pas un amoureux différent, et puis il ne la regardait point avec des mines indécentes, ainsi que tant d’autres qu’elle avait dû remettre à leur place. C’était seulement dommage qu’il n’eût pas la mine plus hardie et plus gaie.

Il n’était, en effet, ni hardi ni gai. Auguste pouvait être classé parmi ces gens que le peuple appelle des « gnan-gnan ». Parti comme soldat et revenu, après cinq années de garnison, chez sa mère, il était entré à tout hasard dans la brochure, s’étant laissé raconter qu’un homme de bonne volonté pouvait rapidement apprendre l’assemblage et gagner facilement sa vie.

La maison Débonnaire était connue sur le pavé de la capitale ; elle racolait souvent des hommes de peine et pouvait fournir du travail même aux gens peu experts dans le métier de brocheur. — Auguste était arrivé, il s’était adressé à Désirée plutôt qu’à une autre, pourquoi ? Il ne le savait ; sans doute parce qu’elle lui avait semblé bonne fille et pas moqueuse. Les autres, pensait-il, ont l’air diablement rosse, et ce joli garçon avait peur d’être baliverné par elles. Il aurait fait, s’il l’avait fallu, le coup de poing avec les hommes, mais avec une femme, il se sentait bredouillant et indécis, malhabile à la riposte, rougissant jusqu’aux oreilles d’une blague qui fait rire.

Quand il était troupier, il n’avait guère couru après les cuisinières ou après ces femmes qui suivent les camps ; de retour chez sa mère, le hasard fit qu’il n’habitât point une maison bondée de roulures ou foisonnant de gigolettes propres à le dégourdir. Il n’ignorait certainement pas comment se pratique cette agréable chose que les petites ouvrières appellent : « faire boum » , mais par bêtise, par honte, ou par malechance, il n’avait jamais eu ce que ses camarades nommaient une bonne amie. Une fois, il s’était énamouré, pendant huit jours, d’une femme, mais elle était si malhonnête, si confite en ordures qu’il avait eu le dégoût et la honte de ses saletés. Le reste du temps, il était allé prendre des mazagrans, au boulevard de Montrouge, dans ces buvettes plafonnées d’or où des femmes, en costume de bébé, polkent en gueulant, ou somnolent, les pis à l’air et la mâchoire entre les poings. — Oh ! Mon dieu, ces femmes, il ne les avait pas dédaignées ; il s’en trouvait dans le nombre qui avaient des mines fûtées et riaient avec de jolis éclats. Mais tout cela n’était pas l’assouvissement qu’il avait rêvé. Ce grand garçon, dont l’appétit des sens était assez vif, désirait ardemment une maîtresse. Il passerait avec elle ses soirées et ses dimanches. Il ne buvait pas plus de trois verres de vin, après son dîner, ne jouait au billard que rarement, ne parlait jamais d’oeufs rouges au tourniquet, il était par conséquent très désoeuvré. Il lui fallait à tout prix une femme ; il aspirait après une brave fille qui aurait des pudeurs devant ses amis et ne l’entraînerait pas dans des dépenses où seul il paierait l’écot.

Comme gentillesse, Désirée le séduisait fort. Malheureusement il ignorait qui elle était. Si peu madré qu’il fût, il était clair cependant qu’elle devait être sage. Cela se voit de suite dans un atelier, à la façon dont on vous adresse la parole, au silence de la fille aux propos gaillards, à sa facilité à les entendre. Celles qui s’indignent ont eu sûrement un amant ou deux, elles sont plus bégueules que des vierges. C’est toujours la même chanson au reste, les femmes déchues n’ayant pas de juges plus impitoyables que celles qui n’ont choppé que dans une circonstance.

Lui plaisait-il ? Là était la question. Il était de pimpante trogne, mais il n’avait pas l’aplomb, le déluré qui plaît aux filles ; elle, ne doutait point qu’il ne fût enchanté de l’avoir vue et elle en était naturellement flattée.

Un moment, elle dut se lever pour aller prendre de l’assemblage sur un tréteau juché près de la presse. Elle eut une petite rougeur aux joues quand elle le frôla. Auguste demeura très bête. De loin, il se hasardait à la dévisager; de près, il n’osait plus. Quand elle retourna à sa place, le corps un peu renversé, tenant en ses bras les feuilles à coudre, il la trouva décidément charmante.

Il se reprochait d’être aussi peu brave. — Pourquoi ne pas lui avoir parlé lorsqu’elle était près de lui ; mais, au fait, qu’aurait-il pu lui dire ? Dans un atelier, tout le monde observe et écoute, il ne pouvait prononcer, sans qu’il fût entendu, un mot même très bas, et puis sûrement elle se serait fâchée. — N’importe, il allait toujours tenter la chance. — Il rumina de réparer sa couardise, en la suivant, le soir ; il se demanda par quelle phrase il tenterait de l’aborder, si elle ne le repoussait point, il lui offrirait quelque chose chez un marchand de vins et là il se sentirait plus à l’aise. Le tout, c’est qu’elle ne l’éconduisît pas dès le premier mot.

Puis il se fit la réflexion que ce serait sans doute peine perdue ; n’avait-elle donc ni amoureux ni amant, qu’elle voulût bien accepter ses offres ? Il y avait gros à parier qu’elle était attendue à la sortie.

Sur ces entrefaites, comme le père Chaudrut trimballait des piles d’in-18 et les entassait derrière la machine à eau, il fit sa connaissance. Il avait l’air d’un si digne homme ! Le fait est que ce birbe était toujours obligeant et gracieux pour les nouveaux venus. Celui-ci lui sembla jeune, il ne devait pas avoir été beaucoup refait. Auguste mit la conversation sur les brocheurs et il essaya de la faire arrêter sur la jeune fille.

Le vieux roublard le laissa s’embourber dans des phrases qu’il croyait habiles ; avec son regard qui vaguait sous ses lunettes, ce flibustier avait deviné où tendaient toutes les questions d’Auguste. Il dit ce qu’il voulut, fit l’éloge de Désirée, apprit à son camarade qu’elle avait une soeur, la lui montra, affecta une grande estime pour la fanfan qui était sage et appartenait à une famille bien honorable, extorqua finalement dix sous au jeune homme et s’empressa de le quitter, pour les aller boire.

Pendant ce temps Désirée comprit, sans rien entendre aux propos échangés entre les deux ouvriers, qu’il s’agissait d’elle. Elle se coula la main dans les ondes de ses cheveux, rajusta le ruban rose qui remuait alors qu’elle levait et baissait la tête et se résolut, au cas où Auguste la suivrait, dans la rue, à le recevoir le plus mal possible, afin de lui faire comprendre qu’elle était une fille honnête, accessible seulement pour le mariage.

Lui, était un peu interloqué. La petite se fourrant le nez dans son ouvrage pour l’agacer, il regarda sa soeur et la trouva terriblement canaille. Elle avait un corsage dépoitraillé, un filet en loques et elle criait aux hommes des massiquots : — Eh ! dites donc, Jésus qui chiquent, payez-vous une tournée ?

Ce n’était pas sa soeur, ou alors Désirée était donc une sainte-n’y-touche qui, sous d’autres apparences, ne valait pas mieux ? Il se donna ce prétexte, enchanté de ne pas se trouver godiche s’il ne l’abordait point, — et cependant c’était impossible ! La contre-maître, une virginité aigrie, implacable pour toutes les fautes qu’elle n’avait pas eu l’occasion de commettre, l’appelait mon enfant, causait avec elle de sa mère malade, la traitait enfin avec des égards qu’elle n’avait ni pour Céline ni pour les autres.

Et puis, après tout, est-ce qu’il n’était pas libre de prendre le même chemin qu’elle ? Oui, mais alors, s’il ne lui parlait pas, il n’était qu’un sot. Il fallait pourtant qu’il se décidât, — l’heure du départ allait sonner.

Les hommes s’étaient déjà esquivés pour la plupart. — Les femmes se pressaient de terminer leur tâche. — Le brouhaha de l’atelier se mourait en une rumeur vague. Les femmes enlevèrent leur tablier et commencèrent à agacer le chat qui rôdait, défiant, les griffes prêtes à sortir. Moumout courait sur les tables, les babines et la queue en branle ; il filait son rouet, se laissant toucher par les unes, regardant les autres de son oeil faux, puis, ayant dévoré tous les rogatons des paniers vidés, il sauta sur une chaise, se plongea la tête sous son cuissot dressé et se mangea furieusement les puces.

Les femmes partaient en bande. — Désirée caressait Moumout, attendant que sa soeur fût prête. — Elle était vraiment appétissante avec sa capuche de laine bleue et le tirebouchonnement de ses frisettes. Pour se donner une contenance, elle grattait le menton du chat qui ronronnait de plus belle, ouvrant les yeux, faisant scintiller ses topazes à peine barrées d’une ligne noire.

— Allons, viens-tu ? dit Céline.

Désirée regarda derrière elle pendant la route et elle aperçut le jeune homme qui feignait de contempler les toits quand elle se retournait. Il remonta derrière elles jusqu’à la gare Montparnasse, mais il ne paraissait pas vouloir s’approcher. — La petite fille fut vexée. — Elle aurait voulu être accostée et faire la dédaigneuse ; elle s’arrêta même, pendant une seconde, sous le prétexte de tirer son bas qui faisait pli dans la bottine. Auguste ne sut ou n’osa profiter de l’occasion. Désirée reprit sa marche.

Et cependant, le soir, quand la lumière fut éteinte, et qu’elle songea aux blondes moustaches du nouveau venu, elle l’excusait presque. — Il n’était pas déluré, cela était évident, mais, vaille que vaille, il n’avait pas du moins l’allure de ces mauvais chiens qui font marcher les femmes, tambour et gifles battant.

— C’est déjà beaucoup, soupira-t-elle, et, enfouissant son blanc museau dans le traversin, elle ronflotta gentiment, la bouche mal ouverte et le nez chantant.