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A rebours (1884)



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Revue Biblio Iconographique

troisième série, 1904.

LES LIVRES


J.-K. Huysmans. A Rebours. Deux cent vingt gravures sur bols en couleurs de Auguste Lepère (1).


Voici un livre qui va quelque peu faire parler de lui, car il diffère notablement de la plupart de ceux que nous voyons passer, ou pour parler plus franchement, repasser devant nous. La nuance du papier est peut-étre le seul élément qui lui soit commun avec eux, bien que sa cuvée ait été spécialement préparée pour lut par MM. Blanchet frères et Kléber.

En effet, caractères, illustrations, mise en page, tout diffère des us et coutumes pratiqués en matière de livre jusqu’à ce jour. Mais procédons par ordre, et parlons d’abord du texte.

On sait qu’« A Rebours » fut, lors de sa publication première, un véritable scandale littéraire et que son auteur fut quelque peu malmené par las critiques, à l’exception de Barbey d’Aurevilly. Quelques-uns d’entre eux conseillèrent même de soumettre l’auteur au fouet des douches dans une prison thermale. Nous en avons vu bien d’autres depuis, et « A Rebours » est aujourd’hui, sinon un livre classique, son genre s’y oppose mais un chef-d’oeuvre dans ce genre.

Ecrit avant la conversion de M. Huysmans, ce dernier n’a cependant pas reculé devant le périlleux honneur d’écrire une préface très importante, ou, tout en expliquant que son retour à la foi catholique était déjà continu en germe dans son livre, il ne retire rien, à part quelques détails sans valeur, de ce qu’il a pensé jadis.

Cette préface est extrêmement intéressante, car, en dehors de l’analyse de ses oeuvres, depuis la rupture fameuse avec l’école naturaliste en 1884, M. Huysmans y expose toute la psychologie de sa conversion.

Maintenant que nous voici en règle avec le texte, car celui d’ "A Rebours" est trop familier à nos lecteurs pour que nous ayons besoin de le leur expliquer, passons à la facture.

Elle a été réalisée toute entière par Lepère qui a choisi le caractère, qui n’est autre que la première fonte du caractère, dessiné par Georges Auriol, gravé par Georges Peignot, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler dans cette publication, l’a fait composer chez lui, en sa maison des Pins, à St-Jean-de-Mont, en Vendée, et tirer au même lieu par son pressier Emile Fesquel.

Toutes ces opérations et la décoration ont été menées simultanément, chose â peu prés unique, croyons-nous, dans un livre de luxe. C’est-à-dire que la décoration arrêtée par l’artiste, sur une page de texte, celle-ci était immédiatement gravée, la composition effectuée et le tout mis en page. Toutes les huit pages, on tirait sans plus attendre.

C’est ce mode de procédé tout à fait inédit qui a permis à Lepère d’introduire dans cette mise en pages, cette variété de dispositions qui aurait infailliblement déterminé le suicide du professionnel auquel ou aurait voulu la prescrire.

Même variété dans l’encrage du texte qui passe subitement ou insensiblement, suivant les cas, du noir au bistre, an jaune, à l’orange, au rouge, etc., qu’il s’agisse de mots ou de phrases isolés, ou de passages entiers. Les lignes de vers sont elles-mêmes imprimées, chacune, en trois nuances différentes foudues. Et rien ne choque tant les bigarrures sont harmonieusemet établies et en rapport toujours avec le sens du texte.

Si nous passons maintenant à la decoration, un conseil d’abord. Coupez les pages du livre. Lepère, en effet, a voulu que l’effet de cette décoration portât non sur une seule page, mais sur le groupement des deux pages ouvertes devant le lecteur. Pour ce, il a diminué les marges du fond qui, à elles deux, sont â peine plus larges qu’une seule des marges extérieures. Quand le livre sera relié, les intérieures disparaîtront, réalisant ainsi le but de l’artiste qui s’est en même temps ainsi ménagé un plus grand emplacment pour sa décoration, sans augmenter le format du livre.

Cette décoration donne ce qu’on pouvait attendre d’un tel maître. Sans vouloir chipoter sur tel ou tel détail, où dans l’ardeur de l’inspiration a pu se glisser quelque négligence, quelque petit défaut, les amateurs qui n’obéissent pas a quelque idée préconçue, a quelque préférence pour un genre déterminé, seront, croyons-nous, unanimes pour la déclarer merveilleuse comme richesse, bon gout et variété.

Chaque page a son décor: en-tête ou cul-de-lampe, ou marges inégales illustrées, longeant ou encadrant le texte, s’y découpant en potence, en carré, ou tout simplement inscrites en son beau milieu. Chaque bois, et il y en a deux cent vingt, est tiré en quatre, cinq couleurs ou davantage, tranchant ici les unes sur les autres, fondues ailleurs les unes dans les autres. Ce sont parfois des nuances brutales, d’autres fois, des demi ou quarts de ton. Mais dans chaque cas, l’assonance est parfaite avec l’idée dominant la page qu’elle accompagne. Après une première lecture, certainement le lecteur pourrait relever le volume entier en se bornant à feuilleter les illustrations.

Et ces illustrations ne sont jamais banales. Empruntées à une flore éclatante ou exprimant subjectivement des passages du livre, elles sont gravées de la main souple et forte qui caractérise le talent de Lepère. On sait si ce dernier excelle à faire de ses bois autant de petits tableautins! Il les a prodigués même dans de simples bordures de pages, d’à peine un centimètre de largeur et qui constituent de purs tours de force.

D’ailleurs, le livre entier en constitue un lui-même, car nous ne croyons pas qu’avec les ressources flnancières, relativement limitées, mises à sa disposition, aucun autre artiste eut pu réaliser, par ses propres moyens, la décoration et l’exécution et la mise sur pied totale d’un livre aussi original, aussi prime-sautier, et aussi complètement réussi dans sa complexité. On avait beaucoup exigé de Lepère, il a dépassé les espérances. Quel plus beau compliment pourrions-nous lui faire?

Nous nous ferions toutefois un reproche, si nous n’adressions nos félicitations à nos collègues des « Cent Bibliophiles », heureux possesseurs de cette belle oeuvre de chromo-typographie et dont ils sont redevables à l’intelligente et artistique initiative de leur excellent président, notre ami, Eugène Rodrigues.



(1) Paris. Pour les Cent Bibliophiles, pet. in-4, 219p., plus 2 ff. non chiff. pour la table et l’achevé d’imprimé, tirage à 130 exemplaires numérotés.