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Les soeurs Vatard (1879)



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L'Événement.

23 mars 1879.

Hier, en lisant Les Soeurs Vatard, de M. Huysmans, je me rappelais ma première visite dans l'atelier de Schaunard.

Les Soeurs Vatard ont trouvé des admirateurs, tant mieux pour M. Huysmans et pour M. Charpentier. Quant à moi, tout en reconnaissant à l'auteur un très reel talent, j'attendrai une autre oeuvre que celle-la pour le juger.

L'Assommoir porte le timbre d'une époque ; c'est un récit émouvant, coupé d'incidents et qui forme un tout complet ; puis, M. Émile Zola a fait autre chose que L'Assommoir : les admirables descriptions d'Une page d'amour, les études si savantes, si profondes, de La Faute de l'abbé Mouret, les tableaux touffus du Paradou sont présents à toutes les mémoires. L'auteur de ces deux livres est un écrivain de premier ordre ; il avait conquis le droit de faire L'Assommoir, qui, d'ailleurs, restera le chef-d'oeuvre du genre.

Les soeurs Vatard sont brocheuses : l'une, Céline, est une vraie souillon, l'autre, Désirée, a des idées matrimoniales. L'histoire des trois arnants de Céline et du prétendu de Désirée forme tout l'intérêt du livre, que j'ai lu jusqu'au bout par acquit de conscience autant que par égard pour un écrivain de talent qui, je l'espère, nous transportera un de ces jours au-dessus du niveau du ruisseau.

Il y a dans Les Soeurs Vatard une monotonie désespérante de description. L'atmosphère y sent toujours mauvais : toutes les dix pages, une buée lourde oblige quelqu'un des personnages à « ouvrir un vasistas ».

Chaque fois que l'auteur parle d'une paire de bottes, elles suintent et empoisonnent ; d'une réunion de personnes du beau sexe, M. Huysmans nous raconte les sueurs de ces dames, y ajoute une « senteur forte de chèvres qui auraient gigoté au soleil », et conclut en disant que ces odeurs se mêlaient « aux émanations putrides de la charcuterie et du vin, à l'âcre pissat du chat, à la puanteur rude des latrines ! ... »

Eh bien ! vrai, j 'aime mieux autre chose.


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C'est du naturalisme, me dira-t-on.

Mais pardon. Quand un certain nombre d'ouvrières, ces ouvrières fussent-elles des brocheuses, sont réunies quelque part, il y a autre chose que l'odeur. Il y a des physionomies, des types, des passions diverses. Or, je vous jure que, après avoir fini le volume, je serais fort en peine de faire le portrait de Céline ou de Désirée.

Voyons donc en quoi consiste le naturalisme de M. Huysmans :

« Vatard (le père), très galant, fit quelques ronds de jambe autour de son épouse qui avait un ventre de grosse caisse, embrassa ses filles et, vidant sa bouffarde sur l'ongle de son pouce, lança une longue fusée de salive dans les cendres, mouilla son doigt, le frotta sur son pantalon pour enlever la tache de. jus de pipe qui le marbrait et, se laissant tomber dans un fauteuil, demeura béatement réjoui, les jambes écartées, les bras pendants. »

Voilà une étude qui n'était pas difficile à faire, et qui porte sur des observations non seulement banales, mais encore inutiles au récit. Ce que dira M. Huysmans du père Vatard, il devra le dire une autre fois d'un marin, s'il le met en scène, ou de tout autre personnage du même rang social. En un mot ce n'est pas typique.


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Je craindrais de fatiguer le lecteur en multipliant les citations ; il suffira, pour avoir une idée complète du talent actuel de l'auteur des Soeurs Vatard, de reproduire sa description de la gare Montparnasse :

« Une odeur de charbon brûlé, de fonte qui chauffe, de vapeur et de suie, de fumée d'eau et d'huiles grasses, montait... Le ciel semblait charrier derrière l'embarcadère des nuées plus torrentueuses et plus lourdes et au-dessus des deux triangles enflammés des vitres, un cadran s'allumait, rondissant comme une lune traversée par deux barres noires. »

Qu'y a-t-il de nouveau, je le demande, à dire que, dans une gare, cela sent le charbon brûlé, la vapeur et la suie ? Où était l'utilité de la révélation d'un fait incontestable et incontesté.

Point n'était besoin de se prendre la tête à deux mains pour découvrir de pareilles choses. Et ce cadran, rondissant comme une lune traversée par deux barres noires ?... Eh bien ! oui, ce sont les aiguilles. Sans les deux barres, on ne saurait pas l'heure.

Finissons-en avec cette gare.


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« Deux locomotives manoeuvraient, mugissant, sifflant, demandant leur route. L'une se promenait lentement, éructant par son tuyau des gerbes de flammèches, pissant à petits coups, laissant tomber de son ventre bas-ouvert, des braises, gouttes à gouttes. Puis une vapeur rouge l'enveloppa du faîte aux roues...

« L'autre machine courait dans un tourbillon de fumee et de flammes... »

Mais, monsieur Huysmans, des locomotives qui ne feraient pas tout cela ne seraient pas des locomotives, ou bien c'est qu'on aurait oublié de les approvisionner d'eau et de charbon !


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Les peintres impressionnistes, eux aussi, aiment beaucoup les gares. Chacun d'eux a fait la sienne ; certains en ont fait quatre ou cinq. Le dernier les a tous tués.

Celui-là — un audacieux — a barbouillé une immense toile de je ne sais quelle pâte blanche et grise ; on dirait une couche de ouate sur laquelle une main perfide aurait renversé de l'eau de savon mêlée de quelques gouttes d'encre ; et il a intitulé son tableau : Arrivée du train à Cherbourg.

Où est le train ? Où sont les voyageurs ? Peu importe. L'artiste a saisi le moment où la vapeur emplit la gare et en dérobe la vue à tous les yeux ! C'est aussi du naturalisme.


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En somme, Les Soeurs Vatard semblent être le dessous d'un autre roman qui manque au volume et dont les chapitres eussent alterné avec les chapitres des Soeurs Vatard, destinés à faire contraste, à servir de repoussoir.

Il y a deux façons d'étudier une galerie de tableaux. D'un côté, il y a les figures, les paysages, les marines ; de l'autre, la toile, des morceaux de bois ajustés, des toiles d'araignée, de la poussière et des clous.

On peut étudier les peintures, mais on peut aussi retourner les tableaux et etudier les panneaux.

Quand Stendhal écrivait Le Rouge et le Noir, il faisait du naturalisme, avec cette différence qu'il se préoccupait du caractère et des passions de ses personnages beaucoup plus que de leurs aisselles, de leurs sueurs et de leur salive.

... Et maintenant, relisons vite une page de Lamartine. Il y a des moments où on éprouve le besoin de verser un peu de menthe sur un morceau de sucre et de l'aspirer lentement.


AURELIEN SCHOLL