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Les Foules de Lourdes (1906)



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Mercure de France.

15 octobre 1906.

LES REVUES


La Revue hebdomadaire: "Les Foules de Lourdes" extrait de M. J.-K. Huysmans.


M. J.-K. Huysmans est un de ces catholiques infiniment plus craints du haut clergé, pour l’intelligence et l’acuité de leurs critiques, que les libellistes de la presse écarlate. Peu d’hommes ont une aussi personnelle vision des choses, moins encore une pareille aptitude à assembler des idées qui ne voisinent jamais, et nul des écrivains actuels n’excite, comme lui, par son oeuvre, l’admiration ou la colère.

Le style de M. Huysmans est précis, violent, dépouillé. La phrase va par saccades, explicite, pleine, construite pour décrire au lieu de suggérer. L’auteur repousse la collaboration de qui le lira, pour imposer rudement sa pensée ou tel paysage.

Le Revue hebdomadaire (15 septembre) publie sous ce titre: les Foules de Lourdes, un chapitre du livre nouveau de M. Huysmans. On ne manquera point de comparer cet ouvrage au volume d’Emile Zola. On aura aussi tort que possible; cela peut peignit à larges traits, où M. Huysmans, vraisemblablement, aura procédé par croquis rapides, complets, dont l’ensemble sera grand.

Suivons M. Huysmans aux « abris de la rampe du Rosaire », à Lourdes :

Ce matin, quand j’y arrive, c’est, en pénétrant dans les immenses salles, une touffeur si cuisante, si âcre que je recule. Partout, sur le sol, des matelas, des femmes qui dorment tout habillées, un mouchoir sur la figure ; d’autres qui se rechaussent; d’autres encore qui bâillent, les yeux bouffis, et s’étirent sur le séant; des enfants courent et se poursuivent; une petite fille pleure; et, au dehors, des hommes se débarbouillent avec un peu d’eau puisée dans le creux de la main et se secouent. On se croirait dans un campement de saltimbanques, dans un douar de bohémiens. Il en est de même au Rosaire qu’on essaie d’aérer en laissant ouvertes les portes; des centaines de personnes y ont passé la nuit sur des bancs, tenues éveillées par les fouets de lumière électrique, par les chants, jusqu’à minuit; et, à cette heure, elles ont succombé à la fatigue quand tout s’est tu et que les messes ont commencé. Les sacristains sont sur les dents. Ils ont déjà fourni le vin, les hosties, le linge pour plus de mille messes qui se sont débitées dans le Rosaire, cette nuit, et qui vont continuer maintenant jusqu’à deux heures du jour. On les célèbre partout, sur des autels improvisés de planches ; il y en a en haut jusque dans la galerie des grandes orgues. Et les prêtres s’assistent les uns les autres, et l’aide nettoie, après la communion, le calice, à la place de l’officiant pour que le sacrifice finisse plus vite et qu’il puisse à son tour, et sans tarder, être servi. Et il en est ainsi dans la basilique, dans la crypte, dans l’église du village, dans les couvents, partout où l’on a pu dresser des simulacres d’autels; c’est un moulinet de messes-express qui n’est pas sans m’inquiéter un peu ; quant aux communions des fidèles, elles atteignent des chiffres exorbitants: cent vingt-cinq mille en ce mois.

L’oeil vif de M. Huysmans a tout retenu, de l’aspect d’un pèlerinage d’Espagnoles dont « celles qui ne s’éventent pas sucent des oranges ou croquent des bâtons de chocolat. » Il note « de fortes hanches et d’impétueuses croupes »; il retient la couleur des vêtements, qui lui permet de distinguer les confréries; ces fidèles « rugissent » comme des « hyènes. »

La basilique de Lourdes ne trouve pas grâce devant M. Huysmans. Il en décrit l’interieur en ces termes :

Il est d’aspect étriqué, avec la sécheresse de ses arêtes, la ténuité de ses voûtes, la couleur de cendre de ses murs; il est très inférieur au gothique de la chapelle des Jésuites de la rue de Sèvres dont il rappelle un peu la disposition, par son assemblage de petites chapelles logées dans les bas-côtés et les portes de cave ouvertes dans les pans de murs qui les séparent. Sans élévation et sans largeur, la nef est, en somme, longée de chaque côté, par un étroit corridor dans lequel la foule se bouscule sans pouvoir circuler. La funeste ganache qui a construit ce misérable pastiche du treizième siècle, n’a su réussir qu’une chose: l’alliance de l’incommodité et de la laideur.

La statue de l’Immaculée Conception, oeuvre de Cabuchet, n’est pas, au dire de M. Huysmans, « sensiblement supérieure à celle que fabrique pour la grotte le Lyonnais Fabisch ». Or, celui-ci, lison-nous, modela et durcit à cette fin des « pains de margarine » et des « bols de cérat. » La Vierge faite, la « bonne Bernadette » ne la reconnut point et, après la mise en place, elle ne put « supporter la vue d’une telle image ». Et M. Huysmans constate le « manque absolu de talent de ce très pieux homme » que fut le statuaire Fabisch.

Dans la basilique, il y a « des vitres colorées comme des bonbons anglais »:

C’est un déballage de drapeaux de toutes les nations: Haïti, Chili, Belgique, Angleterre, Autriche, Hollande, Bolivie.... et contre les murs, partout, dans les chapelles, du haut en bas, une collection d’ex-voto ridicules, des fleurs artificielles, des couronnes de mariées, des brassards de première communion, des épaulettes, des épées, des croix de la légion d’honneur, des portraits de famille, des tapisseries pour pantoufles, des chromos. Un seul de ces ex-voto est intéressant. Il est accroché, à droite dans le choeur, près de l’autel voué à Notre-Dame de la Salette; il contient, sous un verre bombé, dans un cadre, des fragments d’os et d’horribles griffes, quelque chose comme des griffes de léopard qui seraient pétrifiées. Ce sont les ongles d’une femme dont le bras était paralysé et la main fermée depuis des années; les ongles avaient percé la paume et poussé, en se recourbant, dans les chairs. Elle plongea son bras dans la piscine; il se ranima, la main s’ouvrit et les ongles et les os cariés tombèrent dans la baignoire où on les repêcha.

L’on dirait, en examinant ce déballage de hardes qui flottent au plafond, d’un séchoir et de ce fatras de babioles clouées aux murs, d’un magasin de décrochez moi-ça, d’une boutique de bric-à-brac; l’on dirait surtout que l’on s’est ingénié à loger dans une basilique un tas de choses qui n’ont aucun rapport avec elle. Tout y est incohérent et disparate, depuis les lampes du choeur, jusqu’à ces lustres à pendeloques de cristal ou en verre de Venise, pendus dans la nef. Ils seraient à leur place, dans un salon, mais pas dans une église.

Salon en haut et écurie en bas alors, car l’asphalte est substitué dans ce sanctuaire aux pavés liturgiques et aux dalles.

Mais, dans ce décor qu’il abomine, M. Huysmans a entendu « une messe de pur plain-chant » que lui ont « donnée » des pèlerins hollandais. Les Espagnols chantent « séguedilles » et « fredons » pour terminer une messe « hybride, à deux parties, » dont « la première est au moins belle ». Et l’auteur de l’Oblat se rappelle avec mélancholie « cet office, qui fut façonne par les beenédictins de Solesme » et à propos duquel il écrit: il « est superbe et je serais mal venu à me plaindre de l’avoir entendu tant. » Mais à quels offices admirables il assista, à Lourdes! « ...mais il n’y avait pas alors l’étonnante cohue des pèlerinages internationaux »...Alors,

la disgrâce de la piètre église disparaissait; elle se brouillait d’ailleurs dans les nuées gris perle de ses flocons d’encens et tremblait dans le fouillis des rayons de soleil tombés des vitres et mêlés aux foyers de lumière électrique allumés dans les centaines d’ampoules de ses lustres. On pouvait se croire ailleurs et savourer, pour quelques minutes, le bienheureux oubli de la Laideur et la joie de voir enfin offrir à Notre-Dame un présent qui fût vraiment digne d’Elle.


CHARLES-HENRY HIRSCH.