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En route (1895)



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Les Annales politiques et littéraires

21 avril 1895.

LIVRES ET REVUES


En route, par J.-K. HUYSMANS


Ceci est un livre de « bonne foy... »

Le romancier Durtal, ayant beaucoup vécu de toute manière, ayant perdu ses illusions et son estomac, et mesuré la vanité des biens de ce monde, se prit en exécration et en dégoût, et Jeta les yeux vers les consolations eternelles. Il demanda au ciel de le guérir. Le ciel lui Inspira d'abord l'amour de la musique sacrée, des vieilles églises et des vieux tableaux de sainteté. Durtal alla passer des heures délicieuses sous les voûtes de Saint-Sulpice, de Saint-Séverin, de Notre-Dame ; il se satura de cantiques et de plain-chants. Mais, dès qu'il était sorti de la maison du Seigneur, des doutes le reprenaient, il tombait dans d'affreuses angoisses, il était ressaisi par ses habitudes, par ses vices, et demeurait, ainsi qu'une lamentable épave ballotté entre la foi naissante et 1'expirante incrédulité. Un prêtre se roncontra sur sa route, l'abbé Gevresin, qui le réconforta doucement... La besogne n'était pas aisée ; il y fallait un tact admirable et une vive lntelllgence. Durtal était sensitif, impressionnable. La plupart des artistes. modernes sont affllgés de cette nervosité. Un mot maladroit ou brutal l'eut effarouché. L'abbé Gevresin pansa ses plaies d'une main légère, l'amena doucement à se confesser, à avouer ses désespoirs, le vide affreux de son coeur et de son âme. Durtal se sentit allégé. L'abbé Gevresin lui conseilla, pour achever sa guérison, d'aller passer huit jours chez les trappistes de N.-D. de l'Atre. « — Vous y verrez. lui dit-il, de saints hommes, qui prient pour le repos de l'humanité et font, par humilité, d'humbles besognes : vous vivrez de leur vie et cela vous profitera, au moral et au physique. — Mais, dit Durtal, ma gastralgie ne pourra s'accommoder d'une nourriture insuffisante et grossièrement assaisonnée ; et puis, J'ai besoin de fumer des cigarettes. — Essayez toujours, dit l'abbé... » Durtal partit pour le couvent de la Trappe, mangea des pommes de terre délayées dans l'huile chaude, se leva à deux heures du matin pour assister aux offices ; sa santé s'affermit ; il eut encore à subir, dans le silence du cloître, une suprême crise de conscience ; il en triompha, il recouvra le repos, connut la joie sereine des élus qu'a touchés la grâce. Et, la semaine écoulée, il reprit le chemin de Paris, songeant avec tristesse aux misères qu'il allait y retrouver, aux journaux qu'il Iaudralt lire, aux amis qui l'assassineraient de questions oiseuses, aux imprimeurs qui lui demanderaient de Ia « copie ». Tel était l'état d'esprit de Durtal, quand il quitta les trappistes... Qu'advint-il de lui ? Persévéra-t-il dans la voie de la retraite ? Fut-il repris par le torrent des frivolités ?... M. J.-K. Huysmans nous en instrulra sans doute un jour.

Son dernier roman s'achève sur ce point d'interrogation. Il compte cinq cents pages de texte serré. Ces cinq cents pages sont consacrées à l'analyse d'une âme, et non pas d'une âme se développant de la naissance à la mort, mais d'une âme localisée dans un court espace de temps, dans un délai de quelques mois à peine. Le récit du séjour à la Trappe se déroule sur une superficie de trois cents pages, qui sont, du reste, les plus belles, les plus émouvantes de l'ouvrage. C'est donc une analyse minutieuse que nous donne M. Huysmans ; c'est une analyse sincère. La matière est trop délicate pour que j'y insiste longuement. Lorsqu'on effleure les questions de foi, fût-ce avec un profond respect, on s'expose, sans le vouloir, à éveiller des scrupules, à froisser des consciences. La conversion de Durtal se présente sous l'aspect d'une autobiographie. Assurément, M. Huysmans a souffert des mêmes incertitudes, passé par les mêmes tourments que son héros. On peut se demander si l'homme de lettres, en lui, ne falt pas tort au chrétien ; si sa confession, par cela même qu'elle est divulguée, ne perd pas quelque chose de sa valeur et de sa franchise. Car enfin un homme de lettres est toujours un homme de lettres par certains côtés. M. Huysmans, en écrlvant son volume, devait songer, malgré lui, au public qui serait appele à le lire, à le Juger. N'a-t-Il pas cédé au désir très naturel de lui plaire, en outrant certaines descrlptions scandaleuses, en exagérant la jovialité de certains passages ? Par exemple, il insiste démesurément sur Ies tentations démoniaques où se débat l'infortuné Durtal ; et il s'ingénie à critiquer les maîtrises des diverses églises de Paris qui massacrent, par une exécution efféminée, les mâles beautés du plain-chant. Il leur renouvelle à chaque page I'expresslon de son mépris ; et ce mépris s'affirme sous des formes infiniment variées et pittoresques. M. Huysmans flétrit les chantres de Saint-Germain-des-Près qui « barattent en guise de cantiques une margarine de sons rances » ; ceux de Saint-Sulpice qui « mitonnent dans le fourneau de leur gorge une sorte de panade vocale » ; il s'en prend aux compositeurs modernes, aux « gargouillades » de Gounod et de Widor ; et ne ménage pas davantage les prédicateurs mondains qu'il reconnaît « à leurs joues bien nourries, à la vaseline de leur accent, à la graisse de leur débit, à leur voix macérée dans le vinaigre ou marinée dans l'huile » ; il traite d' « lmbéciles » les archéologues et de « gnaffs » les réparateurs de vitraux.

Il y a dans ces violences un soupçon d'affectation, je dirai même de coquetterie ; — sans compter qu'elles sont contraires à la modestie chrétienne. M. Huysmans n'est pas fâché d'étaler la richesse de son vocabulaire ; et je suis sûr qu'il est très satisfait de lui-même quand il a fait jaillir de son cerveau une épithète truculente ou une grotesque association d'idées... Ces grosses facéties jurent avec le fond du livre qui est très sérieux ; il en résulte un contraste qui choque et qui gêne, et qui vous induit à suspecter la bonne foi de l'auteur. On a, en deux ou trois passages, l'impression que M. Huysmans se moque du lecteur bénévole, « se paye sa tête », D'autre part, M. Huysmans pèche par l'abus de l'érudition ; il vide dans ses pages une véritable anthologie de tout ce qu'il a compulsé, annote. parcouru, digéré. Et cela est présenté gauchement, lourdement. Usant du même procédé que M. Zola dans Lourdes, il imagine de longs entretiens entre deux interlocuteurs, Durtal et l'abbé Gevresin, et place sur leurs lèvres ce qu'il veut nous apprendre sur les couvents, la vie des saints, et le satanisme. Et nous sentons fort bien que ce n'est pas l'abbé Gevresin, ni Durtal qui parlent mais M. Huysmans. D'ailleurs, si nous avions le moindre doute, il suffirait de les écouter parler. Ils s'expriment l'un et l'autre dans la même langue, qui est la langue de M. Huysmans, c'est-à-dire une langue infiniment travaillée et précieuse, mélange de brutalités, de raffinements, de familiarités, de quintessences. M. Huysmans aime, jusqu'à la passion, les métaphores, surtout celles empruntées aux usages vulgaires de la vie. Voulant exprimer un état d'inquiétude, il dira : « Il se nattait l'âme de regrets et d'effroi » ou encore, il se « pouillait » ou il se « dépuçait » l'âme. Voulant peindre l'acte du chrétien qui s'humilie, il écrira : « Il retournait son âme, la vidait comme un seau d'urdure, tapait sur le fond, pour en faire couler la lie, pour en détacher le tartre. » Vous voyez avec quelle application l'image se poursuit. C'est d'un art un peu puéril et, à certains égards, primitif.


X


Mais, attendez... M. Huysmans a les qualités de ses défauts. Ce goût des minuties, des bizarreries, qui le conduit souvent à l'enfantillage, lui suggère aussi quelquefois d'admirables inspirations. Au milieu d'un chapitre odieusement tortillé, une phrase éclate superbe, qui brille d'un éclat de diamant. M. Huysmans a des trouvailles... Il compare, par exemple, les cantiques chantés dans les cathédrales à des « geysers qui jaillilssent au pied des piliers gothiqucs » ; il caractérise avec une admirable justesse la poesie du plain-chant, « cette muslque de toile rude qui enrobe les phrases ainsi qu'un sualre et en dessine les contours rigides », et l'humble grâce des vieilles églises enfouies dans les quartiers populeux. « C'était, dit-il, une église agenouillée et non debout. » Et la foule qui emplit ces basiliques prend à ses yeux un aspect grandiose et symbolique : « La foule devenait, elle-même, en se coulant dans ce moule crucial de l'église, une immense cruix grouillante et sombre. » Enfin M. Huysmans, qui a des nerfs de femme, extrêmement tendres, excelle à saisir les nuances les plus fugitives de la perception. Certain passage où il s'attache à peindre la beauté du De profundis déclamé par les choeurs de Saint-Sulpice est une merveille d'analyse. Ce chant prend corps, devient sensible, nous ne l'entendons plus, nous le voyons. Les syllabes brillent, palpitent, tombent sur le sol, rebondissent :


Dans le silence de l'église, les strophes gémissaient à nouveau, lancées, ainsi que sur un tremplin, par l'orgue. En les écoutant avec attentron, en tentant de les décomposer, en fermant les yeux, Durtal les voyait d'abord presque horizontales, s'élever peu à peu, s'eriger à la fin, toutes droites, puis vaciller en pleurant et se casser du bout.

Et soudain, à la fin du psaume, alors qu'arrivait le répons de l'antienne Et lux perpetua luceat eis, les voix enfantines se déchiraient en un cri douloureux de soie, en un sanglot affilé, tremblant sur le mot eis qui restait suspendu, dans le vide.


On ne saurait pousser plus loin l'art de la descripuon. Cet art est si ténu, si subtil, qu'il en devient maladif. M. Huysmans est bien un décadent, au sens élogieux du terme, c'est-à-dire qu'il ne se contente pas de sensations communes, mais qu'il recherche les sensations rares. Il est atteint de littératurite (maladie qui consiste à considérer les mots en soi, à les faire vivre à côté des réalités dont ils sont les signes). Et, cependant, quand il éprouve une grande émotion, quand il est secoué jusqu'aux moelles, il oublie ces chinoiseries, son style prend soudain une ampleur, une gravité classique ; il obéit, sans le vouloir, à cette loi qui veut que les très belles choses soient simples. Je citerai le fragment où M. Huysmans met en scène Durtal, rafraichi, pacifié par la communion. Durtal va s'etendre au bord d'un étang qui côtoie le cimetière des trappistes, et il s'abandonne aux méditations :


Il se coucha sur une litière de roseaux secs, regardant ces eaux qui venaient se briser, en ondulant à ses pieds. Le va-et-vient de ces eaux limitees, repliées sur elles-mêmes, ne dépassant plus le bassin qu'elles s'etaient creusées, l'entraina dans de Iongues rêveries.

Il se disait qu'un fleuve était le plus exact symbole de la vie active ; on le suivait dès sa naissance, sur tout son parcours, au travers des territoires qu'il fécondait ; il remplissait une tâche assignée, avant que d'aller mourir, en s'immergeant, dans le sépulcre béant des mers ; mais l'etang, cette eau hospitalisée, emprisonnée dans une haie de roseaux qu'il avait lui-même grandis, en fertilisant le sol de ses bords, il se concentrait, vivait sur lui-même, ne semblait s'acquitter d'aucune oeuvre connue, sinon d'observer le silence et de réfléchir à l'infini du ciel.

L'eau sédentaire m'inquiète, continuait Durtal. Il me semble que, ne pouvant s'étendre, elle s'enfonce et que, là, où les eaux courantes empruntent seulement le reflet des choses qui s'y mirent, elle, les engloutisse, sans les rendre. C'est à coup sûr dans cet étang, une absorption continue et profonde de nuages oubliés, d'arbres perdus, de sensations même saisies sur le visage des moines qui s'y penchèrent. Cette eau est pleine et non pas vide comme celles qui se distraient, en voguant dans les campagnes, en baignant les vilIes. C'est une eau contemplative en parfait accord avec la vie recueille des cloîtres.

Le fait est, conclut-il, qu'une rivière n'aurait, ici, aucun sens ; elle ne serait que de passage, resterait indifférente et pressée, serait dans tous les cas impuissante à pacifier l'âme que l'eau monacale des étangs apaise.


De l'excellent, du mauvais, de l'extravagant, du juste, du raffiné, du trivial, et, par moment, du sublime... Voilà de quoi se compose le dernier volume de M. Huysmans. On en pourra dire beaucoup de bien ou beaucoup de mal, il irritera les uns, il édifiera les autres ; il ne laissera personne indifférent. Pour ma part, j'ai lu avec un lntérèt passionné, cc roman qui est un dictionnaire hagiographique, ce pieux récit qui est un pamphlet, cette confession cynique qui est un acte de foi...


ADOLPHE BRISSON.