En Rade (1887)

revue independante

La Revue indépendante No. 5, Mars 1887

blue  Chapitre I et II. (No. 1, Novembre 1886.)

blue  Chapitre III. (No. 2, Décembre 1886)

blue  Chapitre IV et V. (No. 3, Janvier 1887)

blue  Chapitre VI, VII et VIII. (No. 4, Fèvrer 1887)

blue  Chapitre IX et X. (No. 5, Mars 1887)

blue  Chapitre XI et XII. (No. 6, Avril 1887)


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IX

Au grand désespoir des paysans qui sacraient dès l’aube, le temps changea. Presque sans transition, le ciel chauffé à blanc se refroidit sous la cendre accumulée des nuages et, imperturbable et lente, la pluie tomba.

Cette pluie meurtrière des aoûtats qui disparurent et auxiliatrice des forces ébranlées par la canicule, parut délicieuse à Jacques, dont la cervelle se remit d’aplomb ; mais, après deux jours d’infatigables averses, des difficultés inattendues survinrent.

Un matin, une paysanne maigre et coxalgique, poussant devant elle un somptueux ventre très-peuplé, entra, déclara qu’elle était la mère de l’enfant de Savin chargée des courses, s’étendit longuement sur la santé délicate de sa fille et finit par annoncer que si la dame ne lui donnait pas quarante sous par jour, elle n’enverrait plus l’enfant porter des provisions au château, par ces temps de pluie.

— Mais, fit observer Louise, vous nous faites payer les liqueurs, les confitures, le fromage, tout, deux fois plus cher qu’à Paris ; il me semble qu’avec ces bénéfices et les vingt sous attribués, chaque matin, à votre fille, vous pouvez vous trouver satisfaite.

La femme s’exclama sur le prix des chaussures qu’usait l’enfant, montre son ventre de femme grosse, accusa son mari d’être un ivrogne, geignit de telle sorte que les Parisiens, harassés, cédèrent.

Puis surgit la question du pain. Ainsi que Jacques l’avait prévu, l’eau transperça le panier dans lequel le boulanger des Ormes déposait la miche, au bout du parc, et il fallut mâcher de l’éponge trempée, mordre une pâte molle dans laquelle les couteaux se rouillaient, en perdant leur fil.

Le dégoût de cette bouillie mata Jacques qui s’astreignit à surveiller l’heure, à descendre dans la boue, sous les ondées, pour recevoir le pain des mains mêmes du boulanger et le rapporter sous son habit, à peu près sec.

Le puits s’en mêla également, l’eau s’avaria sous les averses, de bleue devint jaune, remonta bourbeuse, persillée de folioles et de têtards, et il fallut la filtrer dans des torchons afin de la rendre presque potable.

Enfin, le château se montra terrible. La pluie entra de toutes parts, les chambres suèrent ; la nourriture resserrée dans les placards moisit et une odeur de vase souffla dans l’escalier en larmes.

Constamment, Jacques et Louise sentirent se poser sur leur dos une chape humide et, le soir, ils pénétrèrent, en grelottant, dans un lit dont les draps paraissaient trempés.

Ils allumèrent des bourrées et des pommes de pins, mais la cheminée, sans doute décapitée, en haut du toit, ne tirait guère.

La vie fut insupportable dans cette glacière ; Louise, mal en train, se leva juste pour préparer le manger et se recoucha. Jacques erra, désorbité, par les pièces.

Il avait reçu quelques livres de son ami Moran, des livres préférés, odorants et aigus ; mais un singulier phénomène se produisit dès qu’il tenta de les relire ; ces phrases, qui le captivaient à Paris, se desserraient, s’effilochaient à la campagne ; enlevée de [s]on milieu, la littérature capiteuse s’éventait ; la venaison se décolorait, perdait le violet et le vert de ses sucs ; les périodes sanglières s’apprivoisaient et puaient le saindoux ; les idées obtenues après de sévères tries, blessaient telles que des notes fausses. Positivement, l’atmosphère de Lourps changeait les points de vue, émoussait le morfil de l’esprit, rendait impossibles les sensations du raffinement. Il ne put relire Baudelaire et il dut se contenter de parcourir les journaux arriérés qu’il recevait ; et, bien qu’il n’y prît aucun intérêt, il les attendait avec impatience, espérant toujours, vers l’heure de midi, l’arrivée du facteur et des lettres.

Dans son désoeuvrement, ce fabuleux pochard tint une place ; il le faisait parler, tandis qu’il récurait les plats et s’ingurgitait des lampées de vin ; mais la conversation de cet homme était des moins variées ; toujours, il se plaignait des longueurs de sa tournée et criait misère ; puis il débitait des cancans récoltés à Donnemarie ou à Savin, annonçant des mariages de gens que Jacques ne connaissait pas, avouant des panses pleines, surveillées par le curé, rattrapées à temps par le maire.

Jacques finissait par bâiller et le facteur, un peu plus saoûl qu’en venant, partait sans trébucher, pataugeant dans les ornières et les flaques.

Jacques restait alors, pendant des heures entières, à regarder par la fenêtre tomber la pluie ; elle coulait sans discontinuer, rayant l’air de ses fils, dévidant son clair écheveau en diagonale, éclaboussant les perrons, claquant sur les vitres, crépitant sur le zinc des tuyaux, délayant plus loin la plaine, fondant les buttes, gâchant les routes.

La coque du château vide chantait sous les averses ; parfois même de longs glouglous s’entendaient dans l’escalier dont les marches formaient cascade, ou bien un bruit de cavalerie en marche ébranlait les dalles des corridors sur lesquelles les gouttières effondrées versaient des paquets d’eau.

La campagne devenait sinistre ; sous un ciel gris, très bas, des nuages pareils à des fumées d’incendie fuyaient en hâte et s’écrêpaient sur des côtes lointaines dont les caillasses dégoulinaient dans des flots de boue. Parfois des rafales hurlaient qui secouaient le bois en face, entouraient le vacarme interne du château d’un bruit mugissant de vagues ; et les arbres pliés rebondissaient, criaient sous la chaîne des lierres, tendus comme des cordages, se déchevelaient, perdant leurs feuilles qui volaient, ainsi que des oiseaux, à tire d’aile, au-dessus des cimes.

Il devenait de plus en plus impossible de mettre, sans s’enliser, les pieds dehors. Jacques s’abattit dans un affreux marasme, atteignit du coup le midi de son spleen. Dans ce complet désarroi, sa femme ne lui fut d’aucun secours ; elle le gêna même, car leurs relations étaient sans franchise maintenant, pleines de réticences ; puis le mutisme de Louise l’exaspéra ; cette façon, lorsqu’il recevait une lettre de Paris, de regarder le papier sans s’occuper des nouvelles qu’il apportait, le blessa ; il sentait, dans cette manière d’agir, un parfait dédain pour sa maladresse d’homme pratique ; il lui semblait enfin que le changement moral qui s’était opéré en Louise se répercutait sur sa face. Il en arriva, sous la pression de cette idée, à s’adultérer la vue, à se convaincre que les traits de sa femme se paysannaient ; elle avait été jadis assez plaisante, avec ses yeux noirs, ses cheveux bruns, sa bouche un peu grande, sa figure en fer de serpe, un peu chiffonnée et fraîche. Maintenant, les lèvres lui parurent s’effiler, le nez se durcir, le teint se hâler, les yeux s’imprégner d’eau froide. A force de dévisager la tante Norine et sa femme, de chercher des ressemblances de physionomie, des communautés de mines, il se persuada qu’elles se ressembleraient, un jour ; il vit en Norine sa femme vieille et il en eut horreur.

Habile à se tourmenter, il remonta dans ses souvenirs, se rappela la famille de Louise dont il avait entrevu le père, mort quelque temps après son mariage, un brave homme retraité dans les douanes, et qu’une de ses cousines également décédée lui avait fait connaître ; il restait, au fond de ce vieillard régulier et doucement têtu, des vestiges de sang paysan, relent d’ancienne caque ! et mille petits détails lui revinrent qui l’ancrèrent dans cette pensée, tels que les reproches de sa femme alors qu’il rapportait, autrefois, un bibelot ou des livres payés chers.

Obsédé par une idée fixe, il rapportait ce souci du ménage qu’il admirait autrefois à des instincts de cupidité maintenant mûre. A se raisonner ainsi, à se remâcher sans cesse les mêmes réflexions, dans la solitude, il finit par se fausser l’esprit et par attribuer à des faits sans importance, une valeur énorme.

Moi-même je change, se dit-il, un matin, en se regardant dans une petite glace ; sa peau jaunissait, ses yeux se ridaient, des poils blancs salaient sa barbe ; sans être très-grand, il avait toujours eu le corps un peu penché, voilà maintenant qu’il se voûtait.

Bien qu’il ne fût guère épris de sa personne, il s’attrista de se voir si vieux à trente ans. Il se sentit fini, lui et sa femme, vidés jusqu’aux moelles, inaptes à tout effort de volonté, incapables de tout ressort.

De son côté, Louise s’excédait, malade, faible, effarée par cette maladie sans remède qui la minait. Lasse d’abandon, elle ne pensait plus que pour s’irriter de ne voir arriver aucun argent. Elle ne comprenait pas la lente paperasserie des banques, ne se doutait pas de la difficulté des escomptes, attribuait à la mauvaise volonté de son ami cette situation désespérante qui l’accablait ; et elle n’ouvrait plus la bouche, ne voulant pas rendre le séjour de ce château odieux par des querelles.

Un animal vint heureusement [s]e faufiler entre leurs deux existences et les rejoignit ; c’était le chat de la tante Norine, un grêle matou, mal nourri et laid, mais affectueux ; cette bête, d’abord sauvage, s’était rapidement apprivoisée ; l’arrivée des Parisiens avait été pour elle une aubaine ; elle mangeait les restes des viandes et des soupes, mais depuis quelque temps seulement, car la tante Norine gardait pour elle et dévorait les résidus que sa nièce lui remettait pour le chat.

S’étant aperçus de ce manège, les Parisiens portèrent alors, eux-mêmes, les rogatons à la bête qui les suivit, et, lasse de famine et de coups, s’installa près d’eux dans le château.

Ce fut à qui la gâterait ; ce chat devint un sujet émollient de conversation, un trait-d’union sans danger d’aigreurs, et il égaya par ses cavalcades la solitude glacée des pièces.

Il resta enfin coucher avec Louise, lui prenant de temps en temps le cou entre ses deux pattes et lui donnant par amitié, contre les joues, de grands coups de tête.

La pluie persista. Jacques se promena derechef au travers de la bâtisse. Il retourna dans la chambre à coucher de la marquise, essaya de s’évader de l’ennui présent, en se reculant d’un siècle, mais il suffit que ce désir lui vînt pour que l’impossibilité de le satisfaire se montrât ; d’ailleurs les sensations qu’il avait éprouvées la première fois qu’il pénétra dans cette pièce ne se renouvelèrent point. L’odeur d’éther qui l’avait si spécieusement enivré lorsqu’il ouvrit une porte, avait depuis longtemps disparu. Aucune idée galante ne pouvait plus s’insinuer de ce taudis dont la décomposition s’accélérait dans la hâtive pourriture d’une saison tournée. Il ferma la chambre, décidé à ne jamais plus la visiter et las des autres pièces, il se résolut à explorer les caves.

Il emprunta une lanterne à l’oncle Antoine qui poussa de hauts cris, déclarant que cela portait malheur d’entrer sous le château. Énergiquement il refusa de suivre Jacques qui combattit seul contre une porte dont la serrure griffait, à chaque secousse. Il finit par la démonter à coups d’épaules et à coups de pieds, se trouva en face d’un escalier qui n’en finissait plus, sous une voûte massive, tendue par des toiles d’araignées comme de voiles déchirés de mousseline sombre ; il descendit la spirale tiède et humide des marches et aboutit à une sorte de porche, taillé en ogive, soutenu par des colonnes dont les blocs d’un gris jaunâtre, piquetés de points noirs, étaient semblables à ces pierres, lissées par l’usure des temps qui éclairent les masses austères des vieux portails. L’antiquité de ce château dont la fondation remontait à la période de l’art gothique, s’affirmait, dès l’entrée de cette cave.

Il ambula dans de longs cachots aux murs énormes et aux plafonds en arc, hérissés d’artichauts de fer et de crocs pareils à des fers de gaffe. Il se demandait quel avait été l’usage de ces instruments qui écharpaient l’air et regardait, étonné, la surprenante épaisseur de ces murs dans lesquels apparaissaient, de temps à autre, au bout d’un creux d’au moins deux mètres, des soupiraux, debout, en forme d’I.

Toutes ces caves étaient semblables, rejointes entre elles par des portes sans battants et vides. Mais, se dit-il, toutes ne sont point là ; et, en effet, étant donnée la superficie du château, cette rangée de pièces occupait à peine le dessous de l’une de ses ailes. D’autre part, le terrain frappé sonnait le creux ; tout était bouché. Il chercha la place des allées de communication ; mais les murailles étaient d’un deuil uniforme et le sol semblait en terre battue de suie ; d’ailleurs, la lanterne éclairait trop mal pour qu’il pût examiner attentivement la soudure des moellons et vérifier les patines des pierres.

Somme toute, il avait cru découvrir des corridors immenses, des souterrains à perte de vue ; tout était clos.

— Mais, sans doute, mon neveu, qu’il y a des souterrains et ils sont même bien connus dans le pays. Je compte qu’ils vont tant qu’à Séveille, le village qu’est à une portée de fusil loin de Savin. On dit aussi qu’ils emmènent sous l’église ; oh ! c’est bouché depuis tant d’ans qu’on ne sait plus...

— Si nous les débouchions ? proposa Jacques.

— Hein ! quoi ? mais t’es donc fou, mon homme, pourquoi donc faire, que je te demande ?

— Vous trouveriez peut-être des trésors enfouis sous les dalles, reprit Jacques d’un ton sérieux.

— Eh là !... eh là !... et le père Antoine se gratta la tête ; ça se pourrait ben, tout de même. J’en ai eu quelque fois l’idée, mais d’abord, le propriétaire, il voudrait pas ; et puis, que ni moi ni personne, dans le pays, nous serions assez simples pour y descendre. Non, il y a des airs coléreux là dedans qui suffoquent, reprit-il, après un silence, comme pour s’affermir dans son opinion.

Plusieurs fois, Jacques revint à la charge, espérant décider le vieux à pratiquer des brèches, car, à défaut des trésors auxquels il ne croyait guère, le jeune homme souhaitait de déterrer de curieux vestiges. Et puis ce serait une occupation, un intérêt, dans sa vie déserte. Mais bien que l’oncle fût alléché par la perspective d’un trésor, il ne céda pas. Sa cupidité fut vaincue par sa peur et il se borna à hocher la tête, répondant : Sans doute... sans doute... se refusant même à examiner l’entrée des caves.

D’ailleurs, il s’alita pendant quelques jours ; il se plaignait de tournoisons dans la cervelle. Sa nièce lui conseilla de voir un médecin, mais alors lui et Norine levèrent les bras au ciel : J’ai point d’argent à manger avec leurs drogues, moi ! cria-t-il ; et il se contenta de boire la panacée du pays, la tisane de menthe verte.

Cette maladie fut une véritable chance pour Jacques qui put passer la journée hors du château et rendre visite aux vieux. Pendant des heures, il fuma de placides cigarettes près de l’âtre.

Puis, le milieu de cette chaumine lui était moins hostile que celui du château. Il se sentait plus chez soi, plus au chaud, plus à l’abri, mieux habillé par ces murs qui le calfeutraient que dans cette grande chambre de Lourps dont les hautes murailles lui semblaient s’écarter pour le mieux glacer autour de lui.

L’unique pièce de cette hutte l’amusait, du reste, avec ses vieux chaudrons de cuivre, ses antiques landiers sur lesquels se tordaient les rouges serpents des bourrées sèches, ses deux alcôves garnies chacune d’une couchette, séparées par un gigantesque buffet de noyer ciré, son coucou à fleurs, ses assiettes barbouillées de rose et de vert, ses larges poêles de fonte noire, à queues munies d’une boucle, longue d’une aune.

Tous ces pauvres ustensiles s’étaient accordés avec le temps qui avait adouci la crudité des tons et marié le brun chaud du noyer plein, au noir velouté de suie des coquemars et au jaune froid et clair des bassines ; Jacques se complut à examiner ce mobilier, à scruter les surprenantes gravures accrochées au-dessus de la hotte de la cheminée, dans des baguettes plates, peintes en brique.

Deux surtout, une petite et une grande, le déridaient. La petite représentait un épisode de la « Prise des Tuileries, le 29 juillet 1830 » et elle contenait cette touchante histoire, imprimée dans la marge, en bas :

Un élève de l’École Polytechnique se présentait à l’officier qui défendait l’entrée des Tuileries et le sommait de lui livrer passage ; celui-ci ripostait par un coup de pistolet et manquait le polytechnicien qui, lui appuyant la pointe de son épée sur la poitrine, disait : « Votre vie est à moi, mais je ne veux pas verser votre sang, vous êtes libre. » Alors, transporté de reconnaissance, l’officier détachait sa croix et s’écriait, en la mettant sur l’estomac du héros : « Brave jeune homme, tu la mérites par ton courage et ta modération. » Et le brave jeune homme la refusait, parce qu’il ne s’en croyait pas encore digne.

Sur ce thème chevaleresque, l’artiste d’Epinal s’était ému. L’officier était immense, coiffé d’un schako en pot de chambre retourné d’enfant, vêtu d’un habit à queue de morue rouge et d’un pantalon blanc. Derrière lui, des soldats plus petits et costumés de même regardaient béants, de leurs yeux noyés de larmes, la belle conduite de ce polytechnicien, haut comme une botte, qui louchotait, l’air idiot, en face du grand officier de bois. Et derrière le héros, affublé d’un bicorne et habillé de bleu, la foule simulée par deux personnes, un bourgeois, coiffé d’un chapeau bolivar à poils et un homme du peuple, surmonté d’une casquette en forme de tourte, s’entassait, brandissant un drapeau tricolore, au-dessus d’arbres peinturlurés à la purée de pois et collés sur un ciel bleu gendarme, orné de nuages en vomis de vin.

L’autre gravure, également coloriée, était moins martiale mais plus utile. De fabrication récente, elle s’intitulait : « Le Médecin à la maison. » Cette estampe dont le cadre imprimé contenait des recettes de liniments et de tisanes, était divisée en une série de petites images relatant les accidents et les maux de personnes qui portaient des culottes à sous-pieds et à ponts, des habits bleu barbeau, des cravates à goitre, des favoris et des toupets du temps de Louis-Philippe. En une piteuse litanie, tous grimaçaient, les uns au dessous des autres, présentant le douloureux spectacle de gens qui ont une arête dans le gosier, des échardes dans les mains, des pucerons dans les oreilles, des corps étrangers dans les yeux, des oeils de perdrix dans les doigts de pieds.

— C’est une couple de peintures que le père à Parisot nous a données pour notre noce, dit le vieux à Jacques monté sur une chaise pour voir de plus près ces oeuvres d’art.

Et les journées passaient à se chauffer les jambes, à bavarder avec l’oncle. Jacques l’interrogeait sur le château, mais le père Antoine s’embrouillait dans ses explications et d’ailleurs ne savait rien.

Le château avait autrefois appartenu à des nobles ; le pays se rappelait une famille de Saint-Phal qui possédait également un château dans le voisinage, à Saint-Loup ; elle était enterrée derrière l’église, mais les tombes étaient abandonnées et les descendants de cette lignée, en admettant qu’ils existassent, n’avaient jamais reparu dans le pays ; depuis quatre-vingts ans le château avait été dépecé de ses futaies et de ses terres achetées par les paysans, vendu tel quel à des gens de Paris qui ne s’étaient jamais décidés à le réparer et s’efforçaient constamment de le revendre. En raison de son délabrement et du manque d’eau, personne ne consentait plus maintenant à l’acquérir. La dernière mise à prix, à la chandelle, de vingt mille francs, n’avait même pas été couverte.

Ou bien le père Antoine parlait de la guerre de 1870, racontait les fraternelles relations des paysans et des Prussiens. — Oui da, mon neveu, ils étaient ben gentils, ces gas-là que j’ai logés ; jamais un mot plus haut que l’autre et des hommes qu’avaient du coeur ! Quand ils ont dû marcher vers Paris, ils pleuraient, disant : Papa Antoine, nous capout, capout ! — puis, qu’ils avaient pas leur pareil pour soigner le bestial !

— Alors vous n’avez pas souffert de l’invasion ? demanda Jacques.

— Mais non... mais non... Les Prussiens ils payaient tant qu’ils prenaient ; à preuve que Parisot s’est fait du bien, dans ce temps. Il y avait, avec cela, un colonel qu’on aimait ben. Il réunissait, le matin, le régiment sur la route et il disait : Y a-t-il quelqu’un ici qui ait à se plaindre de mes soldats ? Et qu’on répondait : Je pense point, et qu’on criait de bon coeur : vive les Prussiens !

Jacques le laissait aller, l’écoutait, à certains jours, regardant, par d’autres, à la fenêtre, sous la pluie, les ébats trempés des bêtes. Justement, l’oncle Antoine s’était procuré une troupe d’oies qui, constamment d’un air solennel et idiot, parcouraient la cour. Elles s’arrêtaient, le jars en tête, devant la maison, gloussaient avec un petit rire imbécile et satisfait, buvaient dans une barrique enfoncée en terre, levaient la tête, toutes ensemble, comme si elles eussent voulu faire descendre l’eau, puis, subitement, sans cause, se dressaient sur leurs pattes, battaient de l’aile, s’élançaient droit sur l’étable, en poussant des cris affreux.

D’autres fois, la tante Norine revenait dans la journée, et quand sa nièce, qui lui en imposait un peu, n’était point là, elle entamait des conversations grivoises qui faisaient bouillir l’eau claire de ses yeux ; stupéfié, Jacques apprenait que l’oncle se conduisait en héros, paladinait tous les soirs, et il demeurait atterré, alors que la vieille disait, en prenant des mines évaporées et contrites : Puis que c’est ben bon, hein, mon homme ?

Jacques sentait les pâles instincts charnels qui se réveillaient de temps en temps en lui s’évanouir ; il s’éprenait même d’un immense dégoût pour ces ridicules secousses qu’il ne pouvait plus s’imaginer sans qu’aussitôt l’abominable image se levât de ces deux vieillards s’agitant sous leur bonnet de coton, et dormant à la fin, repus dans leurs ordures.

Il commençait d’ailleurs à se lasser de la chaumière, du vieux, de ses prouesses et de ses oies, quand l’oncle remis sur pieds, retourna aux champs. Alors, il recommença ses promenades dans le château, parvint à un tel degré d’hébétude que, pour s’occuper, il vérifia des trousseaux de clefs pendus dans un placard et les essaya dans toutes les serrures des armoires et des portes. Puis, quand l’intérêt de cette inutile tâche fut usé, il se rabattit sur le chat, jouant à cache-cache avec lui dans les couloirs, mais cette bête qui s’était d’abord amusée à ces cavalcades et à ces guets se lassa. D’ailleurs, elle semblait malade, portait l’oreille à droite, penchée de travers comme un bonnet de police, et implorait du regard, en poussant des cris. Elle finit par ne plus courir, par ne plus sauter ; mal d’aplomb sur ses pattes, elle semblait atteinte de rhumatisme dans l’arrière-train.

Louise la prit avec elle, la frictionna, la couvrit de caresses, car elle s’était attachée à ce chat qui les suivait, elle et son mari, comme un petit chien.

Elle parla de l’emporter à Paris pour le soustraire à l’humidité de cette campagne, et, de bonne foi, elle s’indigna contre Jacques qui déplorait que cet animal fùt si exorbitamment laid.

Le fait est que ce chat, maigre ainsi qu’un cent de clous, portait la tête allongée en forme de gueule de brochet et, pour comble de disgrâce, avait les lèvres noires ; il était de robe gris cendre, ondée de rouille, une robe canaille, aux poils ternes et secs. Sa queue épilée ressemblait à une ficelle munie au bout d’une petite houppe et la peau de son ventre, qui s’était sans doute décollée dans une chute, pendait telle qu’un fanon dont les poils terreux balayaient les routes.

N’étaient ses grands yeux câlins, dans l’eau verte desquels tournoyaient sans cesse des graviers d’or, il eût été, sous son pauvre et flottant pelage, un bas fils de la race des gouttières, un chat inavouable.

C’est à crever ici, se dit Jacques, lorsque cette bête refusa de jouer. Et ce qu’on est mal ! pas même un fauteuil pour s’asseoir ! impossible, comme aux bains de mer, de fumer du tabac qui ne soit pas mouillé — et ne pas même avoir envie de lire !

Il avait beau se coucher à neuf heures, la soirée ne finissait plus. Il acheta des cartes à Jutigny, s’efforça de prendre intérêt au jeu de bezigue, mais lui et sa femme se rebutèrent, après deux parties.

Un soir pourtant, il se sentit mieux disposé, plus à l’aise. Il ventait à soulever le château dont les corridors tonnaient ainsi que des bombardes et sifflaient par instants tels que des flùtes. Tout était noir ; Jacques bourra la cheminée de pommes de pins et de brindilles, et dans la gaieté des flammes qui s’épanouissaient en touffes de tulipes roses et bleues le long des fleurs de lys noires éparses sur la vieille plaque de fer, au fond de l’âtre, il but un verre de rhum et roula des cigarettes qu’il fit sécher.

Louise s’était couchée et caressait le chat étendu sur sa poitrine. Jacques assis le coude appuyé sur la table, somnolait, l’oeil perdu, la tête vague. Il se secoua, approcha les deux hautes bougies qui éclairaient avec le feu la pièce et il se prit à feuilleter quelques revues que son ami Moran lui avait envoyées de Paris, le matin même.

Un article l’intéressa et l’induisit à de longues rêveries. Quelle belle chose, se dit-il, que la science ! voilà que le professeur Selmi, de Bologne, découvre dans la putréfaction des cadavres un alcaloïde, la ptomaïne, qui se présente à l’état d’huile incolore et répand une lente mais tenace odeur d’aubépine, de musc, de seringat, de fleur d’oranger ou de rose.

Ce sont les seules senteurs qu’on ait pu trouver jusqu’ici dans ces jus d’une économie en pourriture, mais d’autres viendront sans doute ; en attendant, pour satisfaire aux postulations d’un siècle pratique qui enterre, à Ivry, les gens sans le sou à la machine et qui utilise tout, les eaux résiduaires, les fonds de tinettes, les boyaux des charognes et les vieux os, l’on pourrait convertir les cimetières en usines qui apprêteraient sur commande, pour les familles riches, des extraits concentrés d’aïeuls, des essences d’enfants, des bouquets de pères.

Ce serait ce qu’on appelle, dans le commerce, l’article fin ; mais pour les besoins des classes laborieuses qu’il ne saurait être question de négliger, l’on adjoindrait à ces officines de luxe, de puissants laboratoires dans lesquels on préparerait la fabrication des parfums en gros ; il serait, en effet, possible de les distiller avec les restes de la fosse commune que personne ne réclame ; ce serait l’art de la parfumerie établi sur de nouvelles bases, mis à la portée de tous, ce serait l’article camelote, la parfumerie pour bazar laissée à très bon prix, puisque la matière première serait abondante et ne coûterait, pour ainsi dire, que les frais de main-d’oeuvre des exhumateurs et des chimistes.

Ah ! je sais bien des femmes du peuple qui seraient heureuses d’acheter pour quelques sous des tasses entières de pommades ou des pavés de savon, à l’essence de prolétaire !

Puis quel incessant entretien du souvenir, quelle éternelle fraîcheur de la mémoire n’obtiendrait-on pas avec ces émanations sublimées de morts ! — A l’heure actuelle, lorsque de deux êtres qui s’aimèrent, l’un vient à mourir, l’autre ne peut que conserver sa photographie et, les jours de Toussaint, visiter sa tombe. Grâce à l’invention des ptomaïnes, il sera désormais permis de garder la femme qu’on adora, chez soi, dans sa poche même, à l’état volatil et spirituel, de transmuer sa bien-aimée en un flacon de sel, de la condenser à l’état de suc, de l’insérer comme une poudre dans un sachet brodé d’une douloureuse épitaphe, de la respirer, les jours de détresse, de la humer, les jours de bonheur, sur un mouchoir.

Sans compter qu’au point de vue des facéties charnelles nous serions peut-être enfin dispensés d’entendre, le moment venu, l’inévitable « appel à la mère » puisque cette dame pourrait être là, et reposer déguisée en une mouche de taffetas ou mêlée à un fard blanc, sur le sein de sa fille, alors que celle-ci se pâme, en réclamant son aide parce qu’elle est bien sûre qu’elle ne peut venir.

Ensuite, le progrès aidant, les ptomaïnes qui sont encore de redoutables toxiques, seront sans doute dans l’avenir absorbées sans aucun péril ; alors, pourquoi ne parfumerait-on pas avec leurs essences certains mets ? pourquoi n’emploierait-on pas cette huile odorante comme on se sert des essences de cannelle et d’amande, de vanille et de girofle, afin de rendre exquise la pâte de certains gâteaux ? de même que pour la parfumerie, une nouvelle voie tout à la fois économique et cordiale, s’ouvrirait pour l’art du pâtissier et du confiseur.

Enfin ces liens augustes de la famille que ces misérables temps d’irrespect desserrent et relâchent, pourraient être certainement affermis et renoués par les ptomaïnes. Il y aurait, grâce à elles, comme un rapprochement frileux d’affection, comme un coude à coude de tendresse toujours vive. Sans cesse, elles susciteraient l’instant propice pour rappeler la vie des défunts et la citer en exemple à leurs enfants dont la gourmandise maintiendra la parfaite lucidité du souvenir.

Ainsi, le Jour des Morts, le soir dans la petite salle à manger meublée d’un buffet en bois pâle, plaqué de baguettes noires, sous la lueur de la lampe rabattue sur la table par un abat-jour, la famille est assise. La mère une brave femme, le père caissier dans une maison de commerce ou dans une banque, l’enfant tout jeune encore, récemment libéré des coqueluches et des gourmes ; maté par la menace d’être privé de dessert, le mioche a enfin consenti à ne pas tapoter sa soupe avec une cuiller, à manger sa viande avec un peu de pain.

Il regarde, immobile, ses parents recueillis et muets. La bonne entre, apporte une crème aux ptomaînes. Le matin, la mère a respectueusement tiré du secrétaire Empire, en acajou, orné d’une serrure en trèfle, la fiole bouchée à l’émeri qui contient le précieux liquide extrait des viscères décomposés de l’aïeul. Avec un compte-gouttes, elle-même a instillé quelques larmes de ce parfum qui aromatise maintenant la crème.

Les yeux de l’enfant brillent ; mais il doit, en attendant qu’on le serve, écouter les éloges du vieillard qui lui a peut-être légué avec certains traits de physionomie, ce goût posthume de rose dont il va se repaître.

— Ah ! c’était un homme de sens rassis, un homme franc du collier et sage, que grand-papa Jules ! Il était venu en sabots à Paris et il avait toujours mis de côté, alors même qu’il ne gagnait que cent francs par mois. Ce n’est pas lui qui eût prêté de l’argent sans intérêts et sans caution ! pas si bête ; les affaires avant tout, donnant, donnant ; et puis, quel respect il témoignait aux gens riches ! — ainsi, est-il mort révéré de ses enfants, auxquels il laisse des placements de père de famille, des valeurs sûres !

— Tu te le rappelles, grand-père, mon chéri !

— Nan, nan, grand-père, crie le gosse qui se barbouille de crème ancestrale les joues et le nez.

— Et ta grand’mère, tu te la rappelles aussi, mon mignon ?

L’enfant réfléchit. Le jour de l’anniversaire du décès de cette bonne dame, l’on prépare un gâteau de riz que l’on parfume avec l’essence corporelle de la défunte qui, par un singulier phénomène, sentait le tabac à priser lorsqu’elle vivait et qui embaume la fleur d’oranger, depuis sa mort.

— Nan, nan, aussi grand’mère, s’écrie l’enfant.

— Et lequel tu aimais le mieux, dis, de ta grand maman ou de ton grand papa ?

Comme tous les mioches qui préfèrent ce qu’ils n’ont pas à ce qu’ils touchent, l’enfant songe au lointain gâteau et avoue qu’il aime mieux son aïeule ; il retend néanmoins son assiette vers le plat du grand père.

De peur qu’il n’ait une indigestion d’amour filial, la prévoyante mère fait enlever la crème.

Quelle délicieuse et touchante scène de famille, se dit Jacques, en se frottant les yeux. Et il se demanda, dans l’état de cervelle où il se trouvait, s’il n’avait pas rêvé, en somnolant, le nez sur la revue dont le feuilleton scientifique relatait la découverte des ptomaïnes.




X

Il montait à tâtons, le lendemain, dans les ténèbres, suivant la spirale d’un escalier en pas de vis. Soudain, dans un jet de lumière bleuâtre, il aperçut un homme, tout en longueur, debout, enveloppé d’une houppelande de ce vert spécial au parmesan, anisée, en guise de boutons, de grains roses, très serrée à la taille, s’évasant derrière le dos, formant un vertugadin filigrané d’une cannetille métallique, peinte au minium.

Au dessus de cet entonnoir échancré du devant, laissant passer deux brefs tétons nus, aux bouts enfermés dans des dés à coudre, jaillissait un cou à soufflets, tuyauté comme une manche d’accordéon, puis une tête emboîtée dans un seau hygiénique, de tôle bleue, orné d’un panache de catafalque et retenu par son anse ainsi que par une jugulaire, sous le menton.

Peu à peu, quand ses yeux eurent vidé la nuit dont ils étaient pleins, Jacques distingua la face de cet homme ; sous le front cerclé de rose par la pression du seau, deux pinceaux de poils se dressaient au dessus d’yeux agrandis par la belladone, séparés par un nez en furoncle, fécond et mûr, relié par un chenal velu à l’as de coeur d’une bouche qu’étayait la console d’un menton ponctué comme celui d’un déménageur, d’une virgule de poils roux.

Et un tic agitait ce visage monstrueux et blême, un tic qui retroussait la pointe enflammée du nez, haussait les yeux, agrippait du même coup les lèvres, remorquait la mâchoire inférieure et découvrait une pomme d’Adam granulée de picotis, de même qu’une chair déplumée de poule.

Jacques suivit cet homme dans une pièce immense, aux murs en pisé, éclairée presqu’au ras du plafond par des fenêtres en demies roues. Tout en haut, près des corniches, couraient des tuyaux d’étoffe verte, semblables à des conduits acoustiques ou aux tubes exagérés d’un éguisier énorme. Ni pavillon de palissandre pour souffler dedans, ni canule qu’on y pût joindre ; rien. Ces appareils, sans destination connue, traversaient seulement la chambre. Au-dessous d’eux pendaient à des crocs en forme de 8, des têtes de veaux, échaudées, très blanches, tirant toutes la langue à droite ; puis, fixés à de longs clous, des schapskas pistache, aux platesformes groseille et des schakos sans visières, en pots à beurre.

Dans un coin, sur un poêle de fonte, chantait une marmite de terre dont le couvercle se soulevait, en crachant de petites bulles.

L’homme plongea son bras dans la poche de sa houppelande, ramena une poignée de cristaux qui crièrent, en se concassant dans sa main, et, d’une voix tout à la fois gutturale et froide, il dit, en regardant fixement, de ses prunelles dilatées, Jacques :

— Je sème les menstrues de la terre dans ce pot où bouillotte avec les abatis d’un léporide, la venaison des légumes, le gibier du petit pois, la fève.

— Parfaitement, fit Jacques, sans sourciller. J’ai lu les anciens livres de la Kabbale, et je n’ignore point que cette expression des menstrues de la terre désigne tout bonnement le gros sel...

Alors l’homme mugit et le récipient qui le coiffait tomba. Sur un crâne piriforme emplissant jusqu’au fond le seau, apparut une masse épaisse de cheveux vermillon pareils aux crins qui garnissent, dans certains régiments de cavalerie, le casque des trompettes. Il leva, tel qu’un Buddah, l’index en l’air ; de puissants borborygmes coururent dans les serpents de laine verte qui s’allongeaient sous le plafond, les langues exaltées se promenèrent dans la gueule flétrie des veaux, en simulant le cri d’un rabot en marche, un roulement de tambour partit des schakos en pots à beurre, puis tout se tut.

Jacques pâlit. Ah ! c’était clair ; un édit inconnu, mais dont les termes étaient formels lui prescrivait de remettre, contre récépissé, sa montre entre les mains de cet homme, et cela sous peine des plus lents supplices ! Il le savait — et sa montre était restée à Lourps, pendue sur le mur, au fond du lit ! Il ouvrit la bouche pour s’excuser, pour demander un délai, pour supplier qu’on lui fit grâce — et il demeura pétrifié, sans voix, car les yeux effrayants de cet homme s’allumaient comme des lanternes de tramways, flambaient ainsi que des boules de pharmacie, éclataient enfin tels que des fanaux de transatlantiques, dans la pièce.

Il n’eut plus qu’un but, prendre la fuite, il s’élança dans l’escalier, se trouva tout à coup au fond d’un puits bouché à son sommet, mais éclairé le long de son tube par des volets repliés de bois, disposés de même que des lames de jalousies énormes.

Aucun bruit, une clarté diffuse, une lumière d’éclipse, une lueur d’aube, en octobre, par un temps de pluie.

Il regarda. En haut des échafaudages monstrueux, des poutres enlacées, enchevêtrées les unes dans les autres, enfermaient dans une inextricable cage une grosse cloche. Des échelles zigzaguaient dans ce lacis de planches, longeaient des fermes en charpente, descendaient brusquement, se cassaient, perdaient leurs barreaux, s’arrêtaient à des platesformes de madriers, puis remontaient, suspendues sans points d’appui, dans le vide.

Sans qu’il sût comment, Jacques était installé sur une sorte de dunette, près des jalousies gigantesques qu’il comprit être des abat-sons.

Je suis dans un clocher, se dit-il ; il plongea en dessous de lui ; une cuve formidable de noir dans laquelle nageaient, ainsi que des pâtes d’Italie, des étoiles, des croissants, des losanges, des coeurs phosphorescents, tout un ciel souterrain, constellé d’astres comestibles, l’épouvanta ; il regarda par les lames des abat-sons ; à des distances incalculables, il apercevait la place Saint Sulpice, déserte, avec une boîte de décrotteur près de la fontaine. Personne, si ce n’est un sergent de ville, sans képi, chauve, arborant comme un poireau sur le sommet de la tête une houppe de fil blanc. Jacques songea à réclamer son aide, à demander sa protection. Il dégringola pour le rejoindre, le long d’une échelle et pénétra dans une galerie labourée, plantée de potirons.

Tous palpitaient, se soulevaient enfiévrés, tiraient sur les tiges qui les attachaient au sol. Jacques eut l’immédiate perception qu’il voyait un champ de fesses de mongoles, un potager de derrières appartenant à la race jaune.

Il examinait les rainures profondes, bien arquées, qui s’enfonçaient dans ces sphères aux épidermes rebondis, d’un orange vif. Puis, une curiosité infâme lui vint. Il allongea la main ; mais comme découpés à l’avance par un prévoyant fruitier, les potirons s’ouvrirent, tombèrent, divisés en tranches, montrant leurs entrailles de pépins blancs disposés en grappes dans la jaune rotonde du ventre vide.

Faut-il être bête ! — et, tout à coup, sans raison, il se consterna, en songeant que des morceaux enfermés de ciel couraient sous la voûte en pierre de cette pièce ; — et une immense pitié le prit pour ces lambeaux de firmament sans doute volés et internés depuis des siècles peut-être dans cette salle. Il s’approcha d’une fenêtre pour l’ouvrir, mais un bruit de pas et de voix se fit entendre ; on me cherche, se dit-il ; le bruit se rapprochait ; distinctement, il percevait le cri de ferraille des fusils qu’on arme et des sons pesants de crosse. Il voulut se sauver, mais la porte comme bousculée par un vent furieux, craquait. Oh ! ils étaient là derrière cette porte, tels qu’il les devinait sans les avoir jamais vus, les démons qu’implore, la nuit, l’aberration des filles qui se forment, les monstres en quête de cratères nubiles, les pâles et mystérieux incubes, au sperme froid ! Du coup, il savait dans quel abominable sérail il s’était tombé, car une phrase lue jadis dans le Disquisitionum Magicarum de l’exorciste Del Rio, lui revenait têtue et nette : « Demones exerceant cum magicis sodomiam. » Avec des magiciens ! oui, ce champ de citrouilles était à n’en point douter un sabbat de sorciers, accroupis, enfoncés en terre et se démenant pour s’exhumer et la tête et le corps ! Il recula ; non, à aucun prix, il ne voulait voir les dégoûtantes effusions de ces cultures animées et de ces larves ! Il fit encore un pas en arrière, sentit le sol se dérober sous lui, se retrouva, étourdi, debout, dans la tour, au bas de la cloche.

Cette cloche marchait, mais son battant ne frappait point le métal et pourtant des sons, étranges, s’entendaient répercutés par les échos de la tour.

Il leva le nez en l’air et béa.

Une vieille femme vêtue d’un chapeau calèche, d’une camisole de nankin cailloutée de taches, d’un tablier bleu sur lequel ballottait une plaque de marchande des quatre saisons, en cuivre, de la forme d’un coeur, était assise, les jambes pendantes, sur une poutre, et il apercevait sous ses cottes relevées des cuisses énormes soigneusement comprimées dans de sévères bas à varices.

Sur une pochette de maître à danser, elle jouait, en versant de grosses larmes, l’air de « Beau grenadier que tu m’affliges » et les boudins à la reine Amélie qui tirebouchonnaient le long de ses tempes, sautaient en mesure, ainsi que ses larges pieds chaussés de souliers en drap rouge, d’enfant de choeur.

En face d’elle, se tenait assis, dans une écuelle de bois posée sur un madrier, un cul-de-jatte, coiffé d’un bassin de malade, pareil à un béret de porcelaine blanc, habillé d’un tablier de mioche en cotonnade, à raies, attaché derrière le dos, laissant libres les bras, couverts, du poignet au coude, de manchettes en percale retenues comme celles des charcutières, par de grands élastiques, d’un bleu très doux.

Et cet homme soufflait dans un pibroch, si fort, que ses yeux verts, disparaissaient, tels que des points de câpre, derrière les ballons roses portant le nom d’un magasin, formées par ses deux joues.

Jacques réfléchissait. Il était dans un clocher et c’était bien naturel, puisqu’étant dénué de pain, il avait accepté cette place de sonneur, dans une église. Ce sont sans doute mes aides, se dit-il, en contemplant les deux bizarres créatures qui tapageaient, là-haut, sur des charpentes. Mais pourquoi pleure-t-elle ainsi, poursuivit-il, en regardant les cataractes salées de larmes qui ruisselaient sur le visage désolé de la vieille ? Elle se sera disputée avec son mari, ce cul de jatte, peut-être. Cette explication le satisfit. Puis il sauta sur une autre idée. Il ne doit pas y avoir d’eau dans cette tour, comment pourrai-je m’y installer ? Au fait, la vieille consentira sans doute, moyennant une brève redevance, à monter des seaux, voyons-la ; il voulut la rejoindre, s’aventura sur un madrier, mais effaré par le vide, il fléchit, la gorge contractée, le front mouillé de sueur. Il n’osait plus ni avancer, ni reculer ; ses jambes flottaient, il tomba à quatre pattes, se mit à cheval sur la poutre qu’il étreignit furieusement de ses deux jambes et il ferma les yeux, car sa tête tournait ; mais l’angoisse les fit rouvrir ; lentement, la poutre glissait comme savonnée, entre ses cuisses. Il la vit diminuer, il sentit le bout fuir sous son ventre, poussa un cri, battit l’air de ses bras, s’abîma dans le gouffre.

Puis, dans la rue Honoré-Chevalier qu’il arpentait, il se frappa le front. Et ma canne ? se dit-il. Au moment où il se trouvait, cet événement insignifiant prenait une importance énorme. Il savait d’une façon péremptoire que sa vie, que sa vie entière, dépendait de cette canne. Il tourna, affolé, sur lui-même, revint sur ses pas, courut d’un trottoir à l’autre, sans pouvoir réunir deux idées sûres ? mais je l’avais tout à l’heure ! — Mon Dieu ! mon Dieu ! où l’ai-je perdue ? Ah !... une certitude absolue s’imposait soudain. C’était là, derrière cette porte cochère entrebâillée, là, dans une cour où il n’était jamais venu, qu’était sa canne !

Il pénétra dans une sorte de puisard. Pas un chat, mais un air peuplé de ténèbres habitées, empli d’invisibles corps. Il comprit qu’il était entouré, épié. Que faire ? et voilà que maintenant la cour s’éclairait et que le grand mur du fond, appuyé sur une maison voisine, se muait en une immense paroi de verre, derrière laquelle clapotait une masse turbulente d’eau.

Un coup sec, analogue à celui que frappent ces petites machines qui timbrent les tickets dans les bureaux de chemins de fer ou dans les omnibus, retentit. Ce bruit partait du mur éclairé, en bas. Jacques scrutait le sol, quand au ras des pavés, derrière la cloison de verre, une tête surgit dans l’eau, une tête renversée de femme qui monta, d’un mouvement saccadé, lent.

Le cou émergea à son tour, puis des seins menus, aux boutons rigides, puis tout un torse ferme un peu fripé sous le flanc, enfin une jambe soulevée, cachant à demi le ventre qui palpitait, petit et renflé, un ventre aux chairs lisses, encore épargnées par les dégâts des couches.

Et en même temps qu’elle, montaient accrochés dans sa hanche, les becs en fer d’un formidable cric. Ces becs mordaient sa peau qui saignait, et l’eau troublée se piquait de pois rouges. Jacques chercha la figure de cette femme, la vit, d’une beauté solennelle et tragique, altière et douce ; mais, presqu’aussitôt, une souffrance indicible, une torture silencieuse, résolue, moira sa pâle face dont la bouche défiait, avec un sourire langoureux et barbare, d’une volupté atroce.

Il fut secoué, remué dans ses entrailles, s’élança pour secourir cette malheureuse, entendit subitement, derrière la cloison de verre, deux coups secs, comme le choc de deux billes sautant sur un corps dur. Et les yeux de la femme, ses yeux bleus et fixes avaient disparu. Il ne restait plus, à leur place, que deux creux rouges qui flambaient, tels que des brûlots, dans l’eau verte. Et ces yeux renaissaient, immobiles et se détachaient et rebondissaient, ainsi que de petites balles sans que l’onde traversée amortît leur son. Alternativement, de ce douloureux et doux visage, des trous cramoisis et des prunelles bleues tombaient, dans cette Seine en hauteur, au fond d’une cour.

Ah ! ces successions de regards azurés et d’orbites noyées de sang étaient affreuses ! Il pantelait devant cette créature, splendide alors qu’elle demeurait intacte, effroyable dès que ses yeux décollés fuyaient. L’horreur de cette beauté constamment interrompue et qui avoisinait la plus épouvantable des laideurs, avec ses godets de pourpre et ses lèvres qui, sans dévier d’un pli, devenaient dès que l’équilibre de la face se perdait, hideuses, était sans nom. Alors, Jacques eût voulu s’échapper, mais aussitôt que les prunelles rayonnaient en place, il voulait se jeter sur cette femme, l’emporter, la sauver des invisibles mains qui la suppliciaient, et il restait là, hagard, tandis que la femme montait, montait, soutenue par ce cric qui s’enfonçait dans sa hanche, et la becquetait plus profondément à mesure qu’elle s’élevait.

Elle finit par atteindre le haut du mur et apparut, ruisselante, à l’air, au dessus des toits, dans la nuit, montrant ainsi qu’une noyée son flanc crevé par des fers de gaffe.

Jacques ferma les yeux ; des râles de détresse, des sanglots de compassion, des cris de pitié l’étouffaient ; une terreur intense lui glaçait les moelles, lui cassait les jambes.

Il regarda, malgré lui, faillit s’inanimer, tomber à la renverse.

La femme était maintenant assise sur le rebord de l’une des tours de Saint Sulpice ; mais quelle femme ! une guenippe sordide, qui riait d’une façon crapuleuse et goguenarde, un torchon coiffé en paquet d’échalotes sur le haut de la tête, les cheveux en flammes sur le front, les yeux liquides, capotés de bourses, le nez sans racine, écrasé du bout, la gueule gâchée, dépeuplée sur l’avant, cariée sur l’arrière, barrée comme celle d’un clown, de deux traits de sang.

Elle tenait tout à la fois de la fille à soldats et de la rempailleuse et elle rigolait, tapait du talon la tour, faisait de l’oeil au ciel, tendait, au dessus de la place, les besaces de ses vieux seins, les volets mal clos de sa bedaine, les outres rugueuses de ses vastes cuisses entre lesquelles s’épanouissait la touffe sèche d’un varech à matelas ignoble !

Qu’est-cela ? se demanda Jacques effaré. Puis, il se remit, tenta de se raisonner, parvint à se persuader que cette tour était un puits, un puits se dressant en l’air au lieu de s’enfoncer dans le sol, mais enfin un puits ; un seau de bois cerclé de fer posé sur la margelle l’attestait du reste ; alors tout s’expliquait ; cette abominable gaupe, c’était la Vérité.

Comme elle était avachie ! il est vrai que les hommes se la repassent depuis tant de siècles ! au fait, quoi d’étonnant ? la Vérité n’est-elle pas la grande Roulure de l’esprit, la grande Traînée de l’âme ? Dieu seul en effet sait si, depuis la genèse, celle-là s’est bruyamment galvaudée avec les premiers venus ! artistes et papes, cambrousiers et rois, tous l’avaient possédée et chacun avait acquis l’assurance qu’il la détenait à soi seul et fournissait, au moindre doute, des arguments sans réplique, des preuves irréfutables, décisives.

Surnaturelle pour les uns, terrestre pour les autres, elle semait indifféremment la conviction dans la Mésopotamie des âmes élevées et dans la Sologne spirituelle des idiots ; elle caressait chacun, suivant son tempérament, suivant ses illusions et ses manies, suivant son âge, s’offrait à sa concupiscence de certitude, dans toutes les postures, sur toutes les faces, au choix.

Il n’y a pas à dire, elle a l’air faux comme un jeton, conclut Jacques.

— Que t’es donc bête ! fit une voix de rogomme. Il se retourna, vit un cocher de l’Urbaine, enveloppé dans un carrick gris, à trois collets, avec son fouet passé autour du col.

— Tu la reconnais donc pas ! mais c’est la fille à la mère Eustache !

Jacques, surpris, ne répondait point. Alors et bien qu’il fût de mine patriarcale, ce cocher vociféra d’affreux blasphèmes, puis, comme pris de démence, sauta à cloche-pied et cracha de la sauce tomate dans le mortier d’un Président de Cour qui se trouvait par terre, là, et, délibérément, les manches retroussées, il se rua, les poings en avant, sur Jacques qui se réveilla, en sursaut, dans son lit, fourbu, mourant, trempé de sueur.


(à finir) J.-K. HUYSMANS