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Trois Primitifs (1905)



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L'Echo de Paris,

5 décembre 1904.

La Semaine Littéraire


LIVRES D'ART


Dans une étude intitulée Trois Primitifs, M. J.-K. Huysmans nous, décrit d'abord le polyptique du musée de Colmar, attribué à Grunewald. Ce peintre, qu'on croit né vers 1450 et mort en 1530, vécut à Mayence, mélancolique et solitaire. Inconnu partout ailleurs qu'en son pays, il passa son existence à travailler pour les villes et les monastères d'alentour, et s'efforça d'oublier son peu de gloire dans ia frénétique féerie de son oeuvre. C'est là tout ce qu'on croit savoir de Grunewald. Au surplus, M. J.-K. Huysmans ne s'attarde pas authentiquer l'oeuvre. Il juge difficile, sinon impossible, d'assigner tel tableau à tel ou tel primitif, en se basant sur l'attitude et la physionomie de certains personnages : « A cette époque, le plagiat n'existait pas entre gens qui se considéraient comme de simples artisans ; on se prêtait tout naturellement les figures qui avaient plu. » Et, laissant de côté ces devinettes insolubles, M. Huysmans nous décrit les deux oeuvres du musée de Colmar qui l'ont le plus frappé : le Crucifiement et la Résurrection. Il résume et caractérise ainsi l'art prodigieux de Grunewald : « Il est tout en antinomies, tout en contrastes ; ce Roland furieux de la peinture bondit sans cesse d'une outrance dans une autre, mais l'énergumène devient, quand il le faut, un peintre fort habile et connaissant à fond les ruses du metier. S'il raffole du fracas éblouissant des tons, il possède aussi, dans ses bons jours, le sens très affiné des nuances, et il sait unir les couleurs les plus hostiles en les rapprochant peu à peu par d'adroites diplomaties de teintes. A la fois naturaliste et mystique, sauvage et civilisé, franc et retors, Grunewald personnifie, au début du seizième siècle, l'âpre piété des malades et des pauvres. Son Christ semble fait à l'image des affligés du mal des ardents. Ces affligés se consolaient en songeant que le Dieu qu'ils imploraient avait éprouvé leurs tortures, qu'il s'était incarné dans une forme aussi repoussante qué la leur, et ils se sentaient moins vils et moins déshérités. »

Suivons ensuite M. J.-K Huysmans à Francfort-sur-le-Mein. Sa description de la ville neuve et luxueuse, est un morceau de haute liesse et d'ironie truculente ; sa vision de la vieille ville merveille de pittoresque, semble écrite à l'eau forte. Mais ce qui intéresse M. Huysmans c'est la collection Stoedel. Là, un portrait de i'Ecole Florentine du XVe siècle, une jeune fille, à la fois sibyle et sorcière, charmante et perverse lui semble devoir être l'étrange figure de cette Giulia Farnèse qui fut aimée d'Alexandre Borgia. Cette idée entraîne subitement l'auteur à une prestigieuse évocation de la Rome de la Renaissance, luxurieuse, féroce et sacrilège. Puis, en saisissant contraste, M. Huysmans oppose un tableau du maître de Flémalle, Jacques Daret, peintre sur lequel on n'a guère plus de renseignements que sur Grünewald et Jean Perréal, le fameux maître de Moulins. Ici ce n'est plus la démone, mais la Vierge, tendrement dolente, serrant l'enfant Jésus dans ses bras.

Je laisse M. Huysmans nous exprimer son impression profonde. « Le bambin, éveillé et charrnant entendant du bruit, s'interrompt de têter, tandis que la mère le serre plus étroitement, comme si elle n'ignorait pas le sens de cette rumeur de l'avenir, comme si elle songeait aux futures années dont la venue la désespère. Elle semble méditer sur cet hallucinant mystère du Christ, incarné pour sauver le monde de son sang.... Car la Vierge fut en effet, pendant toutes les heures du soir existence, celle qui attendit les catastrophes ; elle vécut sous l'empire de l'idée fixe et il faut vraiment que i'attente d'un malheur que l'on sait inéluctable soit l'un des plus atroces supplices que puisse subir la nature humaine puisqu'il fut infligé à notre mère. Elle n'eut en ce genre de martyre aucun répit. L'acuité de la torture de Marie fut effroyable, car il n'était pas un épisode de l'enfance du Messie qui n'aggravât en elle la certitude du malheur, qui ne ravivât la plaie ! »


CHARLES FOLEY.