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En Rade (1887)



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Écrits pour l'art

No 6, 7 juin 1887.

J.-K. HUYSMANS
ET SON ROMAN « En Rade »
(Tresse et Stock, 1 vol.)

I

Monsieur J. K. Huysmans a débuté dans l'Art à une heure préoccupée d'exactitudes, désireuse de réalités, soucieuse d'une vérité partielle et surtout extérieure dénommée naturalisme, et, parmi les investigateurs plus ou moins perspicaces de la Modernité, il se fit, sans délais, une place à part. Un livre d'essai : Marthe, attiré l'attention du public et de la justice qui l'interdit, émue de hardiesses, à cette date, inaccoutumées.

Les Soeurs Vatard, les Croquis parisiens, â vau l'eau et surtout en Ménage le mirent hors de pair et le révélèrent pleinement tel qu'il se souciait d'être alors : oeil prompt à discerner en toutes choses le détail significatif et nécessaire, intelligence affinée et persistante à fuir l'accumulation successive des traits descriptifs, avec cette faculté d'extraire des spectacles soigneusement scrutés les lignes et couleurs suffisantes, les faits qui, exposés, incluaient toute la lignée de ceux y aboutissant. Et, dans chacun des livres nommés, c'est, à chaque effort, la preuve d'une acuité nouvelle, acquise !

Telles sont donc les qualités propres à M. Huysmans, et cela, qu'il porte son observation sur une rue, un café, une silhouette, un ciel, une banlieue qu'il décrit avec une même minutie rationnelle voulut et exigeante.

Dans un décor ainsi croqué d'un milieu parisien, M. Huysmans fait vivre des êtres d'une via intense, surmenée, douloureuse et désorientée, d'une psychologie menue et décisive, déduite et montrés en une suite de « vues d'âmes. »

A la partie descriptive et analytique se greffe toute une suite de réflexions qui la complètent, l'expliquent et la renforce si singulièrement et ou perce, pour le monde qu'il décrit, la répulsion de l'auteur manifestée en âpres ironies, en constatations froides et déplorables, en phrases d'une profondeur de dégoût irrité et dun pessimisme glacial.

Ce goût de recherche acerbe est un des traits dominants du caractère littéraire de M. Huysmans et il lui fut bon d'avoir exploré ainsi les dessous et le tréfonds d'un coin du monde parisien moderne, d'avoir soulevé les croûtes que cachent des plaies vives d'âme, pour retrouver un jour au fond de lui-même les précieux ferments de Père qui y germaient sourdement, et dont les pousses indicatrices soulevaient parfois la terre pelée et raboteuse de ses livres.

Huysmans avait passé par Baudelaire — sur qui dans A Rebours, il a écrit des pages peut-être définitives — ainsi l'atteste le Drageoir aux Epices, une publication de jeunesse. De là, une propension au rêve pur, une tendance aux exils évasifs hors du present qui se fait jour, ça et la, en brèves échappées (Similitudes, l'ouverture de Tannhausser, etc. Croquis) et qui, longtemps, tenue à l'écart et obstruée, éclate, ravivée par la fréquentation artistique de Odilon Redon, de Gustave Moreau, des Primitifs, et de Flaubert dans A Rebours, soudaine et inattendue.

Là, le monde moderne ne s'immisce dans la vie élaguée de Des Esseintes, que comme des ressouvenirs de purgatoire, et le claustral solitaire de Fontenay n'a pour ce passé qu'une amère rancune et ne cesse d'en éluder le retour que lorsque ses mains énervées et défaillantes lâchent les cordes du trapèze sur lequel il se balançait au-dessus des servilités imbéciles.


II


Il semble qu'un des désirs qui hantèrent M. Huysmans fut celui d'échapper à la persécution harcelante de la vie quotidienne, et, plusieurs fois, il examina la possibilité de se créer un refuge, non pas où le bonheur fût, mais simplement l'à peu près d'une quiétude et un repos approximatif. Déjà l'André de En ménage fuit sa maison et peine à se réserver une retraite où vivre à l'abri des tracas lancinants et se garer des atteintes immédiates ; c'est aussi ce qui est tenté dans A Rebours, et, dans En rade le thème en est repris et ainsi exposé :

Chassés de Paris par des difficultés d'existence, traqués par un passé, qu'on souponne angoissé de dettes et lugubre de déboires, Jacques et sa femme Louise, sur l'invitation d'un oncle paysan, viennent s'abattre dans cette campagne de Brie, en quète d'une rade, où ils pourront, aux faveurs d'une accalmie, réparer, elle, ses nerfs détraqués de névrose, lui, ses forces d'homme qui s'est débattu contre l'éboulement d'une faillite, vers ce chateau de Lourps, apparu déjà aux pages d'un autre livre et doté d'un passé sinistre, vers la vieille demeure abandonnée, qui se dresse de par la prose impérative et étonnamment descriptive de Huysmans en sa vétusté de masure et son mystère de ruine autour de laquelle flotte une atmosphère spéciale de Maison Usher !

Le livre, d'analyse aiguë, développe cette situation et note la double influence sur ces êtres secoués, malades, et dépaysés du milieu rural et de l'abri démantelé et terrifiant ou ils se sont confinés.

Les paysans que nous montre M. Huysmans, le premier, avec une exactitude absolue, sont d'une vie et d'une réalité saisissantes d'attitudes, de langage, de ruses et se meuvent en des paysages et des scenes de vie quotidienne évoquées avec une précision unique, et, parmi eux, Jacques et Louise passent des jours d'ennui et de désoeuvrement qui se résolvent en soirées solitaires dans le chateau désert, des soirees d'inquiétudes crispées et de malaises qui dégénèrent, pour Louise, en une reprise de maladie, et, pour Jacques, en brisantes hallucinations.

Trois de ces visions dominent le livre, insolites, ouvrant une baie sur d'inconnues perspectives ; parallèle à l'existence normale en établissant une autre, mystérieuse et inexplicable, éclose, subite, en l'âme de germes ignorés ; déviations et raccords d'événements oubliés qui se transforment ou s'agrègent à l'improviste,

Jacques en son sommeil voir monter un féerique palais, dont les dômes s'évaporent et découvrent une salle aux murs étincelants d'une vigne de pierreries où, à un Roi assyrien et légendaire, une jeune fille est offerte...Esther et Assuérus...

Le second rêve, révèle la Lune, et c'est un voyage par ses sites polaires et silencieux...

La troisième plus difficile à définir est un surprenant cauchemar...

En ces étranges pages, comme au reste du roman, M. Huysmans est maitre d'un style excessif et personnel où, dans la phrase, d'harmonie et de carrure un pu negligée, à dessin, les mots prennent d'inouïes valeurs et des précisions inusitées, renforcées par d'incisives et perforantes épithètes.

Le Palais d'Assuérus est des plus éblouissantes visions qui soient. Ce n'est pas la restauration antique et savante de Flaubert, qu'on sent stable, définitive, exhumée, à jamais, c'est une évocation momentanée, chancelante, qui vacille en un lointain de rêve, mais à la fois nette et éclatante.

De méme que pour ciseler la vigne d'or et de pierreries M. Huysmans trouve de fulgurants vocables, aussi, pour dire les gels éternels des paysages sélénites, leurs colères figées en silence de monde mort et glacial, il dispose d'un luxe inépuisable d'expressions adéquates...

Tel est à peu prés En Rade. Ajouterai-je que nulle part ailleurs de l'auteur s'affirment mieux les qualités de style, d'exactitude et d'ironie, et, parmi les livres qui dans l'année naissent, s'imposant à l'attention et dominent le flot éphémère des imprimés, En Rade s'indique l'un des beaux, des plus précieux et digne de l'écrivain, si haut entre tous par sa scrupuleuse conscience et son complexe et captivant talent, qu'est J. K. Huysmans.


H. de R.