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La Cathédrale (1898)



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Revue Encyclopédique

1898

La Cathédrale

Par J.-K. HUYSMANS. (Paris, Stock, 1898, 1 vol. in-12.)


« NOTRE-DAME DE PARIS a peut-être ouvert quelques perspectives vraies sur l’art du moyen âge, sur cet art merveilleux jusqu’à présent inconnu des uns et, ce qui est pis encore, méconnu des autres; mais l’auteur est loin de considérer sa tâche comme accomplie... »(1) La voici, après tant d’,années, reprise, poursuivie; de nouveau, le roman s’est haussé à la mission d’un avertissement esthétique; au déclin comme au début du siècle, en 1898 comme en 1831, il entend revendiquer en faveur de la tradition ancestrale et aviver la conscience de sa suprématie. On devine les difficultés réservées à l’entreprise : il y faut l’instinct passionné du plastique, du pittoresque, et le goût des enquêtes minutieuses, le culte du rétrospectif et une perception si vive de la beauté qu’elle communique la fièvre de l’admiration; ce n’est pas trop non plus du lyrisme pour conjurer la désespérante froideur de l’archéologie, ni trop d’une langue travaillée et apte à dissimuler, sous la parure du style, l’aridité de la documentation. Tout considéré, en semblable occurrence, le succès attend les seuls « écrivains d’images », les seuls artistes littéraires auxquels se trouve décerné, selon le voeu et l’exemple des Goncourt, le triple don de voir, de sentir (ou de juger) et de rendre.

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La Cathédrale de Chartres

Ces emprises du roman sur la critique se constatent à des époques déterminées; elles signalent une évolution des idées; elles suivent l’instant où l’érudition se renouvelle, où le passé s’éclaire aux lumières des initiatives et des découvertes. D’autres, avant Victor Hugo, avaient pris en main la cause du gothique : tel Alexandre Lenoir, le fondateur du musée des Petits-Augustins, — tel Arcisse de Caumont, dont le premier essai, l’Architecture du moyen âge, date de 1823, — tel aussi le baron Taylor, qui commence dès 1820 la publication des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France; il n’en appartient pas moins à Notre-Dame de Paris d’avoir fixé ce retour des esprits et consacré triomphalement la réhabilitation de l’art ogival. Désormais architectes et savants s’emploieront à favoriser une intelligence moins lointaine du plus indigène de nos styles. Aux travaux des Mérimée, des Vitet, des Viollet-le-Duc, des Laborde, des Quicherat, des Didron — d’où l’hypothèse n’est pas toujours exclue — succèdent les démonstrations certaines d’Anthyme Saint-Paul; en même temps la lucidité renseignés d’un Courajod soumet au contrôle de l’analyse l’aloi des opinions reçues; mais bientôt l’exacte notion des origines et des principes ne suffit plus; d’autres curiosités tourmentent le cerveau; il aspire à déchiffrer le sens caché sous les apparences; alors paraît La Cathédrale...

Il s’en faut que ce soit un roman d’aventures, à la manière de Notre-Dame de Paris; vous n’y rencontrerez ni épisodes mélodramatiques, ni reconstitution hasardée de la société et de la vie de jadis, ni mise en scène truquée au goùt du romantisme. D’intrigue point; l’affabulation est inexistante; les doutes et les postulations d’une âme en désarroi forment tout l’attrait romanesque; encore cette confession auto-psychologique n’est-elle qu’intermittente; les examens de conscience et les dialogues intérieurs, par où elle se traduit, s’espacent cà et là, comme des repos et des haltes destinés à fragmenter le cours des dissertations suresthétiques ou la symbolique. Dans sa conception sévère et hautaine, le livre répudie les banales séductions du roman moderne pour n’en utiliser que les dehors; ce qui lui peut manquer d’humanité, de tendresse, il le regagne en élévation, en portée didactique; une dévotion à l’art fervente et pure l’a seul inspiré; deouis Notre-Dame de Paris il n’est pas de plus imposant tribut des vraies lettres à la gloire médiévale.

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Le Portail royal

Où trouver l’expression complète du génie gothique et comment le suivre avec certitude, l’exalter avec équité, si ce n’est dans sa création essentielle : la cathédrale ? De là chez Hugo et chez Huysmans la communauté nécessaire du milieu où s’alimente inépuisablement l’enthousiasme des auteurs. On n’a pas oublié le dithyrambe de Hugo sur « cette vaste symphonie en pierre, oeuvre colossale d’un homme et d’un peuple, tout ensemble une et complexe comme les Iliades et les Romanceros dont est soeur; produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d’une époque, où sur chaque pierre on voit saillir en cent façons la fantaisie de l’ouvrier disciplinée par le génie de l’artiste; sorte de création humaine, en un mot, puissante et féconde comme la création divine dont elle semble avoir dérobé le double caractère — variété, éternité. » Une égale extase transportera J.-K. Huysmans : « Elles sont surhumaines et vraiment divines les cathédrales, s’exclame-t-il ! Parties dans nos régions de la crypte romane, de la voûte tassée comme l’âme par l’humilité et par la peur, se courbant devant l’immense Majesté dont elles osaient à peine chanter les louanges, elles se sont familiarisées, les basiliques, elles ont faussé d’un élan le demi-cercle du cintre, l’ont allongé en forme d’amande, ont jailli, soulevant les toits, exhaussant les nefs, babillant en mille sculptures autour du choeur, lançant au ciel, ainsi que des prières, jets fous de leurs piles ! »

Aux deux romanciers le choix d’une église type s’imposait. Les péripéties de l’action, le désir de faire revivre la Cité, la chance de généraliser en usant du prestige de la capitale, puis la volonté de s’attacher le populaire par une évocation et un nom familiers induisaient Victor Hugo à opter pour Notre-Dame de Paris; et son parti ne laisse pas de paraître sensé quand on songe que, selon l’us romantique, l’édifice n’intervient guère, dans le drame, que comme une toile de fond, comme un cadre. Il en va tout autrement pour J.-K. Huysmans, ou plutôt son culte offre avec celui de Hugo les différences indiquées par le poète lui-même lorsqu’il écrit de Notre-Dame de Paris « qu’elle se trouvait aimée par l’un pour sa beauté, pour sa stature, pour les harmonies qui se dégagent de son magnifique ensemble — et par l’autre pour sa signification, pour son mythe, pour le sens qu’elle renferme, pour le symbole épars sous les scuIptures de sa façade, comme le premier texte sous un second dans un palimpsesie, en un mot pour l’énigme qu’elle propose éternellement à l’intelligence. » Une telle prévision, qui s’accomplit à point nommé, serait pour déconcerter si le romantisme n’avait eu l’intuition de tous les grands mouvements de la pensée en ce siècle, si de lui n’étaient pas issus le naturalisme et le symbolisme qu’il contient en germe. Soixante années à l’avance, la divination de Hugo annonce quel dessein précis animera J.-K. Huysmans. Avec celui-là, les promesses du titre se justifient; la cathédrale cesse de tenir le rôle d’un décor et d’accepter la relégation aux arrière-plans; elle est le lieu de gràce et d’édification, le centre d’études actif, rayonnant, pour l’âme et pour l’esprit; le livre n’a point d’autre but que de la magnifier et, en retour, elle l’emplit tout entier de sa splendeur, de son mystère et de son immensité. Asile de la beauté et de la foi, objet de méditation infinie offert au croyant et à l’artisté, J.-K. Huysmans la voudra isolée du bruit et des fièvres, s’érigeant dans la quiétude favorable aux pénétrations profondes de l’analyse et aux ferveurs de la prière; et comme le savoir, rudimentaire chez Hugo, devient chez Huysmans la science d’un érudit averti, ou le verra élire et proposer à la patience de ses investigations le monument qui, de tout l’art ogival, est, au dire des historiens, le plus vivant, le plus grandiose, le plus pur, le plus original : Notre-Dame de Chartres.

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La Porche sud

Il ne nous déplaît pas qu’un travail sur une basilique soit ainsi venu prendre la première place dans l’oeuvre critique de J.-K. Huysmans, et je n’imagine guère que l’on s’en doive étonner. L’étude de l’art religieux (entendez gothique) pouvait seule satisfaire les aspirations parallèles de la piété et du goût; puis, n’était-elle pas le terme fatalement proposé au justicier qui avait assumé, en plein réalisme, la difficile défense des chercheurs d’au-delà’ ? A l’instant où la peinture impressionniste fascinait, éblouissait, au point de ne rien laisser discerner autour d’elle, J.-K. Huysmans, sans lui manquer de justice, célébrait dans L’Art moderne, dans A rebours, dans Certains le génie méconnu de Gustave Moreau et d’Odilon Redon, de Whistler et de Félicien Rops. L’indépendance foncière de l’esprit le tenait en garde contre les dangers de l’exclusivisme, le libérait du servage de toute inféodation; à l’infaillibilité du diagnostic s’ajoutait le bénéfice des connaissances amassées, à la longue, dans les galeries, les musées, les églises, et Huysmans, semble-t-il, ne s’est prononcé avec tant de certitude sur l’art de son temps que parce que les voyages avaient muni son goût natif d’une riche information, exceptionnelle dans la critique, il en faut bien faire l’aveu. Vienne l’occasion de traiter des primitifs, il la saisirait en écrivain renseigné, avide d’échapper à soit époque, et de se rapprocher du moyen âge où le portent les irrésistibles préférences de l’instinct. Parfois, à le suivre dans ses pèlerinages gothiques, la tentation viendra de l’identifier avec nos vieux imagiers du Nord, caractéristes expressifs, gouailleurs et sentimentaux, affinés et rudes, véristes et rêveurs, à l’unisson desquels J.-K. Huysmans vibre délicieusement.

De même qu’une visite initiale à Notre-Dame de Chartres, la première lecture de La Cathédrale opprime, stupéfie, anéantit. Le commentaire de l’oeuvre ogivale est, lui aussi, à ce point vaste, prodigieux, luxuriant, que le vertige saisit qui veut d’emblée en sonder le détail. Avec le livre, comme avec l’édifice, l’intimité ne s’établit que plus tard, après un commerce assidu, renouvelé. L’austérité du texte et les questions diverses qui s’y pressent, s’y enchevêtrent, la gravité des plus hauts problèmes de l’esthétique, de l’histoire et de la psychologie exigent le répit de la réflexion, le loisir des méditations lentes; ces délais consentis, tout s’explique, se classe et l’anatomie de l’ouvrage se découvre. C’est d’abord, éparse parmi les chapitres, mais formant un ensemble aisé à reconstituer, une monographie radieuse, complète et telle que jamais église ne reçut la consécration d’un pareil hommage : pour le composer, les énergies de la foi ont fortifié les ressources d’une intelligence savante, passionnée, et chacun pressent la nouveauté qu’offrent, appliqués à l’archéologie, des procédés d’inquisition subtile et le don de l’écriture imagée par où J.-K. Huysmans s’est mis au nombre des classiques du XIXe siècle.

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La Porche nord

Avant le début même de la monographie prendraient place, en guise de prélude, les remarques sur « la singularité de la suprématie jadis dévolue à notre architecture, quand la France était alors si inférieure dans les autres arts »; de l’introduction relèverait encore ce parallèle entre la spiritualité des styles monumentaux au moyen âge :

Ah ! les larmes et les dolents murmures de ces épaisses cloisons, de ces fumeuses voùtes, de ces arches soutenues par de lourds piliers se dressant à peine, de ces blocs de pierre presque tacites, de ces ornements sobres racontant en peu de mots leurs symboles ! Le roman, il est la Trippe de l’architecture; on le voit abriter des ordres austères, des couvents sombres, agenouillés dans de la cendre, chantant, la tête basse, d’une voix plaintive, des psaumes de pénitence. Il y a de la peur du péché, dans ces caves massives, et il y a aussi la crainte d’un Dieu dont les rigueurs ne s’apaisèrent qu’à la venue du Fils. De son origine asiatique le roman semble avoir gardé quelque chose d’antérieur à la Nativité du Christ; on parait y prier plus l’implacable Adonaï que le charitable Enfant, que la douce Mère. Le gothique, au contraire, est moins craintif, plus épris des deux autres Personnes et de la Vierge; on le voit abritant des ordres moins rigoureux et plus artistes; chez lui, Ies dos terrassés se redressent, les yeux baissés se relèvent, les voix sépulcrales se séraphisent. Il est le déploiement de l’âme dont l’architecture romane symbolise le repliement.

Et quelle fin, pour cette préface, que la page où l’auteur reprend l’hypothèse de Chateaubriand, et montre l’homme trouvant dans les bois l’image si discutée des nefs et de l’ogive !

La plus étonnante cathédrale que la nature ait elle-même batie, en y prodiguant l’arc brisé de ses branches, est à Jumièges. Là, près des ruines magnifiques de l’abbaye qui a gardé intactes ses deux tours ci dont le vaisseau décoiffé et pavé de fleurs rejoint un choeur de frondaisons cerclé par une abside d’arbres, trois immenses allées, plantées de troncs séculaires, s’étendent en ligne droite; l’une, celle du milieu, très large, les deux autres, qui la longent, plus étroites; elles dessinent la très exacte image d’une nef et de ses bas-côtés, soutenus par des piliers noirs et voûtés par des faisceaux de feuilles. L’ogive y est nettement figurée par les ramures qui se rejoignent, de même que les colonnes qui la supportent sont simulées par les grands troncs. Il faut voir cela, l’hiver, avec la voûte arquée et poudrée de neige, les piliers blancs tels que des fûts de bouleaux, pour comprendre l’idée première, la semence d’art qu’a pu faire lever le spectacle de semblables avenues dans l’àme d’architectes, qui dégrossirent peu à peu le roman, et finirent par substituer complètement l’arc pointu à l’arche du plein-cintre... L’église restée à lï’état brut, telle que la nature la conçut, n’était qu’une ébauche sans âme, un rudiment; elle était l’embryon d’une basilique, variant suivant les saisons et suivant les jours, inerte et vivante à la fois, ne s’animant qu’aux orgues mugissantes des vents, déformant le toit mouvant de ses branches, au moindre souffle; elle était inconsistante et souvent taciturne, sujette absolue des brises, serve résignée des pluies; elle n’était éclairée, en somme, que par un soleil qu’elle tamisait dans les losanges et les coeurs de ses feuilles, ainsi qu’entre des mailles de carreaux verts. L’homme, en son génie, recueillit ces lueurs éparses, les condensa dans des rosaces et dans des lames, les reversa dans les allées des futaies blanches; et même, par les temps les plus sombres, les verrières resplendirent, emprisonnèrent jusqu’aux dernières clartés des couchants, habillèrent des plus fabuleuses splendeurs le Christ et la Vierge, réalisèrent presque sur cette terre la seule, parure qui put convenir aux corps glorieux, des robes variées de flammes !

Maintenant écoutez Huysmans s’exprimer sur Notre-Dame de Chartres, et retenez comment son opinion s’établit scientiquement sur des faits, des constats, comment elle résulte de comparaisons mùries. Avance-t-il que « la basilique est la plus magnifique expression de l’art que le moyen âge nous ait léguée », aussitôt abondent les preuves de la prééminence :

Sa façade, écrit-il, n’a ai l’effrayante majesté de la façade ajourée de Reims, ni la lenteur, ni la tristesse de Notre-Dame de Paris, ni la grâce géante d’Amiens, ni la massive solennité de Bourges; mais elle révèle une imposante simplicité, une sveltesse, un élan, qu’aucune autre cathédrale ne peut atteindre. Seule, la nef d’Amiens se laminé, s’écharne, s’effile, se filise, fuse aussi ardemment que la sienne, du sol; mais le vaisseau d’Amiens est clair et morne, et celui de Chartres est mystérieux, et intime, et il est, de tous, celui qui évoque le mieux l’idée d’un corps délicat de Sainte, émaciée par les prières, rendue par les jeùnes presque lucide. Puis ses verrières sont sans pareilles, supérieures même à celles de Bourges, dont le sanctuaire est cependant fleuri de somptueux bouquets de Déicoles ! — enfin, sa sculpture du porche Royal est la plus belle, la plus extraterrestre qui ait jamais été façonnée par la main de l’homme. Elle est presque unique, car elle n’a rien de l’aspect douloureux et menaçant de ses grandes soeurs. C’est à peine si quelques démons grimacent aux aguets sur sa façade, pour tourmenter les âmes; la liste, de ses châtiments est courte; elle se borne à énumérer en quelques statuettes la variété des peines...

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Les vitraux de transept sud

Au dehors comme à l’intérieur du sanctuaire, l’enquète est si minutieusement conduite que chaque aspect de la cathédrale revit et trouve sa définition dans le texte même du roman. On dirait de Huysmans un guide idéal, enclin aux examens de détail, orné à l’admiration et jaloux de rajeunir la beauté par les considérants inattendus de l’éloge. Outre qu’il se montre dénonciateur avisé du préjugé, il atteint à une pénétration intense, à des équivalences littéraires vraiment spéciales dans ses descriptions de tableaux, de portails, de verrières, de sculptures, et des pages moins fières, ont assuré l’immortalité d’un livre. Les anthologies ne guettent-elles pas sa version du Couronnement de la Vierge par Fra. Angelico, puis cette tumultueuse évocation de la rangée de grotesques qui courent au-dessus du porche à Notre-Dame de Dijon ?

Ils étaient là, grimaçant en des lignes serrées, jaillissant de la pierre en un pêle-mêle de religieuses démentes et de moines fous, de terriens ahuris et de villageoises cocasses, de coquebins tordus par un rire nerveux et de diables hilares; et, au milieu de cette horde de réprouvés hurlant hors des murs, surgissait, entre deux démons qui la tourmentaient, une figure réelle de femme, s’élançant de la frise, tentant de se ruer sur vous. Les yeux dilatés, hagards, les mains jointes, elle vous supplie, terrifiée, désigne le lieu saint et vons crie d’entrer; et l’on s’arrête, interdit, devant ce visage décomposé par la peur, crispé par l’angoisse, qui se débat dans cette meute de monstres, dans ces visions irritées de larves. Farouche et charitable à la fois, elle menace et elle implore, et cette image d’une éternelle excommuniée, chassée du temple et reléguée à jamais sur son seuil, vous hante comme un souvenir de douleur, comme un cauchemar d’effroi.

Enfin, pour mesurer le faste des dons départis au styliste, qu’on oppose au diabolique festival bourguignon une dernière vision de Notre-Dame de Chartres.

Cette basilique était le suprême effort de la matière cherchant à s’alléger, rejetant, tel qu’un Iest, le poids aminci de ses murs, les remplaçant par une substance moins pesantie et plus lucide, substituant à l’opacité de ses pierres l’épiderme diaphane des vitres.

Elle se spiritualisait, se faisait tout âme, toute prière, lorsqu’elle s’élançait vers le Seigneur pour le rejoindre; légère et gracile, presque impondérable, elle était l’expression la plus magnifique de la beauté qui s’évade de sa gangue terrestre, de la beauté qui se séraphise. Elle était grêle et pale comme ces Vierges de Roger van der Weyden qui sont si filiformes, si fluettes, qu’elles s’envoleraient si elles n’étaient en quelque sorte retenues ici-bas par le poids de leurs brocarts et de leurs traines. C’était la même conception mystique d’un corps fuselé, tout en longueur, et d’une âme ardente qui, ne pouvant se debarrasser complètement de ce corps, tentait de l’épurer, en le réduisant, en l’amenuisant, en le rendant presque fluide.

A isoler les éléments constitutifs de l’ouvrage et â ranger dans un ordre rationnel des fragments volontairement disséminés, intervertis pour les besoins de la présentation romanesque, on constate que La Cathédrale offre, en sus de la monographie de Notre-Dame de Chartres, la matière d’un entier traité sur la symbolique et la mystique au moyen àge. Avec une persévérance longanime, J.-K. Huysmans s’est enquis, auprès des hagiographes, de tout ce qu’ils lui pouvaient révéler touchant le sens sacré et secret des formes et des couleurs, des éléments et des nombres, de la flore et de la faune, des parfums et des gemmes, du corps humain et de la danse même; il a extrait là substance de traités sans nombre, et pourtant, malgré l’abondance et le soin des recherches, malgré la précaution prise d’insister, à tout moment, sur les antithèses, les incohérences et les paradoxes de la symbolique, nulle partie du livre ne s’est trouvee déblatérée avec une aussi âpre véhémence. C’est qu’il s’agit ici d’une science incertaine, alambiquée et prétant par là même excellemment à l’arbitraire et à la controverse. Que J.-K. Huysmans ait puisé, trop avidement, à des sources troubles ou pures, sans filtrer ses lectures; qu’il n’ait pas étendu son enquête aux travaux étrangers (allemands surtout) propres à fournir des éclaircissements profitables, je n’y contredis point; mais combien davantage il importe de retenir la rénovation et le progrès que présage à l’archéologie l’abord de pareilles études !

Le titre de « professeurs de physiologie monumentale » dont Huysmans qualifie allègrement les architectes et les savants ne s’est vérifié que trop souvent authentique; par oubli, par dédain ou par insuffisance d’esprit, ils ont abandonné aux lettrés, aux poètes, aux historiens, le moral, l’intellectuel de l’art pour ne se soucier que de l’évident et du tangible; cela a été, si l’on veut, le réalisme de l’érudition, un réalisme contre lequel l’esthétique d’Huysmans s’élève et proteste : « Sur cette terre tout et signe, tout est figure, le visible ne vaut que par ce qu’il recouvre d’invisible »; ainsi pensait-on au moyen âge où la symbolique, « pourvoyeuse et servante de la mystique, divulgue par des images ce que la liturgie exprime par des mots »; et Notre-Dame de Chartres fournit à l’appui de la thèse un irréfutable exemple :

Gràce à la science du symbolisme, on a pu faire d’un monceau de pierres un macrocosme; tout est dans cet édifice, les Écritures, la théologie, l’histoire du genre humain résumée en ses grandes lignes... Tout tient dans ce vaisseau, même notre vie matérielle et morale, nos vertus nos vices. L’architecte nous prend dès la naissance d’Adam pour nous mener jusqu’à la fin des siècles. Notre-Dame de Chartres est le répertoire le plus colossal qui existe du ciel et de la terre, de Dieu et de l’homme... Toutes ces figures sont des mots; tous ces groupes sont des phrases; la difficulté est de les lire.

— Et cela se peut ?

— Certes. Qu’il y ait dans nos versions quelques contresens, je le veux bien, mais enfin le palimpseste est déchiffrable; la clef, c’est la connaissance des symboles.

En cherchant à s’élever jusqu’à elle, malgré les hallucinantes ténèbres qui la cernent, en tentant cette « psychologie de l’âme des sanctuaires », J.— K. Huysmans donne le signal de recherches dignes de hâter la plus intégrale compréhension du génie gothique; par surcroît, il faut lui savoir gré d’offrir l’exemple anormal d’un écrivain conséquent avec lui-même; car c’est la lutte pour les au-delà qui se continue; dans le domaine du rétrospectif, J.-K. Huysmans ne s’interrompt pas de suivre les méthodes et les principes par où sa critique du Moderne s’est conquis une inattaquable autorité. A l’inverse des Goncourt, chez qui toute impression, toute idée évoquait le rappel d’un tableau, d’une statue, chaque oeuvre d’art possède, aux yeux de Huysmans, un pouvoir de suggestion, une vertu de symbole, chaque sensation plastique a son retentissement mental, son écho, sa « correspondance », ainsi que dirait Baudelaire.

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La crypte

Ne doutons pas que l’on doive affilier l’auteur de La Cathédrale au maître des Fleurs du mal : ils professent l’un et l’autre le même mépris superbe de la popularité, le même dégoût écoeuré du banal, le même ennui douloureux de soi-même; toutes les forces de leur hyperesthésie et de leurs nerfs aiguisés, élimés, exacerbés, tendent à la Beauté, unique refuge de leur détresse; épris d’idéal et d’infini, il convient que, selon la parole de Ruysbroek l’admirable, « ils se réjouissent au-dessus du temps... ».

De la complexité des hantises se déduit l’originalité de J.-K. Huysmans, et peut-être est-ce le secret de sa maîtrise et des atermoiements de sa foi, que le combat, incessant chez lui, de l’imagination avec l’esprit d’analyse, que la lutte entre les tendances contradictoires d’un tempérament naturaliste et visionnaire, sensuel et mystique, pareil de tout point, il y faut insister, à l’humeur de nos tailleurs d’images. Puisque l’âme du moyen âge revit en Iui, puisqu’il s’avère d’autre part une sorte de bénédictin désabusé sur tout, sauf sur l’art et les lettres, pourquoi s’étonner qu’il veuille échapper à nos agitations vaines, et quel plus noble rêve que celui d’une existence à jamais vouée aux purs travaux de l’esprit, loin des contacts profanants, dans la paix de la solitude !

ROGER MARX.




(1) Victor Hugo. Note ajoutée à l’édition définitive de Notre-Dame de Paris (octobre 1832).



Opinions de la Critique.


M. Huysmans est-il converti ? L’est-il tout de bon, sans restrictions ni réserves, comme Saul après l’éclair du chemin de Damas ? M. l’abbé Mugnier l’atteste. Si vous voulez vous faire une opinion personnelle sur la question, lisez La Cathédrale; peut-être ensuite conserverez-vous quelques doutes ou trouverez-vous en tout cas que la conversion d’un homme aussi compliqué n’est point une chose simple et ne ressemble en rien à celle d’un jeune Malgache ou d’un jeune Bassouto. Mais vous aurez là de belles pages sur l’art chrétien et sur la symbolique religieuse, « cette grande science du moyen âge qui constitue un dialecte spécial de l’Eglise ». Peut-être Durtal n’a-t-il pas encore achevé de « se pouiller l’âme », comme il disait dans En route; du moins a-t-il avancé dans cette besogne; et les plus exigeants devront reconnaître que, sans avoir entièrement depouillé le vieil homme, il est à beaucoup d’égards un homme nouveau... En attendant la vraie foi et le bonheur qu’elle donne, artiste qu’il est jusqu’aux moelles se plonge dans l’étude de la cathédrale en compagnie d’un prêtre qui la connait dans ses moindres détails, l’abbé Plomb. Le détail de cette étude, à la fois minutieuse et profonde, et d’une incroyable richesse d’aperçus de toutes sortes, remplit la plus grande partie du volume.


Édouard ROD.

Il faut un parti pris voisin de l’injustice pour nier que ce livre ne représente un progrès qui en présage encore d’autres. Des Esseintes ne vit plus à rebours et Folantin se fait presque ermite. S’il arrive, malgré tout, à l’un et à l’autre de défaillir en chemin, c’est que la gràce ne détruit pas la nature, suivant la formule de saint Thomas d’Aquin : Gratia non tollit naturam.

Or la nature, ici, est hollandaise. Nul doute que les ancêtres de Durtal, les primitifs comme le vieux Breughel, ne fussent de fort pieuses gens, mais ils ne savaient pas toujours s’interdire, dans leurs oeuvres, les accès de gaieté intempestive, les détails un peu gênants, les moyens d’expression qui nous semblent maintenant trop vulgaires.

Ce qu’il faut affirmer hautement, c’est que La Cathédrale est d’inspiration catholique et que telle est l’impression d’ensemble.

Abbé MUGNIER.



Nous ne nous sommes jamais mépris sur la nature toute spéciale du mysticisme auquel J.-K. Huysmans se convertit graduellement depuis plusieurs années. Tout homme peut réformer son jugement et ses aspirations rationnelles; ce qu’il ne refera jamais, ce sont les principes de son tempérament physique. Ce descriptif supérieur, qui, depuis les savoureux tableaux du Drageoir aux épices, nous donna tant d’oeuvres d’une couleur magnifique, fut et restera toujours un peintre, avant tout. Tête, coeur et sens, il appartient tout, en son art, aux impresslons reçues des aspects physiques de la Nature ou des Oeuvres humaines.

C’est par les sens que le mysticisme l’a conquis. Lisez La Cathédrale. Vous y trouverez non point une prédication apostolique, mais une éclatante et furieuse interprétation des styles de toute architecture gothique, romane, byzantine ou jésuite. Il la médité devant la pierre, le marbre, les vitraux, les boiseries, les dorures, les fers forgés, les ciselures et les fresques. Et les yeux pleins de visions, il en a écrit la flamboyante interprétation, selon le rythme de son rêve, ne songeant à revêtir toutes ces formes de significations et de sous-entendus métaphysiques que pour obéir à son impérieuse et supérieure vocation de grand artiste : traduire des colorations, donner une âme aux choses et créer des images.

CamiIle DE SAINTE-CROIX.



Dans La Cathédrale, Durtal découvre la symbolique de l’art chrétien et il nous explique sa découverte avec cet air à la fois inspiré et « épaté » que donne aux artistes l’ivresse d’une érudition récemment acquise. Cinquante pages de ce curieux livre sont consacrées à nous traduire le langage des fleurs de pierre, dont la végétation s’épanouit en fines ciselures parmi les balustres et les frises des cathédrales. Selon Honoré le Solitaire, les herbes vertes sont emblèmes de sagesse. La rouce et l’ellébore sont la calomnie et le scandale... La citrouille est un monstre d’orgueil...

Cinquante autres pages sont employées à cataloguer les bêtes horrifiques qui marchent, rampent, grimpent, volent sur les plinthes et sous les corniches de la cathédrale. On ne peut rien imaginer de plus pattu, de plus griffu que cette ménagerie allégorique. Et quels symboles ! Voici tous les péchés capitaux représentés par des bêtes. L’orgueil est particularisé par le taureau, par le paon, par le lion, par l’aigle, par le cheval, par le cygne, par l’onagre, selon Vincent de Bauvais. L’avarice est incarnée par le loup, et selon Théobald, par I’araignée; pour la luxure, nous avons le boue, le porc, le crapaud, l’âne, la mouche qui, selon saint Grégoire le Grand, retrace les désirs insolents des sens; pour l’envie, l’épervier, le hibou, la chouette; pour la gourmandise, le pourceau et le chien; pour la colère, le lion et le sanglier, le léopard, d’après Adamantius; pour la paresse, le vautour, le colimaçon, la bourrique... Ainsi Durtal a passé de la sorcellerie à l’hagiographie et de l’hagiographie à l’archéologie, atteignant, dans chacune de ces occupations, un nouveau degrê de sainteté. Sa conversion, commencée sous les auspices du sâr Peladan, du mage Papus et de l’aimable occultiste Jules Bois, s’achève dans la société moyenâgeuse de Quicherat, de Lecoy de La Marche, de M. Gonse, de M. Rémy de Gourmont et du comte Robert de Lasteyrie.


Gaston DESCHAMPS.