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En route (1895)



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La Plume

31 March, 1895

UN LIVRE SINCERE


EN ROUTE, de J. K. Huysmans.


Trois étapes déterminent le caractère du talent de Joris Karl Huysmans: A Rebours, c’est l’expression du pessimisme douloureux, de la fatigue de vivre, du dégoût, des banalités ambiantes, de l’amère désillusion des choses: c’est le bréviaire du désabusé, la rancoeur exaspérée du solitaire; Là-Bas marque un retour vers l’ordre surnaturel, mais vers le surnaturel diabolique; la foi de l’ecrivain n’ose pas approcher de Dieu, elle se borne à redouter le Diable, elle reste entachée de désespèrance, elle se ploie encore aux luxures terribles qui sont peût-être l’irrémissible péché contre le Saint-Esprit; En route achemine vers des croyances plus sereines et plus douces, vers un espoir longtemps nié, vers un but enfin désiré; c’est la prologue d’un drame effroyable de la conscience, et si la conversion n’est pas, ici, absolue, elle est du moins préparée; déjà l’âme est apaisée, le coeur se repose, et bientôt sera proclamé le dénouement que l’Evangile indique par cette grand parole: ’Il y a plus de joie au ciel pour un pêcheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui persévèrent.’

Un livre tel que En route ne se raconte pas. C’est un examen de conscience en quatre cents pages; c’est une âme disséquée fibre par fibre, mise à nu, avec une analyse de la plus troublante psychoIogie, avec les plus subtils raffinements de torture sur soi-même. L’homme qui a fait ce livre n’est pas certes, un homme banal, et j’en sais peu qui oseraient l’acte de courage presque sublime qui si cette confession d’une vie criminelle au point de vue du péché strictement compris dans le sens théologique.

Le héros de ce récit profondément émouvant prend le nom de Durtal, un homme de lettres, poète et artiste, un cérèbrai qui a dévoré son existence à user et abuser de tout, au moral et au physique, désormais insensible à tout ce qui ne parle pas à son intelligence, blasé autant qu’on peut l’être, accessible seulement aux suprêmes jouissances d’un art délicat, chatié dans sa chair, ses nerfs et ses moêlIes des outrages qu’il a fait subir à la nature et à ses propres forces, excédé de regrets et de remords, les sens errénés, le coeur en pantenne, en un mot une épave roulée par les houles submergée, broyée contre les récifs, et que seul un miracle peut rejeter à la côte, sur le sable où elle séchera au soleil, enfin vomie par le gouffre. Durtal est cet être lamentable. Il agonise du besoin de croire, il a soif de rédemption, il aspire à la foi, il la possède à son insu, car il blasphème, et blasphèmer c’est affirmer Dieu.

Ce désespére s’est raccroché, par une monomanie de sensitif, à l’Art qui lui arrache encore des étincelles d’admiration et lui distribùe des parcelles de bonheur. Il erre dans les églises, il en compare les architectures, il en goûte le silence et l’obscurité, il y ressasse, par un triste jeu de sa mémoire, ses infortunes, ses rancoeurs, ses fautes, ses làches misères. Il y trouve, par des rencontres inopinées, l’inspiration du salut possible. Un prêtre, qu’il connaît à peine et n’aime qu’à demi, l’envoie à la Trappe. Il y va sous une impulsion de curiosité, de lassitude, obéissant à la nécessité de se transfigurer; il est le vagabond cuirassé de boue et de poussière, loqueteux, nauséabond, immonde, qu’on trempe dans l’eau tiède, limpide et parfumée d’un bain. Il hésite jusqu’au bout, jusqu’à la porte même du monastère, qui n’est pas le cloître poétique aux arceaux en ogive, mais une laide batisse jaune, délabrée, vulgaire. Il y voit des moines très simples, sans emphase et sans pose; des ’orants’ pénétrés et imbibés de mystique, soumis à la règle dure, au silence perpétuel, au jeune sans trêve, à la prière continue, au travail sans relàche. Il subit les rudes épreuves de la confession, de la communion, de la lutte contre le scrupule, ce choléra des saints! Il souffre dans son orgueil, dans ce qui lui reste de charité, de raison. Et il s’en va après huit journées splendidement remplies, reprendre parmi les foùles ce lourd collier, qui ne lui pésera plus. Et c’est tout. Il a fallu quatre cents pages pour dire cela: il n’y en a pas une de trop!

On comprendra qu’un pareil livre ne puisse être analysé ni résumé, puisqu’il analyse et résume lui-même une vaste et tumultueuse existence, les plus redoutables problèmes, les combats de la raison contre la foi, les doctrines et l’histoire de la religion, les mystères de la mystique ignorés de la plupart des hommes qui vivent à l’ombre des sanctuaires, et bien plus encore de la multitude. Il faut donc le lire, et surtout le relire pour le comprendre et l’admirer selon son mérite. Je n’en louerais pas volontiers la forme, le style, ’l’écriture,’ comme on dit aujourd’hui. Joris Karl Huysmans n’a pas dépouillé le naturaliste qu’il fut, et pour tranquillisé qu’il soit, il garde la vision du laid, du difforme, du sale. Telles pages, brûlantes de volupté, sont à rapprocher de cette étrange et superbe description de la porcherie du frère Siméon, complaisamment détaillée: l’animalité, avec ses pourritures et ses fumiers, se trahit dans celle-ci et dans celles-là. Des expressions, matérialisant des choses abstraites, répugnent; des familiarités équivoques de langage, des recherches d’invectives inutiles, m’affaiblissent la grandeur de la pensée.

Je sais bien que Huysmans a voulu cette affectation de cynisme dans les mots, cette violence, cette apreté; je ne saurais m’y accoutumer, en mes partipris de romantisme. Plus sobre, plus net, moins expressif par le verbe, d’une allure plus calme et plus hautaine, En route m’aurait plu davantage. Peut-être eut-il moins porté sur ceux à qui l’oeuvre est destinée; les fanfarons d’impiété, les sceptiques d’éducation, les incroyants et les incrédules momentanés, qui font blanc de leur épée entre l’adolescence vicieuse et la vieillesse apeurée. Eux ont besoin, sans doute, du coup de fouet de cette langue virulente et parfois grossière, de ce déballage d’impuretés ardentes, et il fallait ces tenailles pour les retenir. Je les défie bien de se soustraire, s’ils lisent avec bonne foi, au martèlement de cette éloquence véhémente qui saisit, transporte et vainc, par la puissance d’une pensée supérieure, servie par un extraordinaire génie de prosélytisme inconscient.

Il m’est arrivé d’entendre suspecter en ma présence, la sincérité d’Huysmans. Non pas la sincérité de la conversion, ce qui serait une injure inadmissible, mais la sincérité artistique de son oeuvre. Les détracteurs l’avaient mal Iu, ce qui veut dire qu’ils ne l’avaient point lu. Toutefois il convient de les assurer que ce livre n’est pas à la portée de toutes les intelligences; il est urgent, tout d abord, de se rappeler le catéchisme, d’évoquer ses souvenirs d’enfance, de se reporte aux àges où l’on s’avouait chrétien, Et les plus dépravés ressentiront alors, en certaines pages, la douleur aigüe de cette plaie que nous portons tous en quelque repli de nous-mêmes. J’en sais qui ont clamé du fond de l’abîme et poussé des sanglots, au récit de cette confession de Durtal, agenouillé aux pieds d’un moine, de cette matinée d’oraison et d’extase où il surprit dans leur laide chapelle, à l’aube blafarde, les pauvres trappistes prostrés sur les dalles.

En route ne sera peut-être pas goûté de notre génération condamnée aux stériles escarmouches du struggle for life, d’ailleurs imbue du positivisme scientifique développé par les programmes universitaires, et qui a substitué à l’éducation le surmenage, non pas intellectuel, mais simplement scolaire. Nous nous apercevons, très vite, et à temps, que la science fait banqueroute. La génération qui va venir repudiera nos procédés, blàmera nos excès, verra mieux que nous le danger des sophismes, et, assagie, reviendra à l’idéalisme que nous convoitons sans oser l’aborder. C’est donc plus tard que Huysmans aura le bénéfice de son oeuvre généreuse. Il lui en sera tenu compte, ici-bas et ailleurs, et nous en aurons la preuve lorsqu’il écrira le livre qui, de Là-Bas, l’aura mené Là-Haut!


CHARLES BUET.

7 mars 1895