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En Rade (1887)



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FEUILLETON DE LA JUSTICE

26 JUILLET 1887.

REVUE LITTÉRAIRE


LE ROMAN


En Rade, par J. K. Huysmans (Tresse et Stock, editeurs.)


Le titre fait croire à un roman maritime. Non pas que l’idée du repos, de la tranquillité obtenue après des tracas, ne se présente à l’esprit, en même temps que le sens exact des mots. Mais Huysmans pouvait avoir mis d’accord le symbole avec la réalité. Les êtres qu’il nous représente cherchant un asile pouvaient avoir trouvé cet asile dans une échancrure de côte, au bord des eaux profondes où peut être sûrement jetée l’ancre, près du port bien défendu par ses quais et ses digues contre, les trop grandes colères des marées montantes et les assèchements des reflux. Il n’en est rien. La signification figurés, des mots a seule été admise. Toutes ces expressions, qui surgissent au cours du récit: en rade, vie démâtée, barque à l’abri, ne sont employées que par suite de la perpétuelle convention littéraire qui change les définitions des objets, les agrandit, les généralise jusqu’à l’image, et adapte une description matérielle à un état moral. Ceci dit pour reconnaître un procédé et pour en arriver à indiquer quoi est le milieu décrit par Huysmans dans son nouveau livre. L’action, une action qui est une suite de promenades, de conversations, de réflexions et de rêveries, se déroule dans une plaine de la Brie, autour du château de Lourps. Le hameau de Jutigny est proche, et la route blanche qui coupe le paysage même de Bray-sur-Seine à Longueville.


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Le désir d’échapper à la réalité en transformant cette réalité en symboles n’est pas seulement inscrit sur la couvérture du volume, il est aussi visible au long du livre, à plusieurs tournants de chapitres. La conception est double, et l’on assiste à une très difficile mise en oeuvre d’une antithèse. Par instants, la réalité, une réalité qui a été rarement atteinte par la page écrite, s’efface brusquement, et c’est le paysage immobile d’un rêve et la gesticulation irritante d’un cauchemar, qui apparaissent à la place des horizons aérés et des allées et venues lentes des paysans. Il y a eu, chez l’écrivain, volonté absolue, d’opposer le sommeil à la vie, les inventions inconscientes aux nettes observations. Las des jours qui recommencent, des objets sans cesse aperçus, des choses déjà dites, il a entrepris de faire intervenir dans le récit d’une période d’existence les fantaisies somnambuliques des cerveaux qui restent surexcités dans les corps endormis. Il s’est dit qu’il y aurait là du nouveau psychologique et du nouveau artistique, et qu’il y trouverait un changement de sa manière et un champ nouveau et infini pour sa vision.

Il était grave de faire une telle expérience, et ceux qui sont épris du talent d’Huysmans pouvaient éprouver des craintes lorsque les premiers fragments de En Rade paraissaient dans une revue littéraire. La faculté d’observer et de formuler des réflexions en une langue à la fols éloquente et familière, dégoûtée et comique, n’allait-elle pas s’émousser à travers les travaux pénibles qui échafaudaient les rêves dessinés, peints et minéralogiques, auxquels le roman semblait servir seulement de cadre. Il n’en était rien. Les fantasies très écrites, qui semblaient devoir tenir une place énorme, à les voir isolément, sont très délimitées, fixées en des espaces restreints. L’expérience, puisque expérience il y a, a été conduite avec une prudence consommée, et si quelque chose a été ajoute, rien n’a été retranche ni amoindri.

Les descriptions de la vie paysanne, les analyses des impressions que peut ressentir à la campagne un civilisé tel que l’a conçu Huysmans, ont été notées avec le soin scrupuleux et la rigueur de déductions qui tiennent compte des détails essentiels et des états d’esprit significatifs. Jacques Marles, l’homme qui va s’échouer dans une des pieces délabrées du chateau de Lourps, gardé par l’oncle Antoine et la tante Norme, a quitté Paris pour fuir les besoins d’argent, pour trouver la tranquillité morale, pour guérir sa femme atteinte d’une maladie de langueur. Il n’est pas en possession, lui non plus, d’une sante équilibrée, et dès les premières heures de l’installatlon, il va connaître l’ennui et la gêne forcément éprouvée par l’être d’habitudes sorti de chez lui, et par tout homme qui se sent dans un mllieu hostile. Il constate, le soir de son arrivée, qu’il sera mal couché, dans un lit rugueux aux paillasses bruyantes. La nuit, après la fatigue d’un rêve, Il eprouve la terreur des bruits, il connait les affres de la peur, il circule à travers les escaliers grinçants et les salles poussiéreuses, énervé par les plaintes du vent, effaré devant les yeux ronds et lumineux des chats-huants. Le lendemain, il se rend vite compte de la difficulté de se procurer des provlsions, de l’impossibilité de vivre dans la solitude sans domestique et sans voiture. Les parents campagnards qui ont fourni l’abri se révèlent bien vite de retors personnages, nullement capables de rendre un service. Ils ont offert au couple, pour une saison, la ruine dont ils ne pouvaient rien tirer, avec l’arrière-pensée de profiter du séjour des Parisiens, de leur prendre leurs sous, de vivre à leurs dépens. C’est ainsi qu’ils se hâtent d’acheter du vin de compte à demi avec leurs hôtes, et que, le jour de l’arrivée de la barrique, ils prennent plus que leur part, et remplacent les litres manquant par des écuellées d’eau. Marles volt clair autour de lui, garde le silence, mais il paie les quelques instants de sérénité qu’il obtient dans des coins de jardins ou sur des routes désertes, par de longues périodes de tristesse où il se prend à regretter les luttes avec ses créanciers et le calme qu’il aurait pu goûter dans un logis pauvre, perdu dans la ville, garni des meubles indispensables et des livres préférés.

C’est l’exposé de cet état morbide allié à une extrême clarté d’intelligence qui est le sujet du livre. Huysmans a apporté là toute sa subtilité de fouilleur de cervelles, toute son aptitude à déduire les réflexions des faits. Il est arrivé, en suivant des filières de raisonnements, en raccordant des pensées, à des aboutissements inattendus, à des résultats d’une logique stupéfiante. Il est coutumier de ces fouilles dans le plus caché le l’homme et de ces découvertes de vérités dissimulées. On n’a qu’à ouvrir A vau l’eau ou En ménage pour s’en convaincre. Mais il n’a jamais exécuté l’opératlon avec plus de dextérité que dans ce curieux chapitre VI de En rade, où les réflexions évoluent parallèlement dans l’âme de l’homme et dans l’âme de la femme. Jacques, d’abord surpris et affecté d’une aggravation dans l’état de Louise, songe aux ennuis de la longue maladie, au désordre du ménage qui en a été la suite, aux pertes d’argent, aux mauvaises nourritures, à l’avenir menaçant. Puis, ses réflexions sont aiguillées dans un autre sens. Il croit à un arrangement possible de ses affaires, il se voit, vendant une partie de son mobilier, s’organisant un autre interieur, il se voit veuf, maître de lui, il s’égare en la recherche d’une maîtresse, et sursautant, se proclame ignoble, sanglote, va émbrasser sa femme. Elle, de son côté, songe à l’incapacité de son mari, estime qu’elle a fait, en se mariant, un marché de dupe, puis regrette ses réflexions et appelle son mari. La double scène finit par un double embrassement, et les affreuses pensées inconscientes qui hantent les meilleurs, sont enfouies sous la honte, brusquement surgie.

Les crises réviennent, les changements de caractères s’accentuent, Jacques découvre en as femme, au lieu de l’indifférente créature qu’elle était, une paysanne méfiante et intéressée. Lui se sent devenir mauvais. Une malheureuse bête, un chat perclus qu’ils soignent, les empêche seul de se disputer. Au premier argent qui rentre, les malles sont faites, et le retour à Paris s’effectue.

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Mais ce n’est pas l’être créé par Huysmans, un être confondant en lui deux personnages des anciens livres, un M. Folantin hanté par les désirs de des Esseintes, qui tient toute la place dans le livre. En Rade a été écrit pour rendre un jugement motivé contre les paysans et contre la campagne, et peut-être contre la nature, quoique jamais les conclusions philosophiques n’apparaissent après les dissertations artistiques et les aveux de goùts personnels.

Les paysans de la Brie sont maltraités. Les diplomaties rustaudes sont cherchées et devlnées dans le langage patoisant, encombre de locutions incompréhensibles, inventées sans doute pour donner à la pensée le temps de dresser ses embuscades de mots. Les silhouettes sont gravées d’un trait ferme, et telle réunion au cabaret où tous les habitants d’une contrée sont rassemblés reste inoubliable, les vieux aux faces rasées et comiques de cabotins, les jeunes aux moustaches de soldats et aux hautes casquettes de souteneurs. Il est impossible à quiconque a fréquenté les terriens de l’Ile-de-France de s’inscrire en faux contre la description des individus et le compte rendu de leurs moeurs. Le cultivateur de ce pays-là, avec son âpreté au travail, sa sobriété de la semaine, sa gaité de cabaret du dimanche, ses soucis pécuniaires, sa grossièreté charnelle, revit dans ces pages où l’appréciation est strictement mesurée.

La description des intérieurs campagnards est non moins exacte. L’écrivain se montre de la race de ces Flamands et de ces Hollandais qui, eux, rendaient leur idéal sensible par la peinture. Il explique les joies tranquilles que l’on peut goûter dans les espaces circonscrits et bien enfermes. Jacques Marles ne se plaît que dans l’unique pièce de la chaumine, quand le feu est allumé et que la porte est close. Il aime les petites pièces, il s’y trouve plus au chaud, plus à l’abri. Ses yeux se récréent aux luisants de noyer ciré du buffet et des lits, aux lumières que réflètent les landiers, les chaudrons, les coquemars, les bassines. C’est là où il retourne sans cesse, mais il inspecte d’un oeil aussi clairvoyant les lieux habités ou déserts où son desoeuvrement le mène. Le cabaret plein du tapage des paysans, jouant, buvant, disputant, l’église abandonnée en semaine devenue le garde-manger des chats-huants, gardant quelques hosties de réserve dans une boite de fer-blanc, ont fait l’objet des mêmes levées de plans exactes et ironlques. La grandeur vide et le silence troublé du château sont exprimés dans des pages qui donnent l’impression du délabrement, de l’odeur de pluie des chambres humides, de l’odeur de rat des chambres fermées. Mais le solitaire par occasion retourne avec empressement aux détails qui, seuls, l’amusent. Il regarde, faire et goûte la nourriture, décrit le fromage fané, constate le goût de dentifrice de la menthe bue en guise de thé, le goût de poussière du vin fabriqué dans les cuves qui ont contenu de l’avoine; il regarde curieusement dans les poires véreuses, « remplies, de même que les tabatières, de grains noirs ». Il s’intéresse aux animaux familiers, aux oies, aux canards, aux poules, qui grattent le sol avec « l’étoile de leurs pattes », au chat qui « tourne son rouet ».

La topographie du pays est fixée en des cartes artistes, à l’aide de phrases décisives qui enserrent, en quelques traits, tout le panorama aperçu. Les distances sont observées, toutes choses sont à leurs places, le chateau l’église, la maisonnette, le cabaret, le village, la route, le chemin en lacet, la lisière du bois, les champs nettement délimités. Au dessus du paysage, le ciel est d’un éther immobile ou tout encombré du mouvement des nuées, sa couleur qui change est perçue, ses rapports avec l’eau qui passe sont notés dans une phrase telle que celle-ci, aussi belle et plus remuante que le tableau d’un grand paysagiste: « La petite rivière s’allonge en ligne droite, émmenant avec elle tout un courant du ciel entre ses deux bords. »

Mals après avoir aussi bien fait entrer la nature dans la page écrite, l’écrivain l’interpelle à travers son personnage, lui dénie l’interêt et le charme, la débine et l’injurie. Il avoue rapidement la joie procurée par le soleil, les fraiches délices des matins, il s’oublie par moments à goûter le charme d’un jardin en désordre, a écouter le silence reposant des bois, mais il se retrouve vite et se remet à chercher, pour définir les lignes, les couleurs, les odeurs, les termes de comparaison les plus outrageants. ll en veut aux animaux de la tranquillité de leurs allures et de la simplicité de leurs amours, et il prend à partie ceux qui ont vu de la grandeur là où il ne constate que de la banalité. Il trouve le sol bienveillant, le travail des champs facile, l’or des blés une blague, et il flétrit la moisson, « tableau mesquin en face d’une scène d’usine ou d’un ventre de paquebot ». Tantôt il généralise une juste observation locale, tantôt il se donne une facile victoire par l’emploi des comparaisons. Certes, il a raison d’ériger comme des exemples de beauté douloureuse et moderne les spectacles de l’atelier et la mine. Mais l’ouvrier, mais le mineur, quelque dur que soit leur labeur, sont sûrs du salaire, même insuffisant. Le paysan, au contraire, ne sait rien de ce que produira sa fatigue, et sa récolte est subordonnée à des circonstances climatériques dont il n’est pas le maître: certain de son harassement, il n’est jamais assuré de son gain. Or, il faut une étrange curiosité de paradoxe littéraire pour établir des degrés dans la souffrance du travail humain, et trouver que suer dans un haut-fourneau ou suer dans un entrepont est artistiquement plus douloureux et plus moderne que suer en plein air.

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Convaincu que la vie est mauvaise, que c’est une souffrance que d’être obsédé par l’inconnu de la destinée, que tout ce qui existe est hostile ou indifférent à l’homme, Huysmans cherche dans l’art une diversion à l’existence. On peut dire qu’il trouve là sa joie, ou plus simplement sa distraction, ou pour mettre les choses au pis, l’oubli. En même temps qu’il se délectera dans la contemplation des anciennes formes d’art et dans la recherche de formes nouvelles, il fera servir cet art â exprimer sa misanthropie. Il exaltera donc, au detriment de ce qui pourrait le calmer, tout ce qui l’exaspère, il trouvera les sujets de sa gaieté d’artiste dans tout ce qui excite son horreur philosophique. Il s’ingéniera à chercher une matière d’esthétique dans les laideurs de la civilisation, dans les tristesses des besognes homicides, il s’éprendra des usines meurtrières et des industries puantes, de la misère de l’ouvrier et de l’ennui de l’employé. Quand il voudra échapper à cette réalité dont il fait l’apothéose et qu’il trouve affreuse, il écrira des pages qui seront des mélanges de poésie et de mystification, il concevra ce beau livre: A rebours, il dissertera, dans En rade, sur la ptomaine, il construira dans la perfection de son style, les trois rêves qui évoquent Esther devant Assuérus, les paysages de sel et de marbre le la Lune, les baroques accoutrements d’êtres modernes déguisés en symboles.

Mais cette diversion à l’existence trouvée dans l’art par Huysmans, un autre la trouvera dans la nature. Et cet autre partira du même point de départ. Il voudra aussi échapper à la vie qui lui est imposée. Il jura la même horreur des administrations et des restaurants, des théâtres et des soirées mondaines, des cafés-concerts et des voies sillonnées d’omnibus. Il n’aimera les locomotives que par l’idée de fuite qu’il attachera à leurs rouages, a leurs coups de sifflets, à leurs échappements de vapeur. Il voudra toujours être ailleurs. Et comme qu’un se satisfait et s’occupe dans la possession d’un collection de bibelots, comme un autre dépens son activité dans l’amour, et un autre dans l’ivresse, et un autre encore dans la mise en ouevre artistique de ses dégoûts et de ses colères, célui-ci trouvera l’apaisement dans ces vieilleries qui ne se démodent pas: la marche sur une route, le repos dans la lumière verte d’une forêt, la songerie sans objet dans l’odeur du vent et le bruit des vagues, la vie monotone passée entre les levants et les couchants, dans la contemplation tranquille de la terre et de l’eau.


GUSTAVE GEFFROY