Le Muséee des Deux Mondes, 1 avril 1875.

Croquis et eaux-fortes.

’La Tulipe.’

Je veux exalter tes grâces souveraines, ta gloire non pareille, invincible charmeuse, tulipe triomphale!

Déploie tes splendides oriflammes, étale tes brocarts de pourpre et d’or, exulte, fleur suzeraine, fais éclater tes robes turbulentes, tes robes diaprées de rose et de maïs, de gris de perle et de soufre, rutile dans tes dalmatiques plus étincelantes que les chapes écarlates et cuivrées dont brasillent les soleils couchants, toujours les poëtes s’extasieront devant tes appâts altiers, devant tes charmes excessifs, invincible charmeuse, tulipe triomphale!

Toujours t’admireront les filles de Hollande, les filles aux charnures de carmin et de neige, de cinabre et de nacre; toujours le bourgmestre grave arrondira ses gros yeux à fleur de tête, dilatera ses bajoues rubicondes, fera tressauter et galoper d’aise, dans sa culotte de ratine, son ventre ondoyant et énorme, alors qu’il s’ébaudira devant tes émaux translucides, devant tes folles damasquinures d’ors verts et roses, invincible charmeuse tulipe triomphale!

Toujours te mignoteront de falotes caresses, fussent-ils même enivrés par les parfums de leur pipe, par l’odorante senteur des épices et du thé, drapiers et échevins, imagiers et calfats, toujours se baisseront devant tes splendeurs aveuglantes, fussent-ils même incendiés par tes fureurs et tes flammes, terrible enfantelet Amour! les yeux des pucelettes du Brabant, de ces belles gouges dont les lèvres s’épanouissent comme des sauges sanglantes dans le pourpris de leurs chairs ivoirines, invincible charmeuse, tulipe triomphale!

Alors que j’exalte tes grâces non pareilles, ta grandesse superbe, je revois la Hollande, je revois ses grands boeufs tachés de noir, ses moulins qui découpent leurs ailes en étoile sur des nappes de bleu pâle, brodées de vapeurs blondes; je revois des femmes aux torsades casquées d’or, aux yeux de turquoise, je revois des maisons de brique rose, des pignons dentelés, des eaux vertes et calmes, de grands bateaux qui dorment accotés les uns contre les autres et dressent au-dessus des toits en escaliers leurs mats ornés de flammes, invincible charmeuse, tulipe triomphale!

Fleur splendide, fleur suzeraine, ton calice m’enivre d’odeurs de goudron et de pré, de gingembre et de skidam; le vent qui frémit dans tes corolles de rubis et d’hyacinthe me rappelle les nuitées de Hollande, alors que les heures tintinnabulent et carillonnent: clapotis de notes cristallines, son aigrelet de clochettes, fanfare éclatante du clairon, bruit sec de la claquette de bois, voix enrouée du veilleur de nuit qui clame dans les rues: il est onze heures, dormez! Je revois la Hollande, le pays des kermesses et des grands peintres, des fleurs et des ciels, le pays où s’épanouissent tes grâces souveraines, ta gloire non pareille, invincible charmeuse, tulipe triomphale!

J.-K. HUYSMANS.



back