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En route (1895)



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La Plume

15 April, 1895.

Chronique des livres


1. — M. J.-K. Huysmans: En Route (1 vol. chez Tresse et Stock.)


Dans l’orgue qui par déchirements se châtie,
Croupir, des étés, sous les vitraux, en langueur;
Mourir d’un attouchement de l’Eucharistie,
S’entrer un crucifix maigre et nu dansie coeur!
JULES LAFORGUE


N’est-ce pas encore Jules Laforge qui disait : « Songer à la mort et être malade, voilà l’état naturel du chrétien. » Cela pourrait bien être le cas de M. Huysmans. Malade de corps et malade d’esprit, il l’est et il la raconté tout au long dans son oeuvre. On sait en effet que le personnage de Durtal, héros de Là-bas et d’En Route, représente M. Huysmans lui-même. On le retrouve aussi sous d’autre noms, dans A rebours, dans En Rade, et dans A vau l’eau. Les médiocres artifices de des Esseintes sont siens; siennes aussi les digestions pénibles de M. Folantin. D’ailleurs M. Huysmans n’en fit jamais mystère. Voici donc sa psychologie et sa physiologie telles qu’ils les pose en de précédents livres et en maints chapitres de cet En Route. Un dyspeptique constipé, reduit au désespoir pour un bifteck mal cuit ou pour un vin trop fuschiné. Un hystérique que ses nerfs tirailient à hue et à dia s’il lui survient la moindre contrariété. Craint-il de se confesser à un prêtre inesthétique, le voilà furieux. Change-t-il l’heure de ses repas, il ressent des névralgies terribles. Il est l’esclave de ses sens. Et, ses fonctions nutritives agissant de travers, il en résulte que sa pensée se frelate et tourne à l’aigre. Aussi donna-t-il d’abord dans le pessimisme le plus outrancier. Il eut volontiers accusé Schopenhauer d’insuffisance malgré telles mornes analyses. Tout lui fut laid, immonde, stupide: la nature et les hommes — excellente préparation au catholicisme. Il ne trouvait de recours que dans l’art. Reste à déterminer quelle sorte d’art. — Le bizarre, le dévié, le faisandé. Il abomine Virgile et porte aux nues Claudien et surtout Venantius Fortunatus. Il écrit mille sottises sur M. Puvis de Chavannes dont le rythme sain et le lumineux équilibre l’exaspèrent mais il vante Jan Luyken et ses planches où l’on voit des hommes dont on dévide les entrailles et des femmes empalées. Ne lui parlez pas de Molière ou de Rabelais mais Gilles de Retz qui violait les petits garçons, à la bonne heure. Pour la nature, il la trouve inepte. Se peut-il concevoir rien de plus fade que ces éternelles verdures et ces champs de blé dont abusèrent les poètes ? Mais une glace « eau froide par l’ennui dans son cadre gelée » quelles vagues et quelles fontaines voudront cela ? Le peuple ? Un tas de brutes écoeurantes. Combien plus ravigourants sont les officiants de la Messe noire ! Cependant à force de rechercher, en haine du banal, le bizarre, l’étrange, le non-vu, la non-ressenti, à force de s’enfuir « n’importe où hors du monde » à force de tortuer son cerveau déjà nativement déséquilibré, il finit par trouver le vide. Ses sens surmenés s’aberrèrent, ses instincts déviérent ; afin que son malheureux corps put sentir encore, il lui falut le galvaniser par des imaginations de plus en plus folles. Il hanta les églises ; puis, tout imprégné d’encens, de plain-chant et de liturgies, mis au point, il courait chez la fellatrice Florence qui lui fournissait les joies contre nature dont il avait besoin pour apaiser son mal. Ajoutons la part de mysticisme que lui léguèrent des ascendants ascétiques, le célibat c’est-à-dire l’isolement, un penchant personnel aux représentations plastiques de torture et de mort, un intellect en réaction constante contre un milieu réfractaire, nous aurons la clef du tempérament et du caractére de M. Huysmans.

Parvenu à ce point que l’excitation cérébrale était nécessaire à sa sensualité, que pouvait il faire si, surmenée, elle défaillait à cette tâche? Se suicider ou se convertir. Se suicider, ses nerfs le lui défendaient. D’autre part, ayant passé la quarantaine, il ne pouvait guère compter sur un retour à la nature. Las de son corps toujours souffrant, plus las de sa pensée toujours fiévreuse, de plus en plus envahi par le calme de cave des églises, séduit aussi par ses lectures orthodoxes qui lui préconisaient le mépris de la chair, le dédain de analyse, la foi au surnaturel, la non-pensée, il prit son immense fatigue pour un effet de la grâce, il se convertit. Un prêtre, bon observateur et non moins bon pipeur d’âmes qui se trouva là fort à propos jugea bien de son cas. Comprenant qu’il fallait à cet homme imprégné d’art malsain et de vie à rebours autre chose que les imbéciles approches du clergé régulier, rapace, médiocre, ennemi de toute beauté, comprenant aussi que seul l’excès religieux, après les autres excès, pouvait le prendre aux derniers replis encore un peu tressaillants de son être, il envoya M. Huysmans chez les fakirs.

Et M. Huysmans, docile et suggéré, s’en fut à la Trappe.

La, c’est le triomphe du mysticisme c’est-à-dire de cette forme spéciale du sadisme — peut-être la pire — qui consiste à faire souffrir son propre corps pour goûter d’inouïes voluptés d’àme.

M. Huysmans, en cette Trappe, guidé pàr le prieur l’abbé, bons psychologues eux aussi, connut, simplement transposées mais plus violentes des émotions analogues à celles dont il avait coutume. Il se confessa, il communia, il se mortifia. Il prit des faits de télépathie pour des miracles. Il eut des visions c’est-à-dire des hallucinations produites par un changement brusque de régime. Il subit des tentations, c’est-à-dire que sa chair violemment refoulée se révolta et, dans l’état de fièvre où il se trouvait, il acheva de bouleverser son cerveau sans nul doute anémié. Il fut ravi en extase par des imaginations d’ordure et de sang: Sainte Angèle Foligno qui buvait l’eau dont elle avait lavé plaies d’un lépreux, la mère Passidée de Sienne qui se faisait fustiger avec des branches de houx et arrosait ses blessures de vinaigre et de sel, Sainte Rose de Lima lit se couchait nue sur des tessons de verre etc. Il admira un moine idiot de naissance, se roulant parmi les porcs — ravi en Dieu. Il imposa silence à sa raison qui se réveillait parfois, il renia l’art. Enfin il rentra dans le siècle fort secoué, un peu ahuri, assez perplexe car, dit-il : « j’ai vécu vingt année en dix jours (au point ou en était M. Huysmans cela est significatif: secouer son àme tant qu’elle vive vingts ans en dix jours) dans ce couvent et je sors de là la cervelle défaite et le coeur en charpie; je suis à jamais fichu (grand motif d’allégresse catholique). Paris et N. D. de l’Atre m’ont rejeté à tour de rôle comme une épave et me voici condamné à vivre dépareillé car je suis encore trop homme de lettres pour faire un moine et je suis cependant déjà trop moine pour rester parmi les gens de lettres. »

Voilà peut-étre en effet la morale à tirer de la conversion de M. Huysmans.

Car que pourrait-il bien faire désormais ? Se donner là discipline, écrire des vies de saints, solliciter un emploi de marguillier — ou pratiquer l’hydrothérapie et apprendre à aimer la vie...

Il ne siérait pas, à propos de ce livre, de rééditer les plaisanteries de M. de Voltaire, ce Sarcey avant la décrépitùdè. Les moines décrits par M. Huysmans sont évidemment de bonne foi dans leur aberration. Pour la plupart, sacrifiés conscients de leur sacrifice et pareils aux ascètes hindoux qui jeûnent et s’enfoncent des clous dans les pectoraux ; afin d’arriver à l’extase et de s’y maintenir, il s’insurgent contre la nature. Quand la nature les punit en les torturant dans leur chair ou dans leur pensée, il s’en prennent au Diable qui a bon dos et aggravent leurs macérations dussent-ils finir par sombre dans la folie. Mais plaçant leur idéal de l’autre côté de la mort, se tuant un peu chaque jour, ils aboutissent à l’amour exclusif de cette mort désirée. Et leur impulsion originelle, masquée jusqu’alors de sacrifice, apparaît aux Sains amoureux de la vie ce qu’elle est en réalité : la destruction de l’individu par lui-même. La loi de corrélation, magnifiquement analysée et formulée par Darwin intervient ici car, elle est vraie pour les espèces, pour les individus et pour les idées. Elle dit en somme : toute atteinte portée à un organe ou tout bénéfice acquis par lui modifie toutes les fonctions. Les moines donc détruisant leur corps en le privant d’une de ses fonctions les plus essentielles : la reproduction ou en restreignant la nutrition nuisent à leurs fonctions intellectuelles. C’est une faute contre l’espèce. En châtiment, il se développe chez eux, malgré telles prétentions à la solidarité par la prière pour les péchés du monde, un monstrueux égoïsme tendu sans cesse vers une jouissance anormale : l’exaltation fébrile de l’âme par la projection hors d’eux de tous leurs désirs vers un impossible Absolu. Croyant adorer un Dieu, c’est leur Moi qu’ils adorent — leur Moi follement hypertrophié, et ils en souffrent et ils en meurent. Et ceIa est juste car la solidarité se prouve par des actes et non par des mots troubles, des amulettes agitées ou des extases.

Il y a là une maladie morale, une déviation intéressante certes, mais point du tout admirable ni recommandable.

D’ailleurs cette maladie tend à disparaître. Malgre la ferveur de ces ascètes, derniere pousse, legs suprême du Moyen-Age, les couvents ont peine à se recruter. Les moines sont la derniere traîne d’une évolution presque terminée. Le catholicisme agonise et la meillure preuve c’est que son art est nul aujourd’hui. On ne seront pas les manoeuvres d’un politique évêque de Rome ni ce triple extrait de flueurs blanches le néo-christianisme qui lui rendront la vie.

Malgré tout, le livre de M. Huysmans intéresse. Il marque un état d’esprit devenu rare et, de plus, on y sent une indéniable sincérité. Or la sincérité étant la premiere des vertus, en littérature comme dans le vie, tout livre sincère doit être signalé. — Celui-ci est, du reste fort mal écrit, selon ce lourd dialecte naturaliste dont tout le monde a la nausée. Toutefois on y trouve en moins grands nombre que dans les oeuvres précedentes de M. Huysmans des phrases comme celle-ci : « Il reconnut à la vaseline de son débit, à la graisse de son accent, un prêtre solidement nourri... »

Ah! ces phrases dont le type fut donné par les frères de Goncourt et dont tant de sous-naturalistes nous assassinèrent depuis!

On pourrait faire un rapprochement entre M. Huysmans et Verlaine. Tous deux sont des inquiets et de névrosés. Tout deux effeuillèrent la « pâquerette de ténèbres. » Mais il y a une différence : Sagesse, le chef d’oeuvre catholique de Verlaine, vaut par une naïveté vraiment supérieure aux complications de En Route. Verlaine se repentit tout seul, trouva la foi tout seul en prison. M. Huysmans eut besoin d’un décor, de moines adjuvants et de cent pratiques...C’est peut-être parce que Verlaine est un poète de génie, un éternel enfant et M. Huysmans, un prosateur de talent médiocre et un quinquagénaire hypocondriaque et grincheux.