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En route (1895)



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Polybiblion Revue Bibliographique Universelle

1896.

En route, par HUYSMANS, Paris, Tresse, 1895, in-18 de 458 p., 3fr.50.


— Pour qui est En route? Pas pour les esprits bien portants ni les coeurs simples. Expression et image d’une âme très compliquée et malade, ce livre n’est accessible qu’à ceux qui ont eux-mêmes connu les mêmes malheurs et les mêmes souffrances, soit par l’expérience personnelle, soit par des études spéciales.

... Ces choses-là sont rudes,
Il faut, pour les comprendre, avoir fait ses études.

Et c’est pourquoi les uns ont vu, dans En route, un mauvais livre, les autres un livre d’édification. C’est une confession publique, avec injures à l’adresse des confesseurs. L’âme qui s’y révèle est celle d’un chrétien qui a perdu la foi et qui la retrouve, — d’un "luxurieux tourmenté tour à tour et tout à la fois par la honte et les tentations de son "péché," — d’un artiste qui s’est livré sans retenue à toutes les caresses de l’art et qui, à ce régime, a exaspéré sa faculté de souffrir et paralysé ses forces d’action, — d’un violent qui ne sait plus vouloir, d’un "aboulique" qui est le jouet, conscient, humilié et furieux, de toutes les impulsions de l’instinct et de toutes les tyrannies de l’habitude. Et c’est encore l’âme d’un Titi parisien qui aime à "gueuler" de gros mots, et en même temps d’un mystique qui trouve le vocabulaire de l’Académie française bien grossier pour ses élévations. Et tout "ça, c’est de la littérature!" comme aurait dit Verlaine, c’est-à-dire quelque chose de très artificiel; mais c’est en même temps sincère, quoique et peut-être "parce que" artificiel, tant l’âme d’un "gendelettre" est naturellement artificielle! Il est trop tard, je le répète et je le regrette, après tout ce qui a été dit depuis deux ans sur ce roman, pour en faire une longue étude et en discuter la philosophie, la théologie, la mystique, les théories liturgiques et musicales car il y a de tout cela dans cette confession orgueilleuse et brutalement humble; l’aveu des misères individuelles y est accompagné d’âpres critiques à l’adresse de "cette mazette de Monseigneur" un tel, de la plupart des prédicateurs et écrivains ecclésiastiques, à l’adresse surtout des chantres des églises de Paris, qui lui massacrent son beau plain-chant. Avec son âme, ce pénitent "pouille" l’âme d’autrui, et en même temps qu’il réforme ses moeurs, il veut réformer les ophicléides et les serpents des maîtrises parisiennes. Ah! le singulier pénitent! Quand j’aurai dit que la table de En route se résume dans l’odyssée du nommé Durtal, littérateur hypocondriaque dégoùté de la littérature et de l’art, tourmenté par toutes les névroses, et travaillé en même temps par la grâce, cherchant à travers Ies églises et les chapelles de Paris le plain-chant idéal et la purification du coeur, et finissant par trouver à peu près l’un et l’autre à la Trappe, pendant une retraite de huit jours que terminent la confession et la communion, j’aurai rempli tout "mon devoir actuel;" — surtout si j’ajoute qu’à mon très humble sens, la communion, la confession, les souillures et les nettoyages de l’âme ne me paraissent pas une heureuse matière à mettre en littérature. Qu’un littérateur professionnel, l’esprit déformé par trente années de métier, puisse le croire de bonne foi, il ne faut pas s’en étonner. Mais que des chrétiens, des hommes judicieux, point trop "pourris de chic littéraire," aient pu partager cette erreur, l’encourager, rappeler l’exemple de saint Augustin en ayant soin d’écarter le souvenir de Rousseau, voilà ce qu’il est permis, peut-être, de trouver étonnant et même lamentable. Des naïvetés de "ce calibre", comme dirait Durtal, expliquent bien des impuissances.

CHARLES ARNAUD.