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Croquis parisiens (1880)



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La Vogue

No. 5, 13 mai 1886.

Les Livres


CROQUIS parisiens

Voici, dans le format pedu de quelque eucologes, un missel de Croquis parisiens qui fera mieux connaître la capitale que les plus illustrés des guides et les vues photographiques les plus parlantes. Qui le feuillettera, saura la Ville.

Ce n’est point, certes, sans doute, le livre chéri de M. J.-K. Huysmans, mais c’est bien l’oeuvre de cet étrange artiste qui accuse peut-être le plus la diversité étonnante de son très haut talent.

Dans ses romans, surtout, M. Huysmans a fait ses héros prépondérants à sa propre image. Au détour de chaque chapitre, on voit toujours apparaître l’écrivain, qu’il soit masqué de Cyprien Tibaille, de Folantin, d’André ou de Jean Floressas des Esseintes.

Mais ici un merveilleux cicerone, qui est un observateur si fin et qui connait surtout des choses tant curieuses et de telles légendes. Les ballets des Folies-Bergère n’ont pour lui point de maillots, point de pantalons le bal de la Brasserie-Européenne.

Voici :

Devant lui passent toutes les infirmités corporelles du quartier, tous les vices des maisons voisines. Aux ragots des offices et de la loge, révélant le cocuage du Monsieur qui demeure au premier, précisant l’heure et le jour où sa femme le trompe, par semaine, une fois, s’ajoutent les doléances des bonnes se plaignant de leur ration de vin, racontant les besoins de leurs maîtresses, les tentatives de leurs patrons, les goûts épuisants et précoces de leurs enfants.

Quelle chronique d’ordures il eût pu amasser depuis le jour où il a revêtu le tablier à deux poches et consenti à éventrer les grands sacs de toile ! que de mots câlins ou aigres il a entendus, murmurés ou glapis par les couples qui le frôlaient, que d’ivrognesses, que de fausses amoureuses, que de pochards, que d’aimables grinches il a vu happés au collet par les sergents de ville ! que de chutes, que d’accidents de voitures, que de côtes défoncées, de jambes déboîtées, d’épaules luxées, que de rassemblements de foule devant les pharmacies il a regardés, tout en fendant d’un coup de tranchet la robe brune des châtaignes, tout en remuant avec son couteau de bois les marrons qui se craquèlent et pètent !

M. Huysmans a aussi le don de photographier instantanément, d’un coup de plume, ce qu’il lui plait. Ses yeux sont comme des réflecteurs où viennent se figer chaque mouvement et chaque pose aperçus.

Voici une fruitière qui atteint un omnibus :

Arrêtez, arrêtez !

Ding !

Ouf — et hautement retroussée et la face rouge comme une pivoine, la grosse mère, tenue sous les bras par le conducteur, trébuche dans la voiture et va s’échouer avec un ahan sourd, entre les deux petites barres d’acajou qui limitent sa place.

Les paysages se déroulent avec leur étroitesse large eet suivent des poèmes et des ballades en prose avec des ritournelles étrangement musicales. Surviennent des coins fantaisistes et de folles natures mortes. J’y ai trouvé une étonnante image d’épinal, la complainte du Juif-Errant.

C’était une petite ville près de Bruxelles, en Brabant. Les maisons délimitées par un trait d’encre pâle ne se détachaient que bien faiblement sur un ciel de papier gris.

Il y avait des pignons, une église surmontée d’une croix, des toits en dents de scie, en poivrières, en cornets renversés, en éteignoirs, un donjon percé de meurtrières.

Il y avait aussi une grande tourelle, couleur de chair, avec un bonnet tout rouge. Cette tourelle s’arrondissait au coin d’une auberge et d’un balcon jaune sur lequel se penchait une dame, avec une collerette tuyautée et une robe du même rouge que le toit de la tourelle.

La petite ville semblait bien étonnée, car il y avait au moins six personnes sur la place qui interpellaient un vieillard. Deux beaux messieurs, vêtus de costumes Louis XIII, un gros, à figure poupine, rebondie, un vrai visage de joyeux compère, de bon raillard, de franc gaule-bon-temps, sans barbe, habillé d’un justaucorps du vermillon le plus cru, d’un grand col qui trempait ses pointes blanches dans le rouge de l’habit, tenait d’une main un chapeau de feutre gris, taché du bleu qui avait servi à peindre sa culotte, et désignait de l’autre au vieillard un pot de bière qui moussait sur une table barbouillée de vert et ornée de quatre pieds jaunes. Les jambes de cette table devaient être lumineuses, car elles épandaient tout autour d’elles de larges plaques de la même couleur.

Le vieillard refusait les offres du gros joufflu, et ses doigts qu’il étendait vers lui, comme pour repousser des présents d’Artaxercès, touchaient l’habit et en gardaient des reflets pourpre.

Dans les Similitudes qui datent du Drageoir aux épices, M. J. K. Huysmans a donné des notes curieuses sur la concordance des goûts, des parfums et des couleurs. A voir aussi les très particuliers chapitres de l’étiage et du Gousset, les articles de critique d’art d’une forme toute nouvelle sur l’ouverture de Tannhauser et des lithographies de M. Odilon Redon.