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A rebours (1884)



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Polybiblion Revue Bibliographique Universelle.

Juillet, 1884.

A rebours par J.-K. HUYSMANS, Paris, Charpentier, 1884, in-12 de 294 p. Prix: 3fr.50.


3. — Avec A rebours, de M. J. K. Huymans, [sic] nous sommes aussi, et plus encore, dans la névrose, l’irrémédiable et lamentable névrose. Orphelin et riche, dernier rejeton d’une noble et ancienne famille, Jean des Esseintes, ayant touché à tous les plaisirs, à toutes les choses réputées désirables, à tous les arts, à tous les goûts, finit par être atteint de ce taedium vitvae qui était la maladie des patriciens de Rome, à l’époque de Tertullien. Trouvant insipides le monde, la société, le train-train de l’existence ordinaire, Jean des Esseintes quitte Paris sans laisser son adresse à personne et se claquemure dans une maison isolée de Fontenay-aux-Roses, qu’il meuble à sa fantaisie. Là, ne communiquant avec âme qui vive, sauf avec deux vieux domestiques, il se fabrique, à l’aide d’une imagination déviée, détraquée et dépravée, une vie absolument factice, invraisemblable, excentrique, à rebours de tout ce qui se fait habituellement. L’histoire de ce maniaque effréné est vraiment stupéfiante. Je n’essaierai pas de la résumer.

Qu’il me suffise de dire que ce fou, qui ne sait ni ce qu’il hait ni ce qu’il aime, en arrive, abattu par l’hypocondrie, énervé par le spleen, à ne se nourrir qu’avec des lavements. Le thème manquerait absolument d’intérêt, si l’auteur ne l’avait relevé par des jugements littéraires, des appréciations esthétiques et des réflexions philosophiques, politiques et sociales, qui font d’A rebours une étrange macédoine de blasphèmes et d’actes de foi, de crudités et d’idéalités, de mysticisme et de sadisme, se réclamant ici de l’Èvangile, là de la magie noire, ailleurs de Ruysbroek l’admirable et de l’Imitation, plus loin de Petrone et de Schopenhauer. Telle page est une impiété; telle autre est une aplogie de l’éducation paternelle des Jésuites. Tantôt on y développe à froid la haine de l’humanité, on y célèbre le malthusianisme, on y vilipende saint Vincent de Paul. Tantôt on y vitupère les libres-penseurs, "gens qui réclament toutes les libertés pour étrangler celle des autres;" on y fait l’éloge des Chartreux et des Trappistes, "persécutés par une haineuse société qui ne leur pardonne ni le juste mépris qu’ils ont pour elle, ni la volonté qu’ils affirment d’expier par un long silence le dévergondage toujours croissant de ses conversations saugrenues ou niaises." A tel endroit, il est question de la politique, "cette basse distraction des esprits médiocres;" de "l’immonde sauvagerie des sans-culottes," de la "vénale aristocratie d’argent," du califat despotique des comptoirs, de l’influence salutaire de l’Église, "maternelle aux misérables, pitoyable aux opprimés, menaçante pour les oppresseurs." Vous tournez la page, et vous tombez sur une invective contre le péché originel ou sur un souvenir libertin. Joseph de Maistre coudoie le marquis de Sade. Chose à noter cependànt! Ce livre se termine par une prière, la prière du pessimiste qui souffre de son mal. Obligé de rentrer à Paris pour se faire soigner et de revivre dans la société, Jean des Esseintes s’écrie: "Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir!" Il y a dans ce cri l’explication de toutes les folies et de toutes les dépravations du névrosé. C’est une victime de notre littérature matérialiste. Dans les chaires, dans les livres, dans les journaux, c’est à qui démolira les saines traditions, crachera sur les dieux, coupera le câble qui relie la terre au ciel, éteindra le phare des espérances éternelles, prêchera la négation universelle. On espère ainsi rendre l’homme plus libre, plus joyeux, mieux portant et plus heureux. Et ce sont des résultats tout contraires que l’on obtint. En ruinant les fondements de toute morale, en déïfiant le néant et le blasphème, en ne donnant à la vie humaine d’autre but que les jouissances sensoriales et sensuelles, fatalement limitées et toujours contrariées par les forces irréductibles de la nature, par la maladie désorganisatrice et par l’impitoyable mort, le matérialisme désenchanté fatalement de l’existence, — en sorte que les esprits qui s’abreuvent à sa coupe empoisonnée, finissent par se dire: "A quoi bon lutter? A quoi bon des efforts? Vaut-il même bien la peine de vivre?" Ainsi raisonne le Lazare Chanteau, de M. Zola, dans la Joie de vivre. Ou bien, encore, nous avons affaire à un effrayant monomane, comme ce Jean des Esseintes, sorte de Bouvard et Pécuchet aristocratique, dans le cerveau duquel fermente la levure de tous les égarements. Pessimisme et matérialisme s’appellent, et ce sont les deux grands fléaux de notre siècle. Nos poètes, nos écrivains en sont plus ou moins atteints, et les meilleurs d’entre eux, les plus délicats, les plus distingués, en pâtissent réellement. L’auteur des Essais de psychologie intellectuelle, M. Paul Bourget, n’écrivait-il pas récemment, dans les Débats: "Si notre bonne volonté demeure sans correspondance suprême définitive; si tout notre être, ou tendre ou cruel, ou bon ou mauvais, n’est qu’un phénomène d’une heure destiné à disparaître comme il est apparu, pour toujours; si le travail de l’humanité entière aboutit à une irréparable banqueroute, puisque avec la mort de la planète, tout doit mourir un jour ici-bas de l’oeuvre des âges, comment ne pas apercevoir la vie sous une clarté de cauchemar, et à l’état de sinistre bouffonnerie? Toutes les phrases du monde n’empêcheront pas que l’existence, dépourvue de signification d’au-delà, ne roule et ne retombe sans cesse sur un fond immobile de désespoir." Comme c’est vrai, comme cela explique bien la littérature désespérante du moment, comme ces aveux portent en eux une grave et redoutable leçon; comme, devant ces effrois d’âme, ces terreurs d’intelligence, on sent mieux encore le besoin de se retenir plus fortement à la rampe des saintes croyances et de s’écrier humblement avec l’apôtre: Domine, adauge nobis fidem!


F.B. [Firmin Boissin]