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En Rade (1887)



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La Libertée,

19 août 1887.

A TRAVERS CHAMPS



Description de nature. — Un livre qui n’a pas été écrit pour les dames. — En rade. — M. Huysmans. — A la Seine ! — Deus Crepitus. — Les emprunts du maitre au disciple. — Galanteries animales. — La chambre de torture. — Le précieux dans le brutal. — Un drôle d’amalgame.

Dans le déluge de romans qui pleuvent et qui grêlent et continueront de pleuvoir en de grêler jusqu’à ce que la librairie en soit submergée pour vingt ans, on est bien obligé de faire un choix souvent difficile. J’ai reçu, il y a quelques semaines, un volume que j’ai toujours eu le dessein de présenter à mes lecteurs — j’exclus mes lectrices —; bien des obstacles ont différé l’exécution de la promesse que je m’en étais faite. Si je dis que j’exclus mes lectrices, c’est que l’ouvrage n’est pas précisément une bonbonnière. J’y puise une description de ruines qui va vous eu faire juges tout de suite.

En somme, les infirmités d’une vieillesse horrible, l’expulsion catarrhale des caux, les couperoses du plâtre, la chassie des fenêtres (sans jeu de mots), les fistules de la pierre, la lépre des briques, toute une hémorrhagie d’ordures s’étaient rués sur ce galetas qui crevait seul à l’abandon, dans la solitude cachée du bois.

Et maintenant prononcez. Est-ce que cela vous paraît écrit pour les dames ?

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Le livre est intitulé : En rade. Le titre est flatteur et rafraichissant ; on croit sentir les brises de mer. Mais vous allez voir que cette rade n’a rien de commun avec celle de Brest, bordée de côtes romantiques. Il s’agit d’un vieux château décoiffé, démantelé, croulant, où se réfugient deux Parisiens dans la « débine ». Tout est bon pour échappera la meute des créanciers. Près de cette ruine est une chaumière où vivent deux vieux paysans, gardiens du domaine abandonné, oncle et tante des fugitifs. La rade, c’est ce château de la misère ; l’oncle et la tante ont offert cet asile. L’ouvrage a pour objet de démontrer que des Parisiens, si dépourvus qu’ils soient, ont toujours tort de quitter Paris, et de ne point affronter toutes les batailles plutôt que de se réfugier au sein de la sale, de l’immonde nature.

Notez bien que l’auteur est un naturaliste.

C’est un des disciples en vue de M. ZoIa, quelque chose comme un lieutenant d’Alexandre, assez enclin, d’ailleurs, à innover pour son compte, sans se rendre indépendant. C’est enfin M. Huysmans, dont plusieurs livres ont été remarqués et méritaient, en effet, de l’être.

M. Huysmans a de fortes qualités ; ce qui lui a manqué jusqu’à présent, c’est un ami sincère qui lui dit :

— « Prenez, mon cher, tout le bagage littéraire que vous avez amassé à la sueur de votre front. — Oh ! oui, de terribles sueurs ! — Allez-moi jeter tout ça au fond de la Seine, dans l’endroit le plus malpropre, de peur d’en gâter un autre, où, par hasard, l’eau serait encore limpide. Après quoi, vous adresserez en langage intelligible une belle invocation au Bon Sens, afin de le supplier de rentrer dans votre cervelle d’où vous l’avez chassé malhonnêtement. Cette double besogne faite, reprenez votre plume, faites-la courir sur du papier blanc, et vous serez étonné de voir ce que vous pouvez faire de bon, de net, de viril, que, jusqu’à présent, — pardonnez-moi de vous le dire, — vous n’avez pas fait. »

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Le diable, c’est que M. Huysmans est désormais classé. On hésite toujours à retourer sa veste. Il s’est enrôlé des longtemps dans le batallion des prétendus entrepreneurs de nouveauté. Certes, il n’est point allé si loin dans cette voie — ou cette voirie — que M. Zola, son maitre. Celui-ci est encore le seul qui ait eu l’insigne honneur de consacrer six colonnes — et serrées — à la monographie du...Comment dire ?...II y a de petits vers connus qui peuvent ici m’être utiles


Je suis un invisible corps

Qui de bas lieu tire son être.


Ce corps, qui n’est pas toujours muet, les anciens l’avaient divinisé : Deus Crépitus. Le latin, dans ces mots, brave l’honnêteté.

En revanche, il n’est que juste de constater que M. Huysmans a eu d’autres belles inventions. M. Zola les apprécie ; il y rend même directement hommage, car il a bien l’air de les avoir empruntées à son disciple. Les personnes qui auraient eu la curiosité de lire le roman « épique » que ce grand maître publie en ce moment soirs ce titre : La Terre, et qui liront En Rade, écrit bien antérieurement, seront frappées de certaines...coincidences.

M. Huysmans, le premier, a régalé le public de la description complete des amours d’un taureau. Si je ne me trompe, La Terre — « vigoureuse épopée », disent les fanatiques de ce genre animal — La Terre débute par ce tableau enchanteur. Après cela, M. Zola, quand il voyage dans les livres des autres, est peut-être comme nos anciens rois quand ils daignaient parcourir leurs provinces. Partout ou le roi passait, le roi était chez lui.

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Sans reproche, et tout simplement pour continuer à rendre la justice, je dois avouer que si la mise en scène des galanteries du taureau appartient à M. Huysmans, l’auteur de En rade pourrait bien, de son côté, avoir emprunté à Théophile Gautier la peinture de son château branlant. Il y a quelque chose de cela aussi dans la Capitaine Fracasse, et le château de la Misère est même l’un des tableaux les plus chargés en couleur qu’ait tracés le grand peintre Théophile. Mais celui-ci n’y entendait point malice ; il écrirait pour le plaisir de l’art, suivant les règles de l’esthétique prodigieuse qu’il s’était créée, et toujours dans le domaine du merveilleux ou de la beauté pure.

Les naturalistes lui ressemblent de bien plus près d’ailleurs qu’ils ne le pensent ; eux aussi, ils aiment à mouler leurs phrases : mais c’est avec de la fange. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que les générations à venir demeurerent bien étonnées du la peine qu’ils out prise pour sculpter des riens sur des matières si répugnantes. Le cabinet d’un naturaliste n’est certainement comparable qu’à la chambre de torture ; il se donne la question à lui-même, et je vous jure qu’il ne s’épargne point. Lisez ce portrait d’une paysanne :

Norine avait dépassé la soixantaine ; plus grande que son mari, elle était encore plus maigre ; ni ventre, ni gorge, ni râble et des hanches en fer de pioche ; rien en elle ne rappelait la femme. Le visage jaune, quadrillé de rides, raviné de raies comme une carte routière, chiné de même qu’une étoffe tout le long du cou, s’allumait de deux yeux d’un bleu clair étrange, des yeux incisifs, jeunes, presque obscènes, dans cette face dont les sillons et les grilles marchaient, au moindre mouvement des paupières et de la bouche. Avec cela, le nez droit pointait en lame et remuait du bout en même temps que le regard. Elle était à la fois inquiétante et falote, et la bizarrerie de ses gestes ajoutait encore au malaise de ses yeux trop clairs et au recul de sa bouche dépourvue de dents. Elle paraissait mue par une mécanique, sans jointures, se levait d’un seul morceau, marchait telle qu’un caporal, tendait le bras ainsi que ces automates dont on pousse le ressort ; et, assise, sans s’en douter, elle affectait des poses dont le comique finissait par énerver ; elle se tenait dans l’attitude rêveuse des dames représentées dans les tableaux du premier Empire, l’oeil au ciel, la main gauche sur la bouche, le coude soutenu par la paume de la main droite...

Ouf !

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On ne peut dire que cela soit faiblement écrit, bien que tous les membres extraordinaires de cette période enorme ne soient pas toujours très exactement soudés ensemble et qu’il y ait des « sautes », suivant une expression chère à l’auteur. Mais que c’est petit toute cette abondance de détails physiques, matériels, sans l’ombre d’une observation psychologique, et, au fond, que c’est indifférent !

Puis, quelle disparate de langage dans la recherche du laid et du stupéfiant ! On va du brutal au précieux, — car la préciosité est un coin du naturalisme qui n’a pas été suffisamment mis en lumière. Que voulez-vous ? il y a des instants où les plus butors se piquent de raffiner. La héros du livre, Jacques Marles, se plaint que le château de la Misère manque de ces réduits secrets que vous savez bien. L’auteur pourrait dire les choses par leur nom ; il les a dites bien d’autres fois. Mais il est pris tout à coup d’un scrupule de décence. — « Jacques avait en vain cherché dans le labyrinthe de ces pièces les « confessionnaux du corps » Bon Dieu ! où êtes-vous, Madelon et Cathos ?

Mascarille attend un siège : — « Voiturez ici les commodités de la conversation. » Ces « confessionnaux » et ces « commodités » sont cousins. La drôle de marqueterie que le naturalisme, et la singulière mixture !

Au reste, c’est désormais aussi une Eglise divisée par le schisme. Une partie des dévots s’est levée ce matin même contre le pape Zola. Un journal du matin a enregistré la manifesto des rebelles. Nous reviendrons sur « document humain ».



Y....